« Un voyage à Athos, c’est d’abord un voyage dans le temps. Malgré sa luxuriance, le paysage n’a rien qui le distingue essentiellement du reste de la Grèce. (…) Le temps, lui, a une substance différente. Athos est une survivance, une parcelle de Byzance enclose en notre époque. »
Jacques Lacarrière, L’été grec
Le Mont Athos proprement dit est un sommet de forme pyramidale, souvent coiffé de neige, qui s’élève à 2 033 mètres d’altitude. Il est situé à l’extrémité d’une longue échine montagneuse reliée la Chalcidique par un isthme en taille de guêpe. Il s’agit donc d’une péninsule. Mais comme l’accès ne peut se faire qu’en bateau, on peut dire que ce territoire s’apparente à une île, d’autant plus que les quelque vingt monastères qui s’accrochent à la montagne sont totalement isolés du monde extérieur. Depuis un millénaire, Aghion Oros (Aγιοv Oρος / « Sainte Montagne ») est le centre spirituel de l’orthodoxie.
Ouranopolis, 24 juillet 1976
De bon matin, j’embarque pour la Sainte Montagne. A bord, un vieux moine, un pope et plusieurs laïcs: des ouvriers, des commerçants, peut-être quelques pèlerins. Uniquement des hommes, puisque depuis mille ans un édit religieux de l’empereur byzantin interdit « à tout animal femelle, toute femme, tout ennuque et tout visage lisse » l’accès à Athos. A bâbord défilent les premiers monastères, adossés au flanc de la montagne : Dochiariou, Xenofondos et l’immense monastère russe Agios Panteleimonos, reconnaissable à ses bulbes verts. Après deux heures de navigation le bateau accoste au port de Dafni où tous les passagers débarquent. Après un contrôle de mon passeport et de mon laissez-passer par la police, je monte dans un vieil autobus en direction de Karyès, la petite capitale de la « République monastique du Mont Athos » qui bénéficie d’une autonomie par rapport à Athènes et dépend du patriarcat de Constantinople.
Dans cette théocratie d’un autre temps, dans cette enclave médiévale, le dépaysement est total.
Je me présente devant la Sainte Épistasie, une sorte de pouvoir exécutif constitué de quatre moines, afin d’obtenir le fameux Diamonitirion. Face à ces personnages hiératiques, ces icônes vivantes aux foisonnantes barbes blanches, l’ambiance a quelque chose d’intimidant. Mais j’obtiens rapidement le précieux sésame qui va m’autoriser à circuler librement durant quatre jours d’un monastère à l’autre et à en franchir les portes. Cependant je dois préciser que deux semaines auparavant, il m’avait fallu, dans une sorte de parcours du combattant, une journée entière de démarches administratives à Thessalonique. Le Consulat de France ayant dûment confirmé que je ne suis ni un voyou ni un repris de justice, j’ai pu obtenir un « avis favorable » du Ministère des Affaires Étrangères de la Grèce du Nord, puis un laissez-passer de la police. Je vois que mon Diamonitirion porte le numéro 2203, ce qui correspond au nombre de visiteurs depuis le début de l’année, soit un contingent limité à dix personnes par jour, si je compte bien. Il faut donc montrer patte blanche pour pénétrer dans la Sainte Montagne !
Ayant repris mon sac, me voici parti sur les sentiers du Mont Athos en direction du monastère d’Iviron, situé à moins de deux heures de marche sur la côte orientale. Je n’aurai guère le temps d’aller plus loin, car il n’est pas question d’arriver dans un monastère après le coucher du soleil. Les lourdes portes seraient closes : il se dit, selon une ancienne tradition, que ce serait pour empêcher l’intrusion nocturne des démons… Je chemine à travers des paysages de maquis méditerranéen et de forêt : chênes verts, pins, hêtres, châtaigniers, érables, cyprès… Le Mont Athos ressemble à une vraie réserve naturelle. Chemin faisant, je rencontre deux visiteurs : Kurt et son jeune fils Klaus. Ils sont autrichiens et originaires de Vienne. Comme moi ils viennent de débuter leur pèlerinage et veulent aussi passer la nuit dans le monastère d’Iviron. Nous bavardons dans la langue de Goethe puis, ayant sympathisé, décidons de faire route commune.