Après Novgorod, ce deuxième volet d'une trilogie russe nous emmène au fil de l'eau vers les contrées septentrionales de la Russie, en Carélie.
Du 30 septembre au 1er octobre 2019
2 jours
Ce carnet de voyage est privé, ne le partagez pas sans l'autorisation de l'auteur.
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Fiodor Vasiliev, Marais dans une forêt en automne, 1873, Musée russe, Saint-Pétersbourg  

Nous naviguons sur la Svir, une rivière canalisée qui s’écoule tranquillement du lac Onega au lac Ladoga, au nord de la Russie, en Carélie méridionale. C’est le pays des grands lacs russes. Un pays plat, sans relief, recouvert de forêts infinies, percé de milliers de lacs. Un pays monotone, un pays sans paysage en quelque sorte. Sans paysage, vraiment ? C’est sans compter sur la splendeur des rivages qui défilent devant nos yeux. La nature s’est fait peintre, offrant une palette de couleurs, du vert sombre des pins à l’or des bouleaux, avec ici et là quelques touches de carmin. C’est le dernier jour septembre, l’automne est déjà là, bien installé ! Quelques villages aux isbas de bois colorées viennent rompre la monotonie ambiante. La Svir, voie de communication majeure de la Russie du Nord reste un modeste axe de peuplement dans ce désert démographique qu’est la Carélie.


Une des nombreuses écluses: Nizhne-Svirskiy  

Après une escale de quelques heures dans un village de pacotille nommé Mandrogi qui n'est qu'une mise en scène à des fins touristiques et mercantiles, le bateau se dirige en fin de journée vers le lac Onega. Le crépuscule approche. Une légère brume commence à couvrir la rivière et envelopper la forêt, laissant entrevoir la luminosité des bouleaux. C’est beau !


L'automne errait dans les parages,

Le ciel se chargeait de nuages,

Les jours, déjà, étaient plus courts,

Les arbres sombres, tour à tour,

Bruissaient, perdaient leurs feuilles sèches,

Le brouillard dormait sur les champs,

Les oies sauvages, en criant, Partaient vers le sud :

S’approchait une assez ennuyeuse période ;

Novembre se tenait devant la porte.

(Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine)

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A l’aube le bateau se faufile au milieu d’une myriade d’îles effilées et de longues presqu’îles. Nous sommes au nord du lac Onega que nous venons de traverser durant une partie de la nuit. Ce paysage a été façonné lors de la dernière période glaciaire il y a moins de dix-mille ans. Ce sont quelque 1 600 îles et îlots que les glaciers ont laissé après leur retrait. Sur le pont il fait froid, l’hiver semble déjà frapper à la porte en ces contrées septentrionales. Aussi rentrons-nous rapidement à l’intérieur pour prendre notre petit-déjeuner. Le spectacle de la nature est toujours aussi splendide, et de plus en plus. Bien que le ciel soit très bas, la lumière n’en est pas moins belle sur ces somptueuses forêts de bouleaux. Ces arbres dominent et illuminent le paysage.

On comprend que le Bouleau soit un arbre symbolique en Carélie et même dans toute la Russie. C’est une ressource importante, que ce soit pour sa sève, ses feuilles, son bois et même son écorce. L’eau de bouleau est une boisson traditionnelle et on fabrique des récipients avec l’écorce de cet arbre que l’on peut acheter sur les marchés ou dans des boutiques de produits artisanaux.

Récipient en écorce de bouleau (1937), Musée Russe, Saint-Pétersbourg.  

Nos regards ne se détachent pas du paysage qui défile : ici une isba de bois isolée, là un bateau amarré, plus loin une humble église rurale.

Sur l'image ci-dessus, on distingue au loin deux églises. Non, il ne s'agit pas de deux cultes différents, la religion orthodoxe est largement majoritaire. Les hivers sont rigoureux en Russie et, en Carélie comme ailleurs, la plupart des églises sont jumelées : à côté de l’église dite "froide" plus élevée et plus décorée, réservée aux célébrations estivales, se trouve une église de dimensions plus modestes et théoriquement chauffée pour l’hiver, c'est l'église "chaude". L'une d'elle a bénéficié d'une rénovation (sans doute l'église "froide").

Soudain surgit dans le lointain une sorte de mirage, une apparition époustouflante : ce sont les vingt-deux bulbes argentés de la cathédrale de la Transfiguration qui se rapprochent peu à peu. On a beau avoir vu et revu des dizaines d’images de cet édifice entièrement en bois, on est subjugué par cette vision qui semble sortie d’un conte de fée.

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En début de matinée nous accostons sur la petite île de Kiji. Partons à la découverte des trésors qui nous attendent dans ce haut lieu du pays des forêts.

Kiji, (Kiži en Carélien) signifie le « champ de jeu ». Ce fut un lieu de rituels pour les tribus finno-ougriennes depuis des temps immémoriaux. Au XIIe siècle la majeure partie de la Carélie passa sous l’autorité de la principauté de Novgorod, qui avait étendu ses frontières vers le nord en installant des serfs sur ces îles entourées d’eaux poissonneuses. S’ensuit une grande vague de christianisation. Les premières sources écrites faisant état d’un foyer de peuplement sur la petite île de Kiji remontent au XVIe siècle. Il était constitué d’une église, de maisons d’habitations, d’un cimetière et d’une enceinte en bois formant ce que l’on nomme en Russie un pogost, autrement dit un enclos paroissial. Lors du rattachement de Novgorod à la principauté de Moscou, le pogost de Kiji était devenu un poste de défense des frontières du nord.

A partir du XVIIe siècle, Kiji jouera aussi à un rôle non négligeable dans le développement économique de la Carélie, notamment par l’aménagement de manufactures métallurgiques.

Mais cette île n’a pas toujours été le lieu bucolique qui se présente aujourd’hui aux yeux des visiteurs que nous sommes pour quelques heures. Entre 1769 et 1771 elle fut le théâtre de violentes révoltes paysannes pour protester contre le travail obligatoire dans les entreprises métallurgiques. Bien sûr, on est dans la Russie féodale et tsariste, et Catherine II fit brutalement réprimer ce soulèvement dans le sang et déporter par centaines les paysans en Sibérie. Au XIXe siècle, Kiji sombra dans l’oubli.

En 1966, l'île est devenue un musée de plein air, le Musée d’Architecture et d’Archéologie de Kiji. Celui-ci conserve un ensemble architectural unique en Russie, qui a par miracle échappé aux saccages soviétiques. Autour des deux fleurons de la Russie du Nord que sont la cathédrale de la Transfiguration et l'église de l'Intercession-de-la-Vierge, ce sont plus de quatre-vingts constructions en bois, provenant de toute la région du lac Onega, qui ont été rassemblées ici. En 1990, le « Pogost de Kizhi » est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco et en 1993, la paroisse est rétablie.

L'enclos paroissial

Protégées par une palissade en bois sur une fondation de pierre, s’élèvent deux merveilles de l’architecture en bois du XVIIIe siècle, œuvres de charpentiers anonymes de Russie: la cathédrale de la Transfiguration et l'église de l'Intercession-de-la-Vierge, ainsi que leur campanile. Les Caréliens appellent cet ensemble architectural la « huitième merveille du monde » et on peut à juste titre leur donner raison !

Nous avons de la chance, car les travaux de rénovation engagés depuis plusieurs années à la demande de l’Unesco, venaient de s’achever. Du moins pour les extérieurs, car on ne peut toujours pas avoir accès à l’intérieur de la catédrale. Bien sûr il y a beaucoup de monde sur le site ! Près de deux-cents personnes débarquent en même temps ici ! C’est l’inconvénient de la croisière...

La cathédrale de la Transfiguration et l'église de l’Intercession-de-la-Vierge  

La cathédrale de la Transfiguration

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas trop gênant dans la mesure où les regards se portent plutôt à trente-sept mètres de hauteur, vers les vingt-deux bulbes aux écailles de tremble argentées de la cathédrale de la Transfiguration. Chaque coupole coiffe un bochka, sorte de couverture en forme d’arc outrepassé très cintré, se terminant en accolade dans la partie supérieure. Bâtie au début du XIIIe siècle, la cathédrale n’était ouverte que pendant la saison d’été, quand les fidèles des régions les plus reculées de la paroisse pouvaient venir assister à l’office.

Pas un clou !

Selon la légende, le maître charpentier Nestor aurait bâti l’église sans un seul clou et simplement à l’aide d’une hache qu’il aurait jetée dans le lac après avoir fixé de dernier bardeau de tremble. On est bouche bée devant ce chef-d’œuvre de structure étagée à coupoles multiples, construite d’un seul tenant.

La cathédrale et son campanile  

L’église de l’Intercession-de-la-Vierge

Cette église, plus modeste, est l’église d’hiver dite « chaude » . Elle fut édifiée plus tard en 1764. Son élégante couronne de huit coupoles entourant le bulbe central est unique dans l’architecture en bois russe. Par un grand perron nous pénétrons à l’intérieur. On se bouscule un peu car l’espace est exigu, c’est une particularité des églises « chaudes ». Autre particularité de cette l’église, la présence d'un réfectoire pour accueillir la communauté, car comme souvent en Russie, elle ne fut pas qu’un lieu de culte, mais aussi un lieu de réunion et de réception. Le sanctuaire abrite une iconostase et une collection d’icônes. Mais on se presse comme on peut pour pouvoir les contempler. Il faut attendre que notre groupe compact ait enfin évacué les lieux…

L’église de l’Intercession-de-la-Vierge et les bulbes de la cathédrale en arrière-plan 
Les huit coupoles entourant le bulbe central 
L'iconostase de l'église de l'Intercession-de-la-Vierge

La maison d'Ochevnevo

En quittant l’enclos paroissial on ne peut manquer à proximité cette imposante isba en rondins de bois. C’est une des pièces maîtresses du Musée d’Architecture et de la Vie rurale, un musée à ciel ouvert qui rassemble divers édifices en bois transplantés de toute la Carélie. Ici encore on se bouscule à l’intérieur des pièces de la maison. Mais c’est le prix à payer si l’on veut profiter des explications instructives de notre guide, une jeune femme parfaitement francophone et très cultivée, comme la plupart des guides russes que nous avons côtoyés.

Datée de 1876, cette grande maison est l’exemple parfait d’une demeure d'une riche famille paysanne de Carélie. C’est le type même d’habitation rurale adapté aux conditions climatiques extrêmes de ces contrées. Ses grandes dimensions s’expliquent par le fait qu’elle réunit sous le même toit l’habitation, l’étable, la remise, la grange, l’atelier. Cette disposition contribuait, grâce à la chaleur animale, à maintenir au chaud en hiver l'ensemble de la maison, comme dans les chalets alpins. L’habitation principale dotée d’un vaste balcon sur trois façades, était surélevée afin de se protéger du froid et de l’humidité. Le rez-de-chaussée servait d’atelier d’artisan, d’espace de stockage et n’était habité qu’en été. Une rampe permettait d’accéder directement à la grange. On admirera la richesse des éléments décoratifs sculptés.

A l'écart de la maison et tout près du lac, le sauna : les Russes adorent passer directement du sauna à l'eau froide du lac ou de la rivière.


Le potager 
L'entrée de la grange 

Flânerie

S’il y avait du monde en certains endroits, il était cependant facile de s’échapper, car bien que l’île soit petite, elle n’en mesure pas moins six kilomètres de long. On aura donc tout loisir de se promener tranquillement dans le reste du musée de plein air à l’extrême sud de l’île. Il sera même difficile de trouver quelqu’un pour nous prendre en photo en couple ! C’est dire !

L’église de la Résurrection de Lazare est sans doute la plus ancienne construction en bois de Russie qui soit conservée. Bâtie en bois de pin et de tremble, elle fut transférée en 1960 d’un monastère du lac Onéga et daterait de la fin du XIVe siècle. Selon la chronique, l'église serait l'œuvre d’un moine de Novgorod nommé Lazare, fondateur du monastère.

En tous lieux de l'île, ce n'est qu'un enchaînement de paysages bucoliques magnifiés par les chaudes couleurs automnales. Un enchantement !

Nous sommes accueillis par le carillon actionné par un sonneur de cloches depuis le campanile de la chapelle de l’Archange Saint-Michel. Cette curieuse chapelle fut construite au XVIIIe siècle, en bois de pin, de sapin et de tremble. Elle est typique de l’architecture religieuse de Carélie par son clocher octogonal au toit conique et son narthex à double toiture.

Mais il nous faut déjà revenir à bord. Un peu moins de trois heures pour parcourir l’île jusqu’au nord, c’est trop court. C’est un peu à regret que nous quittons Kiji ! Dernier regard sur ces merveilles depuis le pont du navire.

Nous traversons de nouveau le lac Onega vers le sud et naviguons vers d'autres horizons de cette immense Russie.

Paysage lacustre de Carélie en automne
Lever de soleil aux abords du lac Blanc (ou lac Beloïe)