Iran

Cartes postales d'Iran
Juin 2018
2 semaines
1


Il y a cette femme qui nous reconnaît. Dans cette carlingue d'avion qui peine à décoller, il y a cette femme et son fils que nous semblons connaître depuis longtemps. Elle nous parle de Montréal où elle vit aujourd'hui. Elle évoque Montpellier qu'elle a naguère aimé. Et puis le Louvre, où son fils à quatre ans, resta planté face une monumentale statue de pierre d'une civilisation millénaire. Lui, la vingtaine souriante, doit nous avouer qu'au guerrier et au Dieu de l'antiquité adorés de son enfance, il leurs préfère désormais le sourire insolent de Mona Lisa. Cette femme nous parle de sa famille, de sa mère qu'elle va retrouver dans son pays. Elle raconte les liens distendus comme des élastiques, usés par le temps et la distance. Mais elle invoque aussi ces fils qui ne rompent jamais vraiment et qu'il va bien falloir raccomoder, rabibocher. Elle nous parle de son pays où ne sied pas Montréal, où n'est pas non plus Montpellier. Elle s'emballe, ses yeux brillent et ses paroles enjouées résonnent et cognent contre les parois de l'avion lorsqu'il s'éveille en elle. On entendrait son coeur battre si les nôtres ne tapaient encore plus fort. Elle nous dit la beauté de cette ville qui fût capitale d'empire, les champs de rose parfumées d'un village de montagne et puis la douceur d'un bord de lac. Elle raconte les bazars colorés et les rues animées à la nuit tombée, les joyaux des musées et la simplicité du désert. Elle nous dit qu'elle est heureuse que nous soyons présents aujourd'hui pour partager ces lieux parce qu'elle se sent un peu seule en ce moment. Le tarmac de l'aéroport d'Amsterdam défile derrière le hublot. Nous sommes en mouvement. Si on demandait à des voyageurs les raisons de ces pérégrinations incessantes dans le monde, ils évoqueraient une sorte de féroce appétit qui les tiraillent, une curiosité insatiable, un ennui du quotidien aussi qui, s'ils n'y prenaient garde se transformeraient en un douteux confort. On répondrait certainement la même chose. On rajouterait le goût prononcé pour l'inutilité des voyages. Car ils ne servent en somme à rien sinon à nous condamner à vivre intensément chaque rencontre, chaque instant présent parce que nous les savons uniques. De l'émotion pure et haut de gamme en mouvement, c'est tout. Cette femme est notre première rencontre, la première signature émotionnelle de ce périple. Par delà le hublot, on ne distingue plus la terre. Notre route s'emballe déjà. Nous sommes partis. Sur la tablette du siège, est posé notre billet d'avion, comme pour se convaincre si besoin était, de notre prochaine destination. Il y est écrit ces quatre lettres qui composent le nom du pays de cette femme : I.R.A.N Un peu plus tard à l'arrivée, nous connaissons les complications occasionnées par notre absence de visa. Les nombreux iraniens passent alors la douane et nous laissent seuls dans un hall glaçant au sol de marbre rutilant face à une administration glacée qui nous questionnent, nous interrogent, nous interpellent sur les raisons de notre venue. Le panache aurait voulu que nous déclamions quelques vers de Hafez de Schiraz et affirmions être ici en quête de l'or d'un poème par exemple mais dans ces moments délicats le profil le plus bas s'impose et nous rentrons rapidement dans le rang afin d'éviter un retour prématuré vers les polders néerlandais. Une heure passée à justifier toujours, à attendre patiemment puis à expliquer encore pour se voir enfin délivrer le précieux visa.

Il est 3h00 du matin, nos sacs sont sur le dos, un tour de cadran sans dormir ne nous a toujours pas fait perdre de vue l'essentiel :

Nous avons une furieuse envie de boire un thé au safran parfumé à la rose dans un jardin à Téhéran et d'y faire notre seconde rencontre.

2


Dans le chaos et l'effervescence des capitales mondiales il est parfois déroutant pour un étranger d'y trouver rapidement sa place. Et Téhéran avec ses 9 millions d'habitants n'aurait pas dû déroger à la règle. Nous ne savions pas alors pouvoir compter sur quelques aides précieuses. Comme toutes les grandes cités, Téhéran est une ville où l'automobile a pris le pouvoir. La pollution, le bruit permanent et l'engorgement récurrent des grandes artères en est la résultante. Il faut apprendre rapidement les codes tacites de la circulation piétonne. Ainsi pour traverser un boulevard de cinq ou six voies, le seul moyen d'y arriver est de s'engager franchement en marchant doucement au milieu des véhicules et du bruit assourdissant des klaxons. On doit prendre l'habitude de se retrouver au milieu de la voie avec des voitures qui nous frôlent de part et d'autres, ne s'arrêtant jamais. Des motos viennent aussi pimenter la traversée en déboulant sans prévenir à contresens. Et même arrivés sur le trottoir, pensant être en sécurité, les deux roues s'obstinent à vous harceler en utilisant ce territoire qui ne leur est en principe pas réservé. Nous trouvons l'apaisement lorsque nous quittons les grands axes de circulations et il semble alors que même la pollution sonore ne passe la porte de ces quartiers. Les voitures sont à l'arrêt, les piétons s'autorisent à déambuler sans précaution sur la chaussée et de jeunes oliviers viennent ombrager les trottoirs.



Téhéran, c'est la ville où l'histoire récente et l'actualité se croisent sur les murs. On passe devant l'inévitable ancienne ambassade américaine où en 1979, des étudiants prirent en otages le bâtiment et ses occupants devant les yeux médusés du monde occidental. Dans ces rues, on brûle les drapeaux américains, on villipende l'occident. l'Iran avait changé de visage et le nom de Téhéran semerait désormais dans les têtes, l'inquiétude et de sombres images.



Mais Téhéran, c'est un aussi un Téhéranais dans le métro qui discute une heure durant de tout et n'importe quoi et nous quitte en disant qu'au moindre souci, nous devons appeler autour de nous et qu'il y aura toujours quelqu'un pour aider. Téhéran, c'est une Téhéranaise qui demande en français ce que nous aimons en Iran, qui parle de son métier de professeur de français à l'ambassade de Côte d'Ivoire à Téhéran et repart en nous souhaitant un grand et bon voyage. Téhéran, c'est cet iranien rencontré devant une porte close d'un musée et qui nous emmène visiter en sa compagnie une autre exposition ailleurs dans la ville. Téhéran, c'est un taxi man de mère normande qui nous hèle en pleine rue en entendant parler français. Conversation joyeuse au milieu des voitures et des innombrables taxis jaunes. Téhéran, c'est cette jeune femme qui nous extirpe du brouhaha épuisant d'une gare routière en nous accompagnant acheter des billets de bus. Puis de repartir aussi furtivement qu'elle était apparue, le temps d'un sourire et d'une main tendue. Téhéran, c'est ce nombre sidérant de femmes et d'hommes qui engagent des discussions tout au long de la journée et qui demandent toujours si nous avons besoin d'aide. Téhéran, ce sont des Téhéranaises et des Téhéranais qui nous ont guidés au quatre coin de la ville avec une bienveillance touchante pour faire de Téhéran, la ville maudite, une cité où il fait bon déambuler. Et si durant tout notre séjour, nous n'avons pas croisé d'occidentaux, nous pouvons affirmer que nous n'avons jamais été seul. Le jour où un voyageur étranger partira à la découverte de Téhéran et avouera le soir n'avoir fait aucune rencontre, ce voyageur là n'est pas encore né ou alors est un fieffé menteur.


3


Les murs d'adobe que nous longeons ce soir à Kashan, recèlent en leur coeur de paille et de terre, l'Histoire d'une grande partie de l'humanité. Nous sommes sur une des routes de la soie, à un carrefour où des Mondes accourant de partout en Orient et en Occident se sont rencontrés.



Les ruelles aux teintes terre de sienne ont vu défiler des siècles d'aventuriers, de commerçants et de nomades en quête d'ailleurs. Le plus connu des européens est bien sûr Marco Polo qui ramènera de cette région du monde, au 13 ème siècle, des tapis tissés de fils d'or et d'argent pour la Sérinissime Venise et des histoires fantastiques retranscrites dans son " Livre des merveilles " pour faire rêver l'Europe entière. Il y raconte les fabuleux caravansérail, les nomades épuisés y reprenant des forces, les chargements incroyables de ce que toute l'Asie, d'Istanbul à l'Empire du milieu, en passant par la Perse et les montagnes du Pamir pouvaient produire. Des étoffes de soie, des épices extravagantes, des perles étincelantes et des armes d'un acier plus dur que la pierre.



Le soir, dans les alcôves, on discutait de la valeur des cargaisons, on troquait les biens et aussi les histoires. On s'échangeait les nouvelles de l'Est contre celles de l'Ouest, on parlait toutes les langues et sous les hauts dômes du Bazar s'élevait et s'exprimait tout le génie nomade d'Eurasie. Marco Polo qui en fût le témoin et le narrateur n'avait rien inventé. Cette fameuse route des échanges existait depuis des siècles. Elle véhiculait déjà depuis plus de mille ans les idées, les philosophies en construction en même temps que les biens. Elle sinuait d'Empire en Royaume sans sourciller et se moquait des frontières. Elle contournait les guerres et survivait à tous les pillages. Les routes de la soie étaient multiples et ne connaîtront aucune défection jusqu'à l'avènement des routes maritimes du 16 ème siècle. En touchant la terre chaude de ces murs brûlés par le soleil, nous avons bien peu de mal à revoir ces aventures épiques. Et sous les arches colorées du Bazar, il suffit de fermer les yeux de temps à autre pour entendre les cris des marchands et le bruit des sabots. 2000 ans d'Histoire d'un sillon nomade défilent devant nos yeux. Ce soir en grimpant sur les toits de l'oasis de Kashan, c'est toute l'humanité qui tient ici conciliabule, qu'il nous est donné de contempler.


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4


Non loin de Kashan, il y a une source alimentée par les montagnes voisines. Le Shah Abbas 1er y fit construire une enceinte en terre afin de la protéger des regards et des agressions du désert. Ensuite il fit creuser des canaux dans une symétrie parfaite et demanda à ses architectes que la pente soit invisible à l'oeil mais que l'on puisse entendre le bruit vivifiant d'une rivière s'écoulant de la montagne, et que l'eau soit aussi plane qu'un lac par un matin calme d'été. Les pentes des longs rubans de canaux furent si savamment calculées et taillées que le miracle opéra.



L'eau, coulant sur la mosaïque turquoise, chantait comme une rivière de printemps. C'était un enchantement. Afin de protéger l'eau précieuse, il y fit planter des cyprès tout le long des canaux et le lieu se para d'une ombre rare au milieu du désert. Enfin, et pour parfaire l'ensemble, on fit construire des pavillons d'agrément ornés de fresques et de carreaux de verres colorés que la lumière irradiait. Les Persans concevaient les jardins en imaginant un lieu propice au repos et à la spiritualité. Ils nommaient ces lieux " Pairi-daeza ", littéralement " espace clos ". Ce terme fût transmis un peu plus tard dans la culture judéo-chrétienne sous le nom de Paradis.



Ce matin, en laissant divaguer nos songes jusqu'aux cimes des cyprès vieux de quatre cent ans, derrière les hautes murailles, à l'abri des attaques du désert et portés par le chant de l'eau, nous pensions que si jamais le ciel était vide, nous aurions au moins eu le loisir de connaître le Paradis sur terre... Une heure plus tard, nous étions, fonçant à vive allure, sur une route en plein désert dans un taxi jaune, fenêtres grandes ouvertes en compagnie de Abbas, notre taxi driver. Le vent cinglait nos visages, le soleil brûlait les yeux, au loin des tourbillons levaient des nuages de poussières, nous étions vivants, en route pour Ispahan, le paradis attendrait encore un peu !


5


Assis sur l'estrade dans le patio, Massoud verse un peu de thé dans la coupelle, souffle dessus et l'avale silencieusement. C'est comme cela que l'on fait en Iran, dit-il, car il ne faut pas boire le thé trop chaud. Parfois on cale aussi un sucre entre ses dents et on le fait fondre en buvant. Mina sort de la maison, apporte quelques gâteaux, du nougat d'Ispahan et s'installe avec nous sur le tapis de l'estrade. C'est grâce à Abbas que nous avons connu Massoud et Mina. Abbas, c'est celui qui nous a conduit la veille dans son taxi jaune Peugeot, depuis Kashan jusqu'à Ispahan .



Comme on avait du temps à perdre, il en avait profité pour gagner notre amitié. Nous avions alors fait une virée entre copains, échappant aux routes rectilignes pour s'engager dans des lacets de montagnes jusqu'à Abyaney, village rural de terre rouge au traditions millénaires zoroastriennes, l'ancienne religion Perse. On déjeunait le midi, de brochettes, de soupes aux poix et aux herbes inconnues dans une gargotte de bord de route. Et après quelques grands verres de dough, un lait fermenté salé aux multiples vertus, nous ressortions sous un soleil assassin, l'estomac repu. Abbas disait qu'il faisait chaud aujourd'hui. Nous disions qu'il faisait tous les jours chaud depuis notre arrivée. On voyait alors ses moustaches trembler sous l'effet du rire. Abbas disait à Sandrine d'enlever son voile. Nous reprenions la route, fenêtres grandes ouvertes.



En fin d'après-midi, Ispahan sortait du désert et comme nous n'avions aucune idée de l'endroit où nous allions dormir, Abbas nous dit que lui, en avait des idées. Il avait aussi des amis et c'est ainsi que Massoud et Mina sont rentrés dans nos vies un mercredi soir, installés sur le canapé de leur salon, nous étions invités à y boire un thé. Plus tard, Abbas faisait ses adieux, et nous repartions traîner nos guêtres dans la ville, la clé d'une maison d'Ispahan en poche. Le jour déclinait déjà doucement.



Nous avions tout le temps devant nous. La dynastie Safavide, au 17 ème siècle, fit d'Ispahan la capitale de la Perse. Naqsh-e Jahan en devint le symbole de son rayonnement. Avec 512 mètres de long et 163 de large, c'est la plus grande place du monde, après TienAnmen à Pékin. Si des parterres paysagers et une large étendue d'eau agrémentent aujourd'hui le vaste espace, des poteaux en pierre à ses extrémités rappellent que le polo, sport équestre royal est né dans ce coin du monde il y a près de 2500 ans. Avant d'etre rendue aujourd'hui à la contemplation, cette étendue connut le trépignement impatient des chevaux et les hourras des hommes, le bruit furieux des sabots et les folles cavalcades des cavaliers Persans. La place est entièrement ceinte par des arcades où l'on peut circuler à l'ombre. Au nord, il y a l'entrée principale du Bazar, royaume des échanges commerciaux. On y vend selon les quartiers, les bassines de cuivre, les pièces d'orfèvrerie, les voiles et les robes, les épices colorés et le nougat parfumé. Les allées couvertes d'arcades de briques forment un gigantesque labyrinthe protègé du soleil. Des trouées dans les toits assurent une ventilation naturelle et une lumière optimale.



A l'opposé de la place Naqsh-e Jahan, se trouve la mosquée du Shah. Ornée d'un portail majestueux et de deux minarets élancés vers le ciel, elle n'est qu'harmonie et majesté au royaume de la démesure. En tapant dans les mains au centre de la salle principale, douze échos se réverbèrent sur les parois du dôme recouvert de mosaïque. Comme les douze imams de la religion Chiite, comme le signe d'une acoustique parfaite. A l'ouest, le palais du Shah permet d'accéder à une terrasse couverte. Le regard y embrasse toute la place et l'on prend alors conscience des extravagantes mesures du lieu. Au delà, on distingue la chaîne de montagne toute proche. Enfin, à l'est, plus petite que la mosquée du Shah, Masjed-Cheikh Lotfollah joue sur sa coupole avec des nuances de teintes crèmes et roses plus pâles que les bleus et turquoises de sa consoeur mais rivalise d'esthétique et d'harmonie.



A notre retour, rituel désormais traditionnel du thé dans le patio. On apprécie l'air qui commence à rafraîchir. Mina nous montre des photos de sa famille. On écoute de la musique iranienne. On pique des fous rire quand en voulant tester une application de traduction franco farsi, pour traduire "confiture de coings", l'écran affiche avec un vulgaire aplomb de machine entêtée "poulet aux grenouilles". Nous revenons bien vite à notre système éprouvé de communication mariant le farsi, l'anglais et le français agrémentés d'indispensables mimiques théâtrales. On savoure les silences, le visage pensif de Massoud et les sourires de Mina. Massoud dit que le monde entier est le bienvenue en Iran, les français comme les chinois, les polonais comme les flamands. Il en connait beaucoup. Sa famille a l'âme nomade et est dispersée sur tout le globe, de Kuala Lumpur à Toronto en passant par Londres. En retour, Massoud et Mina ouvrent grandes leurs portes et invitent les voyageurs à partager un thé dans leur maison. Seuls les américains les laissent soucieux et ils préfèrent ne pas les inviter dans leur pays. Nous savons que demain matin, il faudra repartir. Nous prendrons un dernier thé dehors accompagné d'omelette, de melon, de nougat à la rose, de confiture de carotte et de galettes fraîches que Massoud ramènera de la boulangerie avec sa bicyclette. Ensuite, il nous mettra dans un taxi en direction de la gare de bus qu'il aura pris soin d'appeler la veille pour connaître les horaires de notre prochaine destination. Quand notre automobile démarrera, nous savons que Massoud, devant la porte de sa maison, fera un dernier salut de la main en souriant. Il aura disparu au prochain virage. Les Persans disent que la place Naqsh-e Jahan est la moitié du monde. Massoud, assis sur son tapis dans le patio de sa maison, en connaît certainement l'autre moitié.

Salut Massoud et Mina


6


Dans l'enceinte circulaire du Zurkhaneh, les lutteurs Pahlavan s'entraînent et enchaînent les exercices sans aucune pause. Les plus anciens sur qui le poids des ans pèsent doivent déployer des trésors d'énergie afin de réussir à suivre le personnage central qui imprime un rythme poussé. Les plus jeunes, impatients de faire démonstration de témérité vont chaque fois saluer les aînés. Le zurkhaneh est une pratique de la lutte unique au monde où les exercices de force et de souplesse s'effectuent sur le son du tombak, un puissant tambour de la région.



Des chants et des poèmes accompagnent et soutiennent également les efforts des hommes. Dépassant les seules vertus d'entraînement physique, les rituels extrêmement codifiés de cette activité drainent dans leurs sillages tout un enseignement moral et éthique propre à la société Perse. Adossés aux murs de l'ancienne citerne à eau, nous sommes rapidement happés par la dimension mystique du moment. La vision de ces hommes faisant tournoyer dans les airs des sortes de quilles lourdes de plusieurs kilos, la puissance sonore des tombaks, la beauté des poèmes et des chants nous entraînent dans un monde alors totalement inconnu et génèrent en nous des émotions grisantes. Les yeux mi-clos, des images de la journée défilent et s'invitent dans la tourmente.



Les paysages de la vallée de Kharanaq remontent à la surface. Le dédale des ruelles des maisons en terre où ll fait bon se perdre dans un silence absolu pour arriver sur une terrasse dominant des champs d'arbres fruitiers. De l'autre côtés de la vallée, les plis et replis de la montagne offre à perte de vue un drapé somptueux. Plus tard, perdus au coeur de ces mêmes montagnes, le village de Chak Chak que nous gravissons jusqu'à son plus haut point afin d'atteindre une grotte sacrée, lieu de pèlerinage des zoroastriens. La légende raconte qu'une princesse Perse poursuivie par les Arabes au 7 ème siècle se réfugia à cet endroit.



Le Dieu Ahura Mazda la fit alors disparaître au yeux des assaillants en ouvrant la montagne. Depuis une source d'eau ruisselle le long de la paroi en souvenir de cet événement. Dans cette région, naissait il y a près de 3000 ans, sous un soleil aussi terrible qu'aujourd'hui, la première religion monothéiste au monde. Et si nous l'avons un peu oublié, il est néanmoins certain que la culture judéo-chrétienne s'en est inspirée quelques siècles plus tard et en a repris plusieurs principes moraux. Sur la porte qui protège l'accès à la grotte, Zarathoustra se rappelle à notre mémoire. Au coeur de ces montagnes du haut plateau iranien, un lien se crée avec notre propre histoire. Nous en sommes curieusement touchés. Les tombaks du Zurkhaneh continuent leurs oeuvres hypnotiques et pour ajouter à la perte des repères, les hommes se lancent chacun leur tour dans une danse effrénée de derviche tourneur. On ne sait plus qui, du chant ou du danseur entraîne l'autre. Une sorte d'osmose s'est formée et nous sommes projetés au coeur de cette harmonie mystique. Les tombaks se taisent, cris des hommes, le silence revient et l'arène se vide. Nous quittons à notre tour la salle, convaincus d'avoir vécu une expérience intense qui ne nous laissera pas indemme.

Dehors une tempête de sable nous rappelle la proximité immédiate du désert. Les rues se parent d'un épais brouillard tandis que le vent tourbillonne dans les ruelles de l'antique cité de Yazd. Le sable s'immisce partout et dans nos bouches, une poussière fine tapisse nos palais. Il fait presque nuit, le chant du muezzin voisin psalmodie sans discontinuer et se mue en un phare au milieu de nulle part. Les yeux, chahutés par le sable et le vent, sont forcés de se fermer. Des larmes coulent sur nos joues. Comme si la tempête s'évertuait à graver définitivement sur nos corps des images et des émotions qui désormais ne nous quitteront plus.


7


Lorsque nous aurons parcouru toutes les ruelles de la cité antique de Yazd, quand nous serons passés sous tous les porches de terre et de paille, quand perdus dans le labyrinthe d'ombre et de lumière, nous aurons essayé tous les chemins pavés et nous serons heurtés à tous les culs de sacs, quand nous aurons laissé derrière nous toutes les effluves de pains chauds et de cèdres des fournils, quand nous aurons croisé toutes les femmes en voiles, tous les hommes en toiles, quand nous aurons répondu à tous leurs saluts amicaux, quand la ville entière saura que nous venons de France et qu'elle nous aura souhaité la bienvenue, quand tous les motocyclistes, tous les automobilistes se seront arrêtés pour nous proposer de l'aide, quand tous les enfants ne seront plus surpris par notre arrivée dans leurs ruelles, quand nous aurons souri à tous leurs sourires, lorsque nous auront accompli tout ce qui devait être entre les murs de Yazd, alors seulement, seulement lorsque tout sera dit ici bas, alors nous emprunterons les échelles de bois, nous gravirons les marches de pisé et nous monterons sur les toits, nous grimperons sur les dômes de briques de terre cuite, nous suivrons les chats sur les parapets de dentelle, nous nous laisserons glisser sur les carreaux turquoises des coupoles et lorsque nous atteindrons les toits plats des terrasses, alors seulement à ce moment, dans le silence du désert, adossés à une tour du vent, baignés dans l'air tiède de cette fin de journée, alors seulement quand tout sera accompli en haut comme en bas, seulement alors nous contemplerons ravis, le soleil incendier Yazd, cité antique du vent, dernier refuge des nomades aux portes du désert.



Et tout sera dit.


8


Nous sommes en route pour Persépolis, le matin, avant les grandes chaleurs. Dans la voiture, Saeed nous raconte l'histoire de son pays en roulant à tombeau ouvert dès la sortie de Chiraz. On voyage allègrement de la constitution d'un état Perse il y a 2500 ans à l'actualité douloureuse des derniers mois. On s'attarde sur notre drôle d'époque. D'aucuns prédisent à l'Iran l'étouffement économique le plus terrible de son histoire, d'autres prédisent encore l'isolement et des années difficiles surtout pour les plus pauvres. Et si la guerre éclatait ? Tout est possible et Saeed est fataliste. Il n'y a rien d'autres à faire qu'à voir et attendre. Ce qu'il sait c'est qu'il deviendra bientôt ingénieur en mécanique, qu'il devra passer par deux ans de service militaire qui lui paraitront bien long. Ensuite il aimerait voyager pour découvrir le monde, surtout Paris, la ville qui parle encore d'amour à tous les iraniens. Puis il reviendra en Iran, à Chiraz car c'est là qu'il aime vivre, en compagnie de sa famille et de ses amis. Il espère et il sait tout cela. Il sait aussi que malgré ce que diffuse parfois la télévision à l'étranger, il n'est pas un terroriste, que sa famille, ses amis ne sont pas des terroristes. Cela, il le sait et aimerait que le monde le sache. Le monde, en ce moment préfère malheureusement le manichéisme à la subtilité des nuances de l'humanité. Sur les bas côtés, des vendeurs d'abricots, de melons précédés de gigantesques panneaux colorés affichant les prix défilent sous nos yeux à vive allure. Persépolis, la cité antique appuyée à la montagne, surplombe de sa terrasse toute la vallée.



Nous sommes au 6 ème siècle avant JC et Darius a bâti le premier Empire géant de l'histoire du monde. On connaît son nom de la mer Egée aux rives de l'Indus. A Persépolis, les nations viennent chaque année faire allégeance à l'Empire Achéménide. Les délégations arrivent en nombre à pied, à cheval, à chameau et ce sont les Medes, les Parthes, les Babyloniens, les Égyptiens passant par la porte des nations qui viennent porter tribut au Roi des Rois. Nous nous promenons dans ce qu'Alexandre le grand, dans un moment d'égarement, nous a laissé après la conquête des Macédoniens sur les Perses en 330 avant JC. On sait que le chef de Macédoine voulait venger les ravages et les outrages que les Perses avaient causé à son pays quelques décennies auparavant et qu'il laissa ses hommes détruire, piller, tuer, mettre le feu et anéantir en une nuit ce qui fût une des plus belle cité de l'antiquité. On dit aussi qu'Alexandre fût pris d'un effroyable remord en voyant ce qu'il avait détruit dans un accès de colère. En contemplant les colonnes restées debout, les admirables bas reliefs et ses représentations des peuples arrivant dans la cité, la beauté des chevaux mythologiques de pierre aux ailes déployées et les rubans d'écritures cunéiformes gravés dans la roche il y a 2500 ans, nous comprenons ce qu'à pu ressentir Alexandre le grand lorsqu'il comprit son erreur.



Nous quittons Saeed en milieu d'après midi après qu'il ait pris le temps, une énième fois, de nous faire ses recommandations de visites à ne pas manquer, de bonnes adresses. Il nous dit qu'il essaierait de nous emmener à la gare le lendemain et si jamais il ne pouvait pas, qu'il nous réserverait un taxi. Salut Saeed, à demain peut-être sinon adieu.



Lorsque la chaleur décroît en fin d'après-midi, les habitants de Chiraz aiment aller se promener dans le jardin du poète Hafez. On peut y voir son tombeau et juger de l'incroyable ferveur populaire qui l'entoure. Ici on vient le visiter, se faire prendre en photos, déclamer ou chanter quelques vers juste pour l'amour du beau mot. On dit que tous les iraniens connaissent au moins quelques poèmes de Hafez, on dit aussi que la poésie est un élément essentiel dans la vie des gens du pays. Et l'effervescence présente, devant nous dans les allées du jardin, en témoigne.

L'autre plaisir des gens d'ici est certainement la gourmandise. Après le dîner, on aime se promener en famille ou entre amis autour de la citadelle de Karim Khan. On y commande des glaces qui ressemblent à une soupe de vermicelle arrosée d'un sirop de fleur de rose ou de safran. On aime aussi se coller les doigts en léchant de fines feuilles de pâtes de fruits. Assis sur le trottoir, sur des chaises en plastique rouge, on ne tarde pas à susciter curiosité et sympathie. Notre vendeur de glace nous montre les photos de ses chevaux et discute équitation quelques instants avant de repartir servir un client. Des jeunes filles nous demandent d'où l'on vient, une autre famille nous explique qu'elle arrive de la mer Caspienne tout au nord pour visiter Chiraz, un adolescent désire se faire prendre en photo avec nous.



On dit oui à tout. On part se coucher bien plus tard sans en avoir réellement envie. La vie est douce à Chiraz. C'est ici dans le berceau de la civilisation Perse que l'on continue jour après jour à visiter les poètes et à chanter leurs vers. C'est ici qu'on aime flâner jusqu'à pas d'heure en appréciant toute la douceur du soir. C'est ici qu'on accueille les voyageurs sur des chaises en plastiques rouges en mangeant des glaces au safran comme avec un membre de la famille et que l'on prend des photos pour ne jamais oublier à quel point nous étions bien en compagnie du Monde. On espère tous que ni la guerre ni la colère ne détruisent jamais tout cela comme Alexandre eût le malheur de réduire en une nuit l'incomparable Persépolis. Il n'y a qu'à voir et attendre...


9


Lorsqu'on se rapproche de la fin d'une itinérance, le pied devient curieusement lourd. Il est certain qu'en continuant encore un peu droit devant, on pataugerait immédiatement dans l'allégresse. Mais l'horloge nous rappelle immanquablement notre condition de sédentaire, et si nous avons joué les nomades pendant quelques jours, il faut se résoudre à rejoindre son point de départ, là où tout a commencé et faire demi tour. Pour contrer les tristes mines et les coups de blues, on prend alors souvent la sage décision de continuer la route plus que jamais, d'emprunter n'importe quel sentier pourvu qu'il nous macule de poussière, de monter dans tous les taxis pourvu que les moteurs hurlent sur des rubans de bitume surchauffés par un soleil qui ne se couche presque jamais, de dormir dans le premier bouge qui passe sans choisir si notre voisin sera chiffonnier ou bien rupin, de goûter à tous les fruits et se brûler le palais d'épices exotiques. On décide plus que jamais de 6continuer à faire n'importe quoi.



C'est comme cela qu'une fin d'après-midi, nous nous sommes retrouvés sur le quai de la gare de Chiraz à monter dans un train à destination de Téhéran. Un périple de 15h00 débute durant lequel défile devant nos yeux le plateau iranien, allongés sur de confortables couchettes, . Jusqu'au coucher du soleil, nous faisons nos adieux à Persépolis planté dans le désert, nous longeons les hauts reliefs des montagnes du Zagros. Sur les contreforts et dans des paysages de steppes, des nomades finissent d'installer leurs campements de toiles blanches. Plus tard, une nuit rythmée par le ronronnement du rail, enveloppée par quelques effluves de plats safrannés, se dessine pour tous les passagers du train, chacun devenant Princesse ou Prince d'Orient traversant son royaume. Nous avons décidé que Téhéran ne serait pas encore notre point final cette fois-ci. Nous allons remonter plus au nord pour aller chatouiller quelques montagnes sans vraiment savoir comment y arriver. Encore une fois, la serviabilité iranienne fait son oeuvre. Et notre voisine de couchette, en passant quelques appels téléphoniques, nous explique quel itinéraire suivre. La bouche pleine de fruits et de pâtisseries offerts par sa fille, notre plan devient plus précis autant que notre estomac s'alourdit. Le lendemain matin à Téhéran, après des discussions soutenues mais néanmoins amicales avec quelques dizaines de chauffeurs de taxi plus ou moins légaux, nous nous retrouvons à l'arrière d'une antique Peugeot sur des lacets de montagnes. Le moteur peine dans les côtes et la carcasse couine affreusement dans les descentes. Le chauffeur, une espèce de colosse au sourire ravageur, interpelle un policier pour savoir si le col que nous devons emprunter est ouvert en ce moment. Le policier utilise le mégaphone de son véhicule pour nous répondre, informant ainsi tout les automobilistes du carrefour. Nous cherchons la caméra cachée. La route passe de temps à autre du bitume à la piste sans explication. Jusqu'à être stoppée net par un monticule de terre. Un éboulis brise nos rêves d'altitude. Notre chauffeur, nous voyant déçus, lève les bras au ciel en remerciant Dieu d'être avec nous. C'est vrai que nous aurions pu être sous les roches en passant plus tôt avec une auto puissante. Peu importe donc puisque Dieu, les rochers et notre montagne de sourires qui nous sert de chauffeur nous ont mis là, nous y installerons notre campement. Début d'après midi, nos sacs trainent dans une chambre d'hôtel. Nous finissons un bout de galette de la veille accompagnée de fromage, d'amandes et de figues avant de repartir à pied par un sentier de montagne. Fin d'après midi, nous sommes à hauteur d'un col à près de 3000 mètres d'altitude. On entend les bêlements des moutons, les cloches des chèvres, on fait signe au berger. Plus bas on aperçoit notre village coincé au milieu d'une vallée verdoyante surplombée de quelques plaques de neiges éternelles.



Il y 24 heures, il y a mille kilomètres, nous quittions le désert du sud sur un coup de tête pour les montagnes du nord sans savoir que notre objectif, finalement, se réaliserait. Cela importait peu en somme. Nous avions surtout décidé de faire n'importe quoi et souhaité que cela dure encore un peu. Cela nous suffisait bien. Nous pensions à notre montagne de sourire qui nous servait de chauffeur, levant les bras au ciel en nous adressant un clin d'oeil complice, et remerciant Dieu d'être avec nous ! Seul cela importait peut-être. Nous étions vivants, prêts à continuer la route sur un coup de tête.


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Allongés sur la pelouse du quartier des musées d'Amsterdam, sortant à l'instant du Rijksmuseum, les yeux clos, nous laissons infuser les jeux d'ombres des tableaux de Rembrandt, les odeurs sucrées de la Laitière de Vermeer, le regard déjà troublant d'un autoportrait de Van Gogh. On y laisse se superposer les joyaux du palais du Golestan de la dynastie Kadjar, découvert la veille à Téhéran.



Autour de nous, des blondinets se chamaillent avec des blondinettes alors que résonnent encore les rebonds des ballons des gamins aux yeux verts sur les murs de terre de Yazd. La fraîcheur de l'herbe pénètre dans le dos, tandis que la chaleur accablante de Shiraz n'a pas encore déserté les mémoires. Nous sommes à la fin de ce voyage, pas loin d'en refermer la dernière page. Alors n'ayant plus beaucoup envie de parler, ni d'écrire, nous laissons défiler devant nos yeux mi clos les derniers jours de notre vie, comme un ultime adieu à l'aventure, qui fût de Téhéran à Amsterdam, en passant par Ispahan et Kashan, un bien joli sentier où nous avons tout pris et à toute force, tout aimé.


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Il y a quelques jours, Arnaud nous envoyait, alors que nous étions à Téhéran, un poème de Blaise Cendrars. « Quand tu aimes il faut partir ... Respire marche va-t'en ... Le monde entier est toujours là La vie pleine de choses surprenantes .... » Très cher Arnaud, très cher Blaise, allongés sur la pelouse du Rijksmuseum, les yeux grands ouverts, occupés à regarder défiler les Vermeer, les Rembrandt, les colonnes de Persépolis et les ors du Golestan, nous sommes bien décidés à suivre votre conseil. « Quand tu aimes il faut partir » Nous avons définitivement choisi d'aimer. A une prochaine fois sur la route.