Pour notre quatrième voyage en Amérique du Sud, nous sommes retournés au Chili, après avoir brièvement parcouru l’extrême nord l’année précédente. Cette année, nos pas nous ont conduits dans des contrées plus méridionales et plus fraîches, au sud du Rio Bio Bio et de la ville de Concepción. Un voyage que nous prolongerons vers l'archipel de Chiloé, puis la Patagonie septentrionale. Notre périple s’est déroulé dans trois régions chiliennes: La Araucanía, Los Ríos et Los Lagos, mais nous avons effectué essentiellement nos randonnées en Araucanía. C'est la région n°IX, car curieusement les régions administratives sont affectées d’un chiffre romain, et c'est peut-être par superstition qu'il n’y a pas de région XIII !
L'itinéraire est ici
L'Araucanie correspond peu ou prou aux territoires historiques des Mapuches, qui s’étendaient aussi en Argentine, le Rio Bio Bio ayant constitué, pendant trois siècles, une frontière intangible avec l'Empire aztèque, puis les territoires espagnols. Les Mapuches (littéralement « Peuple de la terre » en mapudungun, la langue indigène), appelés aussi Araucans par les colonisateurs, sont des communautés amérindiennes vivant aujourd’hui essentiellement dans les campagnes d’Araucanía, ainsi qu’à Santiago. On estime leurs effectifs à plus d’un million, soit 6 % de la population chilienne, mais les recensements officiels ne sont pas très fiables. On les présente souvent comme un peuple de farouches guerriers, car ils ont su résister aussi bien aux Incas qu’aux conquistadors espagnols. Une des illustres épopées de la résistance mapuche est personnifée par un jeune toqui (chef de guerre), Lautaro, qui a remporté des victoires successives contre les Espagnols entre 1553 et 1554, au cours desquelles Pedro de Valdivia fut tué et Concepción détruite. Lautaro, considéré comme le véritable libertador du peuple mapuche sera toutefois tué en 1557, suite à une trahison.
Mais après l’indépendance du Chili, c’est le début des malheurs pour ce peuple. La nouvelle république entend bien imposer sa loi sur ces territoires et ceci par la force et la répression brutale. Entre 1870 et 1880, une expédition génocidaire de l’armée chilienne, dite « pacification de l’Araucanie », a tué 800 000 personnes et fait chuter brutalement la population mapuche (une expédition du même type a eu lieu aussi en Argentine). Tout au long des années 1880, un processus de colonisation prive les Mapuches de leurs terres qui sont distribuées aux militaires et aux latifundiaires. En 1803, ils avaient cinq millions d’hectares; en 1927, ils n’en comptaient plus que 500 000. Pour ces indiens, devenus une minorité ethnique sur leur propre territoire, les années sombres ne font que commencer : processus d’acculturation, perte d’identité, famine, misère. Il n’est donc pas étonnant que l’Araucanía soit devenue la région la plus pauvre du Chili : il y a toujours un fossé éducatif entre les indigènes et les non-indigènes et un cinquième de leur population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Il y a aussi beaucoup de mépris de la part du Chilien moyen.
Des mouvements de revendication pour les terres spoliées ont eu lieu sporadiquement, sous l’impulsion de Manuel Aburto Panquilef, au début du XXe siècle. Mais ces mouvements furent systématiquement réprimés et bien entendu de manière extrêmement brutale sous la dictature militaire de Pinochet avec son cortège de tués, de torturés, de disparus et d’exilés, comme ce fut le cas pour Marta et Carlos, nos hôtes mapuches d’un jour.
Notre séjour chez
Carlos et Marta
Marta et Carlos nous ont accueillis dans leur ruka (la maison traditionnelle mapuche) qu’ils ont transformée en maison d’hôtes y a une vingtaine d’années. Elle est située à Melipeuco, un village dominé par le volcan actif Llaima et situé tout près de la porte d’entrée sud du Parc national Conguillio. J’ai découvert cette maison d’hôtes l‘année précédant ce voyage au cours d’une randonnée en raquettes à neige en Chartreuse. Un des gîtes où nous avions fait étape appartient au réseau « Accueil paysan » et ayant à occuper la fin de la journée, j’avais feuilleté le catalogue de cette association qui recense tous les adhérents du réseau dans le monde et j’avais pu constater qu’il n’y en avait qu’un seul au Chili: la Ruka Melilef. Préparant un voyage dans ce pays, j’avais donc dès mon retour contacté Carlos par courriel pour réserver une nuit. La très bonne impression que j’ai eue lors de nos échanges électroniques s’est confirmée sur place, tant l’accueil fut chaleureux de la part de ce couple adorable, comme s’ils attendaient des amis qu’ils n’avaient pas vus de longue date.
Quelques mots pour expliquer leur douloureux parcours. Lors du coup d‘état du 11 septembre 1973, Carlos alors âgé de dix-neuf ans et étudiant fut arrêté par les militaires et jeté dans une des nombreuses geôles improvisées du pays, comme des dizaines de milliers étudiants, syndicalistes, opposants ou simples citoyens dénoncés. Sa « chance », si je puis dire, est d’avoir travaillé chez Emmaüs et d’avoir pu être libéré grâce à l’intervention de l’Abbé Pierre, une personnalité respectée. Puis il a dû s’exiler en France durant vingt-cinq années avec sa jeune épouse alors enceinte, loin de leur terre ancestrale, de leur culture et de leur famille. Ils se sont donc intégrés dans la société française où ils se sont fait de nombreux amis et sont donc devenus parfaitement francophones. Après la transition démocratique, ils décident de rentrer dans leur pays afin de retrouver leurs racines.
Ils construisent alors leur ruka, entièrement en bois et de manière traditionnelle, au cœur d’une vaste propriété agro-forestière, dans leur but d’accueillir leurs amis français. Mais très vite leur projet s’inscrit dans une démarche non seulement « éco-touristique », mais aussi sociale et culturelle, voire interculturelle. Sociale, car le projet a pour ambition de recréer une dynamique au sein de la communauté, culturelle en favorisant les échanges et le dialogue.
Marta nous a longuement expliqué divers aspects de la culture et des mythologies mapuches, par exemple l’équilibre entre l’Homme et la Terre-mère, ou entre les forces positives et négatives : ainsi Ngenechen est la divinité des forces de la vie, tandis que Wekufu représente la mort et les forces de destruction. L’arrivée des Espagnols et la colonisation furent alors considérées comme l’œuvre maléfique de Wekufu.
La petite église en bois de la communauté Carlos, quant à lui nous a emmenés, en compagnie d’un autre voyageur français, visiter différents lieux et rencontrer plusieurs personnes de la communauté, en particulier le chef qui nous a introduits dans l’enceinte de l’aire cérémoniale. Il nous a également expliqué le problème de la terre qui n’est toujours pas résolu, malgré quelques timides avancées depuis les années 1990.
Notre trop bref séjour fut donc une expérience humaine enrichissante auprès de ce couple charmant qui a su nous faire entrer en contact avec leur culture. On ressent le traumatisme subi au cours de leur exil d'un quart de siècle en France, un pays qu'ils ont adopté et aimé, mais où leur fille unique, qui y est née et a construit sa vie, est restée.
L'intérieur de la ruka Je ne peux que recommander chaudement un séjour chez Carlos et Marta, d'autant que cette dernière a su nous concocter de délicieux repas, dont un saumon fraîchement pêché et des fraises cueillies au jardin : c'est d'ailleurs chez eux que nous avons eu une des meilleures expériences culinaires, ce qui n’est pas habituel au Chili, selon nous. Les chambres aux cloisons et plafonds de bambous tressés, sont modestes mais propres et la ruka, où règne un joyeux bric-à-brac de décors ethniques et où trône un énorme poêle à bois, est chaleureuse et accueillante. L'accès au Parc national Conguillio est très facile sur une route asphaltée depuis Melipeuco jusqu’à la porte d’entrée. Il y a des bus directs depuis Temuco et même depuis Santiago.
Où peut-on découvrir la culture mapuche ?
Nous avons visité deux musées
À Santiago, le Museo de Arte Precolombino : c’est certainement un des plus beaux musées d’art précolombiens d’Amérique latine, qui vaut largement le Musée Larco de Lima et qui peut même rivaliser avec le Musée national d'Anthropologie de Mexico. S’il n’y avait qu’un seul musée à voir dans la capitale, ce serait celui-là. Il offre au visiteur une somptueuse collection, très bien mise en valeur, de céramiques, de bijoux et de textiles des différentes cultures préhispaniques. Des objets de la culture mapuche sont exposés au sous-sol et on ne peut manquer au fond de la salle les impressionnants chemamülles, grandes statues de bois qui étaient disposées sur les tombes et qui étaient censées représenter l’âme des défunts et assister ceux-ci dans l’au-delà. Le musée est fermé le lundi.
Artefacts de la culture mapuche: "hemamülles" bijoux et coiffe . Musée d'art précolombien, Santiago. A Villarica, le petit Museo Histórico y Arquelógico, situé à l’intérieur de la bibliothèque. Il n’y a que deux salles mais on peut y voir une intéressante collection d’instruments de musique. A l’extérieur, belle reconstitution d’une ruka, de forme circulaire, aux murs et toits de chaume. Entrée libre, fermé le week-end.
Reconstitution d'une ruka traditionnelle, Musée historique et archéologique, Villarica Une lecture
Jean Raspail, Moi Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Albin Michel, 1981, 316 p.
C’est le récit de l’incroyable destin de cet aventurier d’origine périgourdine qui entreprit, après avoir vendu ses biens et contracté un emprunt, une expédition au bout du monde pour convaincre les Mapuches d’être leur chef et défendre leurs territoires face aux Chiliens. En 1860 il se fit proclamer roi d’Araucanie et de Patagonie, sous le nom d’Orelie-Antoine 1er ; un royaume éphémère qui dura jusqu’à l'arrestation d’Antoine de Tounens par les Chiliens et son expulsion en France où il mourut dans la misère en 1878. Curieusement ce personnage romanesque semble être encore de nos jours une sorte de héros national pour certains Mapuches et il a été souvent présent dans nos longues discussions avec Carlos. Quant au Royaume d'Araucanie, cette utopie a encore des adeptes de nos jours.
En revanche, la lutte pour la restitution des terres ancestrales, souvent dans la violence, est bien une réalité. Cette épineuse question est toujours à l'ordre du jour et le peuple mapuche n'a pas fini de revendiquer ses droits.