Pérou et Bolivie

Là-haut
Septembre 2017
4 semaines
1

Les réveils nocturnes et le sommeil qui s'achève avec un sac sur le dos face à un panneau lumineux bardé de destinations exotiques. Les sièges alignés, reliés comme les vertèbres d'un squelette exposé dans des halles gigantesques inondées de lumières. Le peuple de l'errance aux langages multiples poussant des valises à roulettes, levant des yeux lourds de fatigue et d'excitation vers des horaires de vols, des portes d'embarquement. Le douanier soupçonneux, le nez en l'air dressé à humer la fraude, l'oreille élevée dans la religion de l'alarme sonore qui l'autorisera à faire passer n'importe quel quidam une seconde fois entre ses mains expertes.Les attentes, le décompte minutieux des avions qui décollent. Les mauvais cafés solubles, ces heures, ces minutes impatientes qui refusent d'avancer. Jusqu'à devenir enfin l'élu, parmi ceux qui embarquent.Les voisins voyageurs. Ceux qui palissent au décollage et ceux qui entament leur premier film sans savoir qu'ils sont déjà à 10000 mètres d'altitude. Tous unis dans la même boîte métallique. Les repas industriels suspects, la climatisation qui finit d'achever toute muqueuse encore vivante. Les turbulences aériennes et le voisin qui tente à tout prix de calmer la houle dans son verre de vin. Celui qui prie une dernière fois encore, si près du ciel, sait-on jamais... Le retour au calme, les lumières tamisées, une couverture sur les épaules, les yeux clos et le ronronnement désormais familier des gigantesques réacteurs. Voler en dormant, rêve Icaresque.

Et on s'habitue, on s'adapte aux changements sans sourciller, survolant les continents, enjambant un océan, sautant les latitudes, balayant les longitudes. Plus rien ne nous étonne. Etrange faculté d'adaptation du genre humain....Puis vient la porte de verre, la dernière après presque vingt-quatre heures d'aérogares, de Boeing, d'Airbus, de grand chambardement.

On ne s'habitue pas à ce moment. Du moins, ne le souhaitons nous pas. Au-delà de cette porte en verre, notre imagination et nos lectures nous font miroiter l'empire Inca, les indiens Quechua, les guérilleros du sentier lumineux, des pluies de cacao crus tombant drues sur des temples en or nichés au sommet de montagnes inaccessibles. Au-delà de cette porte en verre, la raison parie sur des hordes de Taxi-Mans nous hélant et nous poussant dans des voitures hors d'âge, la pollution, le ciel plombé sur les quartiers gris de banlieues pourries et surpeuplées de Lima.

Il y a certainement un peu de tout cela, différentes teintes, plus nuancées aussi peut-être.Au delà de cette porte en verre, il y a ce que nous ne savons pas encore et que nous voulons à toute force apprendre.Bruit feutré des pans de verres qui s'ouvrent devant nous. Derrière, le confort rassurant de l'aéroport. Premiers pas dans la rue. Surtout ne jamais s'habituer à ce moment afin de pouvoir le savourer peut-être encore une prochaine fois.

A cet instant précis, le titre de l'oeuvre de Bruce Chatwin tourne en boucle dans nos têtes malmenées par l'absence de sommeil : " Qu'est-ce que je fais là ?

"Lima, Pérou, Amérique du Sud, il est 17h00. En face, c'est l'océan Pacifique. On recommence !

2


Santa Catalina d'Arequipa, c'est d'abord un couvent dominicain du 16ėme siècle. On y place alors les filles cadettes des bonnes familles de la colonie espagnole. Elle ne fouleront plus jamais le sol de la cité extérieure. En l'échange d'une dot conséquente, on leur accorde le droit de vivre presque comme le reste du monde, d'organiser même des réceptions.

Jusqu'à 170 nonnes d'exceptions y vivront ensemble, accompagnées de près de 200 servantes, esclaves africaines victimes du doigt de Dieu. En quelques décennies et pour les siècles qui suivent, Santa Catalina se transforme en une petite ville avec ses rues, ses cuisines, ses maisons, ses appartements, ses jardins, sa fontaine, ses places...une cité presque autonome reliée au reste du monde par des parloirs aux doubles panneaux de bois pour ne pas toucher ni voir distinctement.



Fin 19ėme, l'Église viendra sonner la fin de la récréation en interdisant ces privilèges. La prison dorée rentre dans les ordres, dortoir commun et vie ascétique.

Pour nous, il subsiste de cette histoire, une longue promenade silencieuse dans les ruelles et les placettes colorées à l'abri du bruit et des regards de la cité. Déambulant de cuisines noircies par des siècles de feu de cheminée en patios d'un bleu intense évoquant les jardins Majorelles du Maroc, de la blancheur des murs de pierres de laves aux arcades rouges delavées. Les ombres et une lumière crue aveuglante finissent d'achever un tableau graphique sublime et émouvant.

Au-delà des lourds remparts on aperçoit le volcan Misti, version andine du mont Fuji. Le ciel est d'une rare pureté. Les nonnes ont disparu. Dieu, lui, traîne sans doute encore dans les ruelles...


3


̂Contempler un lever de soleil perché sur les hauteurs de l'ancienne capitale Inca, Cusco. Parcourir 6 heures de pistes et de routes de montagnes dans un minibus. Passer les villages agricoles des plaines des hauts plateaux. Cette femme aux habits colorés travaillant dans un champ ; cet homme faisant sécher des briques de terres pour la construction de sa maison.

Manger une banane en regardant les trains passer lors d'une pause. Franchir un col à 4300 mètres d'altitude et redescendre à tombeau ouvert dans la vallée. Voir ce camion arriver en face de nous au détour d'un virage, entendre le cri du chauffeur, entendre le coeur battant des 15 passagers s'arrêter net. ...Le rire du chauffeur, un signe de croix..., entendre la vie reprendre sa route. Ne pas ralentir en roulant dans les torrents de montagnes débordant sur la route et sauter dans les flaques. Sentir la roue du bus frôler un vide abyssal sur des chemins de poussières. Se laisser subjuguer par la montagne qui fait oublier toute les peurs.

Assis sur le trottoir d'un village à 1400 mètres d'altitude, manger des gâteaux à la coca en regardant les bananiers pousser. Déjeuner d'un morceau de fromage et d'une tomate, le regard perdu dans un torrent de montagne.



Marcher trois heures en forêt le long d'une voie ferrée. Jouer les équilibristes sur les poutrelles de ponts dévorés par la rouille. Se casser les chevilles sur les pierres du ballast. Un papillon géant, des fleurs du paradis, des bananier sauvages, des rêves amazoniens anéantis par le sifflet du train nous exhortant à dégager des rails.



Contempler un coucher de soleil dans un bout du monde à Aqua Calientes, encaissé entre deux pans de montagnes. Dernière étape avant le Machu Picchu.

Se coucher dans un lit encore inconnu ce matin. Penser qu'il y avait peut-être un bon programme à la télévision aujourd'hui et qu'on aurait peut-être dû rester sur le canapé.

Après réflexion, penser à ne jamais consulter le programme télévision et continuer à n'avoir rien de mieux à faire...


4
5


Après quelques jours passés dans un nouveau pays, le voyage vous façonne rapidement une nouvelle identité et l'on sent ce changement opérer un peu plus chaque jour, comme un venin distillé dans le corps et l'esprit. Le nomadisme oblige à un apprentissage intensif et accéléré. Nous quittons sans brutalité nos habits et nos codes de vie occidentaux pour revêtir naturellement, un peu plus chaque jour, ceux de notre pays d'accueil. Nos terrains d'exploration s'élargissent.



Nous avons quitté les centres villes pour les villages, troqué les restaurants pour les tabourets des marchés, oublié les bus touristiques pour des lignes nettement moins académiques.

Nous prenons les renseignements pour nous diriger auprès des vendeurs sur les marchés ou dans les échoppes, sautons de colectivos en moto-taxis, déjeunons d'un avocat et d'un bout de fromage sur la place d'une église, prenons un autre colectivos pour un village perdu sur un plateau de montagne pour renégocier encore un tronçon de piste de latérite avec un taxi illégal.



Nous redescendons ensuite plusieurs heures à pied jusqu'à la vallée en traversant des hameaux isolés, en saluant et en étant salué. Nous ne croisons pratiquement plus de touristes étrangers hormis sur les lieux de visite. La poussière ocre des pistes colore nos chaussures, nos cerveaux se diluent dans le mouvement permanent. Nos jambes ne redoutent plus qu'une chose, l'immobilité.

Dans le bus qui rejoint Pisac, notre dernière halte de la journée, nous contemplons le soleil se coucher sur les montagnes de la Vallée Sacrée Inca. Le gamin qui s'occupe de la porte du car, hèle les passants à chaque arrêt, des enfants se chamaillent dans la travée tandis qu'une femme devant nous, resserre le châle multicolore qui tient son enfant. Dehors, il y a la vie qui troque, qui vend, qui hurle et qui rit. Les fenêtres ouvertes laissent les derniers rayons de soleil et les premiers frimas de la soirée toucher nos visages. Déjà 13 heures que nous sommes levés depuis ce matin.



Nous arriverons sans doute de nuit à destination, cela ne nous inquiète plus, étonnamment. Dans la pénombre et le chaos de la route abimée nous comptons péniblement nos sous pour payer le gamin à la sortie du bus. Le poste de musique libère une musique andine à la mode. Nos pieds battent la mesure.

Immanquablement, quelque chose de Sud Américain s'immisce tranquillement en nous.

Et nous aimons profondément cela.


6


Aujourd'hui, c'est samedi. Et c'est repos.



...Non, c'est une blague !On se mangerait bien INCAramel ou INCAmenbert, non ?" Jean, tu parles Quechua maintenant ? '" je ne sais pas, Sandrine, ça m'est venu comme ça en haut du temple Inca "" c'est INCAsi miracle, Jean ! mais tu devrais peut-être mette INCAtaplasme pour éviter INCA plus grave "Bonne journée

P.S. Attention l'altitude peut provoquer parfois des troubles inattendus qui se résorberont avec le temps...en principe...


7


Nous savions en mettant le pied sur l'île que nous prenions un risque. Nous savions que nous serions emporté par la vague du tourisme de masse, qu'aucun de ses travers ne nous serait épargné. Les temps d'attente au milieu de plus d'occidentaux que de péruviens, les ventes forcées de souvenirs avec mention " fait sur place " mais importé depuis le pays voisin bolivien, les explications grotesques pour cerveau decérébré avide de réaliser deux uniques choses essentielles : acheter un souvenir très cher et faire un selfie pas beau. Nous savions aussi le chef de l'île en survêtement se déguisant en vitesse en indien Uros à notre arrivée. Bref, nous savions tout le pire, tout ce que nous abhorrons et pourtant, nous avons mis les doigts dans la confiture...Et nous avons eu le droit à cela, à tout ce qui transforme un touriste curieux avide de savoir en un porte monnaie géant et à tout ce qui réduit un aimable habitant de cette terre désireux de montrer son beau pays en un triste sire louchant sur le porte monnaie du premier.

Alors que reste-il des îles Uros après cette description de parc d'animation nauséabond ?



Il reste nos pas s'enfonçant de manière souple et légère sur un tapis de roseaux flottant au beau milieu du lac Titicaca. Il reste l'odeur du foin et de la paille mêlé à l'humidité de l'eau. Il reste cette sensation forte de flotter sur l'eau, entourés de monts arides, à 3800 mètres d'altitude sur un lac mythique.

Et pour ces beaux moments, cela valait bien la peine de mettre le doigt dans la confiture.



Plus tard, afin peut être de conjurer le sort, nous sommes partis manger quelque chose au marché centrale de Puno. Il y avait d'aimables péruviens, souriant en nous voyant découvrir leurs plats et deux touristes curieux au milieu de la foule bigarrée.

On remettait les doigts dedans mais ce pot de confiture n'avait pas la même saveur.


8


Lorsqu'au Pérou, nous interrogions Hugo, un jeune voyageur, sur La Paz, il nous répondit : " Quand on arrive là-bas et que l'on voit la ville, on se dit seulement : Pourquoi ? "

Un jour de passé à La Paz. La frontière est franchie, la Bolivie, le Tibet Andin, dit-on, nous bombarde de superlatifs.

Plus haut, plus froid, plus instable, plus pauvre, plus, plus, plus, mas, mas, mas...Et La Paz n'y manque pas non plus.



Capitale la plus haute du monde, la plus en pente, la plus bruyante, la plus animée, la plus polluée, la plus anarchique...mas, mas, mas...La Paz, capitale sans monuments ni places emblématiques.

La Paz, ville indienne Aymara de briques inachevée, dévorant des pans de montagnes entiers, entourée de sommets enneigés de plus de 6000 mètres.

La Paz, qui nous enlace, qui nous étouffe avec son manque d'oxygène, avec ses gaz d'échappement émanant de voitures poussives hurlant sur les pentes trop raides de la ville.



La Paz, ses marchés de rues les plus étendus, les plus jamais vus.La Paz, ses Cholitas, ses cireurs de chaussures, ses vendeurs ambulants, mas, mas, mas...

La Paz, c'était un mercredi, entre plus de pluie et plus de soleil, plus de vent et plus de coup de chaud...nous sommes conquis, nous sommes stupéfaits, nous sommes abasourdis, nous sommes émus, et plus, plus, plus, y mas, mas, mas...

Sur le mont Kilikili, à plus de 4000 mètres d'altitude, en regardant le soleil se coucher sur la cité, nous repensons à Hugo.



Si un jour nous le recroisons sur la terre, nous lui dirons que lorsque nous avons contemplé La Paz, nous aussi avons pensé : " Mais pourquoi ? "


9


C'est d'abord l'immensité qui frappe au premier regard. Lancé à plus de cent kilomètres heures sur cette terre aride, notre 4x4 ne suit plus aucune piste. Seul l'azimut guide. Et cette montagne que l'on distingue à l'horizon, qui nous semble pourtant à une portée de roues mettra sans doute en réalité une journée avant d'être atteinte.



Nous naviguons à vue dans le désert.

Ensuite c'est la blancheur à laquelle nos yeux ne s'habituent pas qui devient obsession. Où que le regard porte, nos pupilles se rétractent et tentent de résister piteusement à un brûlant éblouissement. Et notre peau séchée par le vent et le soleil opère une mue étrange jusqu'à former des centaines de polygones identiques à ceux laissés par le sel sur le sol. Sous nos pas, la surface dure et cristalline craquèle à peine et notre passage ne laisse aucune empreinte. On peut marcher des heures, courrir des kilomètres sans arriver nulle part.



Nous marchons sans but dans le désert de sel.

Enfin c'est le silence qui apaise et s'impose. Et bien que sept amis composent notre équipage franco-bolivien, il est aisé de voir défiler devant nos yeux d'illustres ermites, chantres éternels du désert tels que Charles de Foucault ou Théodore Monod.Attablés autour d'un repas commun composé de quinoa, d'un morceau de viande, de quelques légumes vert, et même si nos compagnons se sont tous vite pris d'affection les uns pour les autres, c'est le silence qui s'impose. Le silence, les regards et quelques sourires complices.



Installé au pied du volcan Tahua aux teintes oxydées, notre caravane, isolée du brouhaha du reste du monde s'invente un ermitage éphémère.7 personnes déjeunent seules dans le désert de sel d'Uyuni.

Certains verront dans tant de beauté et de majesté, la signature d'un grand architecte divin, d'autres souligneront la création folle d'une nature balisée et rationalisée par la géographie et la géologie. D'aucuns enfin remercieront la Pachamama d'avoir donné aux hommes du sel afin de subvenir à leurs besoins. Nous voulons bien croire en tout, pourvu que l'on nous laisse encore un instant, nous émerveiller des ombres des nuages courrant sur la mer de sel.

Nous sommes une simple poussière posée un instant sur une pierre précieuse sertie dans une corolle de montagnes et de volcans.



Nous sommes dans le " Salar De Uyuni ".

Le soir, le vent glacial des Andes nous aura balayé le temps d'un coucher de soleil.

Le désert blanc nous a déjà oublié. Ce ne sera plus jamais le cas pour nous.

Nous sommes gravés au sel d'Uyuni.


10


La légende raconte que l'indien Huallpa, en 1545, découvrit de l'argent sur la montagne Sumaj Orcko. Les espagnols l'apprennent et l'histoire s'emballe. Potosi s'invente une nouvelle histoire. Sumaj Orcko ( " la plus belle montagne " en Quechua ) devient la Cerro Rico ( " la montagne riche " en espagnol... ). Et ce sont des tonnes d'argent transformées en pièces de monnaie, frappées à Potosi à 4000 mètres d'altitudes, qui vont inonder l'espagne. Par le biais du commerce européen, ce sont toutes les économies, hollandaise, française, britannique qui en profitent.



A Potosi, les indiens vivent et meurent dans la mine pour satisfaire l'appétit colonial. La plus belle montagne devient un enfer. La consommation de coca devient obligatoire car contrôlée par les espagnols et surtout parce que ces derniers se sont rendus compte qu'elle permettait aux indiens de rester plus longtemps sous terre. A force de mourir trop vite, la main d'oeuvre indienne sera épaulée par leurs camarades de misère africains.



Commerce triangulaire, début de la mondialisation, rien n'échappe à Potosi. Une ville coloniale aux beaux palais européens dans le centre, une ville minière qui aurait pu inspirée Zola en périphérie.1825, Simon Bolivar libère la moitié du continent Sud Américain du joug espagnol. Le Haut Pérou devient la Bolivie en hommage au libérateur. Le filon du Cerro Rico est pratiquement épuisé. Reste une tradition ouvrière et contestataire qui fera de Potosi, avec La Paz, un haut foyer révolutionnaire, et de la Bolivie, le pays qui connaîtra le plus de révolutions au monde, 193 coups d'état sur une période de 157 ans.

1967, Ernesto Guevara, dit le " Che ", auréolée de sa victoire cubaine avec Fidel Castro, rêve d'exporter la révolution sur tout le continent en démarrant le combat, évidemment, dans la région de Potosi. Le foyer de guérilla qu'il tente d'allumer, après 11 mois d'effort passé à parcourir les montagnes et à convaincre entre autres les mineurs de Potosi, se soldera par la mort de la légende, non loin de là, lors d'une embuscade tendue par l'armée régulière et orchestrée certainement par la Cia.

Clap de fin de l'histoire.

Cinquante ans plus tard, un dimanche sur la place de Potosi, les mineurs ont posé les bâtons de dynamite pour se rendre à l'Église puis au match de foot. La mondialisation continue sa route. Plus tard les mineurs reprendront le chemin de la mine, une boule de feuille de coca dans la bouche, la suie dans les poumons, en attendant la prochaine contestation, la prochaine révolution.

Ce même jour, deux voyageurs quittent Potosi et montent dans un car en partance pour Sucre.L"histoire continue...


11


Sucre est une ville qui ressemble à son nom.

Comme un fait exprès, la capitale constitutionnelle de la Bolivie qui porte le patronyme du lieutenant et ami du libérateur Simon Bolivar, est la ville de la douceur de vivre et du temps qui s'écoule paisiblement.

Campée sous la barre des 3000 mètres d'altitude, c'est à dire presqu'au niveau de la mer lorsqu'on descend de l'altiplano, Sucre vous prend immédiatement dans ses bras pour ne plus vous lâcher. On passe alors ses journées à déambuler au milieu de rues aveuglantes où le soleil se mire sur les murs chaulés des anciens palais coloniaux.



Et aux heures où l'astre s'acharne aux dessus des têtes nues, on se réfugie à l'ombre de patios cachés au coeur de musées tombant en décrépitude. Les gardiens y sursautent en vous voyant puis s'agitent furieusement en cherchant le carnet à souche des billets d'entrées, trop heureux d'exercer enfin un si sérieux métier. La visite achevée, on traverse la rue toujours bruyante et encore brûlante pour se jeter dans une église entrouverte. Et dans la pénombre, on se plait à contempler en silence les dorures exubérantes du choeur baroque. On regarde, indiscret, cette dame qui se signe et s'agenouille devant la vierge de Guadalupe. Pragmatique, on se félicite aussi que la maison de Dieu soit si bien climatisée et insonorisée, luxe et volupté des bienheureux.



Plus tard aux heures tièdes, la jeunesse en uniforme aux couleurs de chaque école s'éparpille et s'agite dans une joyeuse et insouciante atmosphère estudiantine. Elle s'empare de la place des armes, piaille et courtise, court et s'enflamme, envahit les épiceries et exécute sans aucune pitié toutes sucreries passant à sa hauteur. Il y a des massacres enthousiastes, des révolutions joyeuses que l'on ne se lasse pas de contempler.



Quand l'ombre sur le cadran solaire tend à se dissiper, on monte enfin sur les hauteurs de la ville. S'offre à nous le spectacle classique mais toujours saisissant du soleil se dérobant derrière le relief andin. Les artères toutes martiales, les toits de tuile, les clochers et les palais de la cité rosissent, rougissent et tombent en pamoison devant ce spectacle pourtant mille fois rejoué.

Sucre se tait enfin et s'éteint. Jusqu'au lendemain où tout recommence pour à nouveau vous enlacer, vous étreindre et vous retenir un jour encore.

Sucre est une ensorceleuse qui stoppe net les élans de voyageurs sur leur route. Mais Sucre est honnête car c'est la ville qui par son nom, annonce ce qui arrivera à quiconque s'y arrêtera.


12


Entendre son coeur battre fort, entendre son souffle s'échapper dans les airs, entendre ses pas s'enfoncer dans la neige.

Sentir le soleil brûler son visage, sentir le vent assécher sa peau, sentir la neige dans ses mains.



Voir La Paz au loin, tout au fond du tableau, voir les lacs multicolores plus bas dans la plaine, voir le sommet mettre du temps à s'approcher de soi.

Nous ne serons jamais des alpinistes et ce sommet de 6000 mètres Huayna Potosi qui se dresse face à nous requiert des compétences que nous ne possédons pas.



Ce qui est possible en revanche, c'est d'approcher presque cette altitude, c'est de ressentir presque cette altitude, c'est de contempler le paysage presque de cette altitude.



C'est ce que nous avons fait aujourd'hui. Nous sommes montés à 5435 mètres dans la cordillère royale au sommet du Chacaltaya. Les andes se sont offertes, sublimes, à notre regard. Nous avons eu une première fois le souffle coupé par le manque d'oxygène durant l'ascension. Nous avons eu le souffle coupé une seconde fois au sommet de la montagne lorsque nous avons réalisé la beauté du paysage qu'il nous était possible alors d'admirer. Ces deux souffles resteront dans nos mémoires comme un extraordinaire instant d'éternité. Nous ne sommes certes pas des alpinistes et nous ne le serons jamais.



Pourtant aujourd'hui, c'était presque comme si.

Nous étions là-haut, à 5435 mètres. Plus bas il y avait le Mont-Blanc...


13


Le van cherche à s'extraire vite du fond de la cuvette en épargnant ni la mécanique, ni les passagers. Malgré l'heure matinale, La cité connait les premiers soubresauts d'activité de la journée. Sur les hauteurs, les travailleurs du plateau d'El Alto s'engouffrent dans les colectivos et ce sont des centaines de minibus surchargés que nous croisons en sens inverse descendant au fond du chaudron de briques qu'est La Paz.



Au coeur des embouteillages, les Cholitas déambulent entre les véhicules, criant ce qu'elles ont à vendre, tendant à bout de bras des eaux sucrées multicolores dans des poches en plastique, des fruits en pagaille, des portions de repas indéfinis. Sur le bord de la route, dans les stands aux bâches bleues, des poulets déplumés, des pulls de laine, des sacs de pommes de terre, de feuilles de coca attendent preneurs. Partout, des cantines informelles servent des assiettes de soupe généreuses, cuites dans des gamelles noircies et déformées par le temps.



Lorsqu'enfin la circulation retrouve un peu de fluidité, notre van bifurque et quitte la route asphaltée. La piste la remplace pour l'heure à venir. Nos corps, comme démantibulés, gesticulent dans tous les sens, laissés à la merci des nids de poule, des dévers, des millions de pierres se jetant sous nos roues.

Autour, ce ne sont qu'étendues démesurées de prairies, pâturages sans barbelés où s'éparpillent les lamas, parsemées de temps à autres de masures paysannes en briques de terre. Au loin, les Andes nous servent de point de repères et d'objectif. Deux heures passées depuis notre départ de La Paz et notre chauffeur nous laissent à l'entrée d'une vallée. Un village ignoré du reste du monde, perdu au milieu de nulle part, tient lieu de point de départ pour notre ascension. Les pieds remplacent les roues. Nous consacrons les heures qui suivent à remonter la vallée. La piste se transforme en sentier. Le sentier disparaît pour laisser place à une pampa d'herbes drues, de ruisseaux dévalant les pentes, de tourbières spongieuses où nos pas s'enfoncent lourdement. Nous ne croisons plus que des lamas, des moutons et quelques ânes paissant, divaguant sur les pentes. Parfois un berger nous observe longuement avant de nous faire signe de la main. Le corps s'est habitué à l'altitude. Le souffle et l'ascension sont réguliers. Les lacs de montagnes s'enchaînent. Les cimes enneigées nous encerclent et nous surveillons les immenses masses de brouillard menaçant de nous engloutir tôt ou tard.Un dernier lac au pied du massif marque la fin de l'ascension pour nous. Ensuite, c'est affaire d'alpinistes.



Nous déjeunons d'un avocat, d'un morceau de fromage et d'un bout de pain, abrités derrière un rocher. Nous sommes à 4700 mètres d'altitudes, le vent est cinglant. Il laisse nos visages écarlates et nos mains douloureuses. Il neige.

Dernier regard sur le lac, sur le Mont Condoriri. Reste le chemin inverse à parcourir avant la nuit pour rejoindre La Paz.

A ce moment précis, tous les deux, minuscules piétons perdus dans l'immensité bolivienne des Andes, n'avons plus besoin de rien.


14


La légende raconte que la fille et le fils du Soleil, fondateurs de la cité Inca Cusco, seraient nés sur l'Isla Del Sol. Nos pas, dés l'accostage sur cette terre de mythologie, se sont volontiers glissés dans ceux de la rêverie.



C'est un haut rocher d"un douzaine de kilomètres baignant dans un lac si démesuré qu'il se croit mer. Et c'est dans un décor tout méditerranéen, que nous ne nous lassons pas d'explorer depuis quelques années, que nous avons cru nous promener un jour durant. Le relief accidenté et les pentes arides dévalant jusqu'à une eau d'un bleu intense et profond nous ramène en mer de Libye, là où navigue la Crête. La lumière crue, franche nous parle de la mer Egée. C'est Ulysse et ses compagnons que l'on croise alors, prisonniers d'une île où miel et abondance de plaisir brisent toute volonté de départ.



Les chemins n'en sont pas, ou plutôt sont des sentiers escarpés taillés par les troupeaux entre les buissons épineux et secs. Les insectes chantent dans la campagne et dans des champs minuscules, on aperçoit un couple de paysans occupé à labourer la terre. Il y a là toute la Provence de Giono qui s'invite désormais, une ruralité taiseuse au milieu d'espaces vallonnés sublimes, de garrigue et de cailloux.



Et puis sur le sentier des crêtes, ce sont les ânes qui parcourent l'île. Des chemins qui parfois traversent une forêt d'eucalyptus et abrite le voyageur du soleil. Il y a des airs de péninsule ibérique qui flottent ici. Don Quichotte et Sancho Panza auraient bien pu voyager sur ces chemins. Ils sont taillés pour des aventures extraordinaires, pas celles insipides que l'on vit sur le bitume. Ici nos deux héros auraient bravés dragons et enchanteurs sans jamais faillir.



L'Isla Del Sol, l'île où tout à commencé pour les Incas nous raconte que les mythes et les littératures sont universels, pourvu que l'on y prête œil et oreille.

Au loin, les neiges de la cordillère Royale nous rappellent que notre Méditerranée siège ce jour à 4000 mètres d'altitude.

Ce soir, on a envie de relire Homère, Giono et Cervantès.


15


Les couleurs du couvent d'Arequipa, le bleu du ciel de Potosi et celui du lac Titicaca, les arcs-en-ciel des drapeaux indiens et ceux des jupes des Cholitas, le blanc des cimes enneigées et l'éblouissant sel de Uyuni.



La senteur des fleurs de l'Isla Del Sol et les effluves des herbes de pampa des hauts plateaux, les odeurs des fruits du marché d'Urubamba et celles des soupes épicées d'Agua Calientes.

La douceur du soleil de Sucre et les brûlures du désert de Uyuni, les gifles du vent d'altitude du Chacaltaya, la brise sur le mont Kili Kili et un coucher de soleil sur La Paz.



Le goût de l'avocat et du fromage mélangés dans la bouche, la saveur des bananes, des papayes et des anones des vallées, celle du piment et de la truite des lacs d'en haut.

La vie nomade et le mouvement perpétuel, les godillots et les sacs à dos poussiéreux, les déménagements nocturnes et les portes des auberges fermées au petit matin.



Les bus, les vans, les avions, les triporteurs, les taxis officiels, les voitures, les taxis clandestins, les routes de montagnes, les sentiers de terre et de poussière, les routes de la mort sans parapet, sans espoir de retour en cas de chute, les pistes sans oxygène.

Nous sommes rentrés. Nous venons de rentrer et déjà tout cela nous manque terriblement. C'est ainsi. Nous sommes un peu rentrés. Encore beaucoup en Amérique du Sud. C'est ainsi.



Il y a peu, lorsque nous faisions une pause en haut du Huayna Pichu avec quelques compagnons d'ascension, nous demandions alors si l'un ou l'autre avait une idée de son prochain voyage. La question pouvait paraître absurde, chacun vivant déjà à ce moment précis une formidable aventure. Pourtant ce jour là, on entendit des noms de toutes les régions du monde s'élever dans les airs. Dans les nuages, dans les brumes du Machu Picchu, jaillissaient des promesses de pays colorés, d'aventures exaltantes, des éclats de rires francs et joyeux. Chacun savait bien qu'il recommencerait. Tant que la curiosité et l'émerveillement les porteraient, ils recommenceraient...Ce sont ainsi les derniers mots de cette histoire.

Merci à vous pour le temps consacré à voir et lire nos courriers. Tout peut maintenant passer au fond de la corbeille. Puisque désormais, ces richesses exceptionnelles sont gravées dans nos têtes. Nous étions chasseurs de trésors et c'est bien cela que nous avons trouvé.