Novgorod apparaît comme une ville verte et aérée avec de larges avenues. Depuis notre hôtel, nous traversons un joli square, puis une vaste place flanquée d’une imposante bâtisse à colonnade, un héritage soviétique, siège actuel de l’administration régionale. Par une passerelle piétonnière qui enjambe les douves nous parvenons rapidement à l’une des deux portes du kremlin. Celui-ci domine la rive gauche du Volkhov et s’insère dans un écrin arboré. Dans les villes de l’ancienne Russie, le kremlin était une place forte et un centre du pouvoir qui remplissait la triple fonction militaire, politique et religieuse. Le kremlin de Novgorod a conservé l’intégralité de sa ceinture de remparts crénelés de briques rouges, datés du XVe siècle, mais très restaurés après les dégâts infligés par l’armée allemande en août 1941.
Neuf tours fortifiées, toutes différentes les unes des autres, complètent le système défensif.
Pénétrant à l’intérieur, nous découvrons une vaste aire de pelouses arborées où sont disséminés plusieurs monuments historiques d’un intérêt majeur et répertoriés sur ce plan situé à l’entrée :
Au centre, trône un monument colossal, une sorte de pièce montée animée d’une foule de personnages : c’est le Monument du Millénaire (1)
Face à ce dernier, au nord : la cathédrale Sainte-Sophie (2) qui a donné son nom à cette partie de la ville et son campanile (3)
De l’autre côté, au sud : le Musée-Réserve de Novgorod qui conserve une très riche collection d’icônes (4)
Enfin, face à Sainte-Sophie, la Tour de l’Horloge bien visible (5) et le Palais épiscopal, appelé plus communément « Palais à facettes » (6)
Le monument du Millénaire
Il y a des débats autour de la date de fondation de Novgorod dont les premières archives datent du IXe siècle. Quoiqu’il en soit, la cité est considérée comme le berceau de l’histoire de la Russie, ce que tout écolier russe apprend. Selon la tradition fondatrice de la ville, les tribus slaves qui étaient établies dans la région demandèrent protection aux Varègues contre les incursions et exactions des Petchenègues, Polovtses, Tatars et autres nomades peu amènes venus de l’est. C’est alors, qu’un dénommé Riourik, un prince Varègue aux origines incertaines, serait venu s’établir en 862 dans la « Ville nouvelle », probablement ainsi appelée car elle aurait été déplacée de son site originel vers les rives du Volkhov, une voie commerciale majeure à l’époque, comme on le sait. Ainsi Riourik (ou Rurik), de la dynastie des Riourikides, est-il considéré comme le premier souverain de Russie, et l’année 862 comme celle de la naissance de l’état russe.
C’est donc pour célébrer le millénaire de la Russie, que fut érigé ici en 1862 ce monument commémoratif en bronze: le Monument du Millénaire. Au sommet, sur une sphère, se dresse l’allégorie de l’Église orthodoxe. Au registre supérieur d’imposantes statues évoquent les grands moments de la construction de l’État russe, depuis Riourik jusqu’à Pierre le Grand. A la base, un bas-relief circulaire s’anime d’une centaine de personnages s’étant illustrés dans l’histoire russe: à côté des tsars et des hommes d’Église, des chefs militaires, des écrivains, des artistes et des savants.
A gauche : la naissance de la Russie (862): le prince Riourik en tenue de guerrier avec casque, épée et bouclier. A droite : Dimitri 1er Donskoï à la bataille de Koulikovo (1380), armé d’une massue, piétine un guerrier vaincu de la Horde d’or dont il s’est emparé de la bannière
A gauche : la fondation du royaume russe (1491): Ivan III en robe royale, tenant les signes du pouvoir, le sceptre et globe. A ses pieds un guerrier agenouillé de la Horde d'or et un Lituanien vaincu, une épée cassée à la main.
A droite : la fondation de l'Empire de Russie (1721): Pierre le Grand en uniforme d'officier, un sceptre à la main droite, est protégé par un ange aux ailes déployées qui lui montre vers le nord l'endroit de la future capitale impériale, Saint-Pétersbourg.
Ce monument est une sorte de livre d'histoire fidèle à l'historiographie d'une époque, celle du XIXe siècle. L'Histoire racontée est celle des "grands hommes" qui ont construit la Russie (et pas les femmes, la Grande Catherine étant l'exception). Une histoire de batailles où les ennemis ont toute leur place. Place que n'a pas le moujik qui n'aurait donc pas participé à la construction de la nation. Plus qu'un livre d'histoire, ce monument nous livre un roman national.
La république de Novgorod
Un peu d'histoire.
Les successeurs de Riourik s’établirent plus au sud, à Kiev qui devint ainsi la capitale du premier État russe fondé par les Varègues : la Rus’ de Kiev. Le prince de Novgorod y occupait une position privilégiée. Cependant des tendances centrifuges à l’égard de Kiev se profilèrent dans la cité de Novgorod et dès 1136, la République de Novgorod acquit son indépendance. A partir de la seconde moitié du XIIe siècle l’autorité du prince déclina au profit du vêtché, l’assemblée populaire qui en réalité était une véritable oligarchie dominée par l’aristocratie terrienne des boyards et les marchands. C’est parmi ses membres qu’était choisi le posadnik (le maire). C’est le vêtché qui désignait le prince (et le révoquait) et l’archevêque. Ce dernier, un puissant propriétaire foncier, était de facto le premier personnage de la République de Novgorod. Le prince quant à lui n'avait d’autre fonction que celle d’un chef de guerre chargé de défendre les frontières et les voies commerciales.
Aux XIIe et XIIIe siècles, la puissance de Novgorod ne fit que se confirmer pour devenir un État puissant du nord de la Russie médiévale, qui de conquête en conquête s'était étendu du golfe de Finlande à L’Oural, alors que Kiev, prise par les Tatars de la Horde d’Or en 1240 avait perdu toute influence. Toutefois la République dut se battre pour conserver sa liberté. En effet, dépendant commercialement des pays de la moyenne Volga, elle dut subir les tentatives d’annexion des princes de Vladimir, Souzdal et Tver entre les XIIe et XIVe siècles. Mais elle résistait avec succès. « Dans ces luttes, Novgorod tenait bon, forte de sa position géographique sur la route "des Varègues aux Grecs", d'avant-poste commercial avec l'occident et de rempart contre les agressions pouvant venir de lui. » (L’art russe, Citadelles/Mazenod, 1991). Le célèbre héros national russe, Alexandre Nevski qui, étant devenu prince de Novgorod, avait battu les Suédois sur la Néva en 1240 (d’où le nom qui lui fut attribué), puis les Chevaliers Teutoniques au lac Peïpous (actuellement à la frontière avec l’Estonie), fut canonisé par l’Église orthodoxe. La Laure Alexandre-Nevski de Saint-Pétersbourg conserve ses reliques.
Un exemple de ces interventions extérieures est illustré par cette icône du XVe siècle, conservée au Musée-Réserve de Novgorod que nous irons visiter. Elle relate le siège de Novgorod par les forces du prince de Souzdal, Andreï Bogolioubski, en 1170. Les Novgorodiens y sont représentés sur les créneaux du kremlin en brandissant l’icône de la Sainte Vierge connue sous le nom de Notre-Dame-du-Signe. Cette dernière aurait arrêté les flèches des archers de Bogolioubski et des larmes se seraient alors mises à couler sur ses joues. Voyant dans ce miracle un signe du ciel, Bogolioubski aurait retiré ses troupes et Novgorod aurait ainsi été sauvée !
Cependant en 1478 le prince de Moscovie, Ivan III, mit fin définitivement à trois siècles et demi d’indépendance de la République de Novgorod.
Ayant su maintenir jalousement sa liberté, notamment en échappant au joug de la Horde d’Or, ayant développé un commerce florissant grâce à son adhésion à la Hanse, la ville connut un développement artistique ininterrompu du XIe au XVIe siècle. Cela explique l’abondance de monuments et de peintures conservés, malgré les incendies répétitifs (on en a compté cent-dix !). Malheureusement bon nombre de ces trésors furent anéantis par l’armée allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale.
La cathédrale Sainte-Sophie
Construite à partir de 1045 par le prince Iaroslav le Sage, la majestueuse cathédrale Sainte-Sophie est l’une des plus anciennes de Russie. C’est en quelque sorte la sœur de la Sainte-Sophie de Kiev, mais contrairement à cette dernière, elle a su conserver sa physionomie d’origine. Elle est en tous points l’exemple parfait de l’esprit architectural de Novgorod : dépouillée, bâtie avec des pierres grossières, dépourvue d’ornements. La rareté des fenêtres ajoute encore à l’aspect austère du monument. Cela s’explique par la rigueur des hivers dans cette région. Sa singularité paraît encore plus évidente si on la compare avec les édifices romans d’Europe occidentale datant de la même époque comme les cathédrales de Parme et de Pise, ou les basiliques Saint-Sernin de Toulouse et Saint-Remi de Reims. La cathédrale en impose avec ses cinq coupoles ! En Russie la coupole centrale d’un édifice religieux représente le Christ et les quatre autres, les évangélistes. La coupole centrale, dorée, a la forme d’un casque de guerrier antique au cimier orné d’une croix et d’une colombe de bronze : « Tant que la colombe sera là-haut, Novgorod continuera d’exister », dit la légende.
Un des fleurons de la cathédrale est le portail occidental en bronze, connu sous le nom de porte de Korsoun ou encore portes de Magdebourg où ce chef-d’œuvre a été réalisé au XIIe siècle par des artistes occidentaux. Cela explique le caractère ni byzantin, ni orthodoxe des scènes bibliques et de la vie du Christ dont il est orné. Des images en bronze coulé en relief, animées de personnages, d’animaux, de détails architecturaux réalisés avec une grande maîtrise. Un chef d’œuvre de l’art médiéval… occidental !
En guise de poignées de portes, des têtes de lion dont la mâchoire retient une tête humaine. Ces portes seraient-elles celles de l’enfer ?
L’intérieur est majestueux, mais l’obscurité et la hauteur du monument ne permettent pas de distinguer suffisamment les fresques et l’iconostase. La cathédrale abrite surtout depuis 1991 l’icône Notre-Dame-du-Signe, qui a été évoquée précédemment, une icône très vénérée dans toute la Russie. Sur la photo ci-dessous à droite, elle se situe à droite de l’iconostase, devant le groupe de visiteurs. Elle est très endommagée par le temps.
Justement à propos d’icônes, poursuivons nos visites à la découverte de la collection du Musée-Réserve qui conserve de nombreux chefs d’œuvre de l’école de peinture de Novgorod.