Assis sur l'estrade dans le patio, Massoud verse un peu de thé dans la coupelle, souffle dessus et l'avale silencieusement. C'est comme cela que l'on fait en Iran, dit-il, car il ne faut pas boire le thé trop chaud. Parfois on cale aussi un sucre entre ses dents et on le fait fondre en buvant. Mina sort de la maison, apporte quelques gâteaux, du nougat d'Ispahan et s'installe avec nous sur le tapis de l'estrade. C'est grâce à Abbas que nous avons connu Massoud et Mina. Abbas, c'est celui qui nous a conduit la veille dans son taxi jaune Peugeot, depuis Kashan jusqu'à Ispahan .
Comme on avait du temps à perdre, il en avait profité pour gagner notre amitié. Nous avions alors fait une virée entre copains, échappant aux routes rectilignes pour s'engager dans des lacets de montagnes jusqu'à Abyaney, village rural de terre rouge au traditions millénaires zoroastriennes, l'ancienne religion Perse. On déjeunait le midi, de brochettes, de soupes aux poix et aux herbes inconnues dans une gargotte de bord de route. Et après quelques grands verres de dough, un lait fermenté salé aux multiples vertus, nous ressortions sous un soleil assassin, l'estomac repu. Abbas disait qu'il faisait chaud aujourd'hui. Nous disions qu'il faisait tous les jours chaud depuis notre arrivée. On voyait alors ses moustaches trembler sous l'effet du rire. Abbas disait à Sandrine d'enlever son voile. Nous reprenions la route, fenêtres grandes ouvertes.
En fin d'après-midi, Ispahan sortait du désert et comme nous n'avions aucune idée de l'endroit où nous allions dormir, Abbas nous dit que lui, en avait des idées. Il avait aussi des amis et c'est ainsi que Massoud et Mina sont rentrés dans nos vies un mercredi soir, installés sur le canapé de leur salon, nous étions invités à y boire un thé. Plus tard, Abbas faisait ses adieux, et nous repartions traîner nos guêtres dans la ville, la clé d'une maison d'Ispahan en poche. Le jour déclinait déjà doucement.
Nous avions tout le temps devant nous. La dynastie Safavide, au 17 ème siècle, fit d'Ispahan la capitale de la Perse. Naqsh-e Jahan en devint le symbole de son rayonnement. Avec 512 mètres de long et 163 de large, c'est la plus grande place du monde, après TienAnmen à Pékin. Si des parterres paysagers et une large étendue d'eau agrémentent aujourd'hui le vaste espace, des poteaux en pierre à ses extrémités rappellent que le polo, sport équestre royal est né dans ce coin du monde il y a près de 2500 ans. Avant d'etre rendue aujourd'hui à la contemplation, cette étendue connut le trépignement impatient des chevaux et les hourras des hommes, le bruit furieux des sabots et les folles cavalcades des cavaliers Persans. La place est entièrement ceinte par des arcades où l'on peut circuler à l'ombre. Au nord, il y a l'entrée principale du Bazar, royaume des échanges commerciaux. On y vend selon les quartiers, les bassines de cuivre, les pièces d'orfèvrerie, les voiles et les robes, les épices colorés et le nougat parfumé. Les allées couvertes d'arcades de briques forment un gigantesque labyrinthe protègé du soleil. Des trouées dans les toits assurent une ventilation naturelle et une lumière optimale.
A l'opposé de la place Naqsh-e Jahan, se trouve la mosquée du Shah. Ornée d'un portail majestueux et de deux minarets élancés vers le ciel, elle n'est qu'harmonie et majesté au royaume de la démesure. En tapant dans les mains au centre de la salle principale, douze échos se réverbèrent sur les parois du dôme recouvert de mosaïque. Comme les douze imams de la religion Chiite, comme le signe d'une acoustique parfaite. A l'ouest, le palais du Shah permet d'accéder à une terrasse couverte. Le regard y embrasse toute la place et l'on prend alors conscience des extravagantes mesures du lieu. Au delà, on distingue la chaîne de montagne toute proche. Enfin, à l'est, plus petite que la mosquée du Shah, Masjed-Cheikh Lotfollah joue sur sa coupole avec des nuances de teintes crèmes et roses plus pâles que les bleus et turquoises de sa consoeur mais rivalise d'esthétique et d'harmonie.
A notre retour, rituel désormais traditionnel du thé dans le patio. On apprécie l'air qui commence à rafraîchir. Mina nous montre des photos de sa famille. On écoute de la musique iranienne. On pique des fous rire quand en voulant tester une application de traduction franco farsi, pour traduire "confiture de coings", l'écran affiche avec un vulgaire aplomb de machine entêtée "poulet aux grenouilles". Nous revenons bien vite à notre système éprouvé de communication mariant le farsi, l'anglais et le français agrémentés d'indispensables mimiques théâtrales. On savoure les silences, le visage pensif de Massoud et les sourires de Mina. Massoud dit que le monde entier est le bienvenue en Iran, les français comme les chinois, les polonais comme les flamands. Il en connait beaucoup. Sa famille a l'âme nomade et est dispersée sur tout le globe, de Kuala Lumpur à Toronto en passant par Londres. En retour, Massoud et Mina ouvrent grandes leurs portes et invitent les voyageurs à partager un thé dans leur maison. Seuls les américains les laissent soucieux et ils préfèrent ne pas les inviter dans leur pays. Nous savons que demain matin, il faudra repartir. Nous prendrons un dernier thé dehors accompagné d'omelette, de melon, de nougat à la rose, de confiture de carotte et de galettes fraîches que Massoud ramènera de la boulangerie avec sa bicyclette. Ensuite, il nous mettra dans un taxi en direction de la gare de bus qu'il aura pris soin d'appeler la veille pour connaître les horaires de notre prochaine destination. Quand notre automobile démarrera, nous savons que Massoud, devant la porte de sa maison, fera un dernier salut de la main en souriant. Il aura disparu au prochain virage. Les Persans disent que la place Naqsh-e Jahan est la moitié du monde. Massoud, assis sur son tapis dans le patio de sa maison, en connaît certainement l'autre moitié.
Salut Massoud et Mina