Un lion pour ancêtre
Dans des temps très anciens, au royaume de Vanga (situé dans le delta du Gange), une princesse nommée Suppadevi, aux mœurs très libres, fut attaquée dans une forêt par Sinha, le roi des animaux. Mais devant sa grande beauté, baissant les oreilles et frétillant de la queue, le lion tomba immédiatement amoureux de la dame. Celle-ci, loin d’être effrayée le caressa tendrement. La flamme s’empara alors de l’animal qui ne put résister à enlever la belle et l’enfermer dans sa grotte. Tirons le rideau sur la suite, au demeurant peu difficile à deviner, puisque Sinha eut deux enfants avec Suppadevi : une fille et un fils nommé Sinhabāhu (« le bras de lion »).
Quand ceux-ci eurent grandi, ils s’enfuirent avec leur mère. Puis après avoir tué Sinha, son "père-lion", Sinhabāhu devint roi de Sinhapura (la « ville du lion ») et épousa sa sœur. De cette union naquirent seize paires de jumeaux. Le prince Vijaya fut l’aîné d’entre eux, mais à cause de ses exactions il fut banni de Sinhapura avec ses 700 partisans. Embarqués de force sur une flottille, ils échouèrent sur la côte ouest de Lanka où ils fondèrent une colonie.
Zoophilie, inceste, parricide, princesses et souverains indiens avaient, semble-il, des mœurs particulières. Ainsi selon la légende, les Cinghalais ont-ils un lion pour ancêtre. Ce donc des « fils de lion», des Sinhala, c'est-à-dire des Cinghalais. Il n’est donc pas étonnant que cet animal figure sur le drapeau national : un lion d’or sur fond pourpre tenant une épée dans sa patte avant-droite ; il est omniprésent dans la culture du pays, notamment sous forme de sculptures.
La succession des royaumes
Remonter le temps au royaume du lion, c’est parcourir vingt-trois siècles d’histoire, une histoire indissociable de la prééminence du bouddhisme theravada, qui contrairement à la péninsule indienne, s'était maintenu du fait de l'insularité. Cependant il faudrait plutôt parler des royaumes, au pluriel, d’une succession de dynasties accompagnée d’une translation de leurs capitales du nord vers le sud au cours des siècles.
Dès le IIIe siècle avant J.C., les premiers rois établirent leur capitale à Anurâdhapura, dans la zone sèche du centre-nord de l’île, où s’épanouit une civilisation fondée sur la maîtrise des systèmes hydrauliques. Mais leur autorité était loin de s’exercer sur l’ensemble de l’île où subsistaient des pouvoirs locaux ou quand des envahisseurs venus d’Inde du Sud s’emparèrent du trône. Mais vers la fin du 1er millénaire, la monarchie d’Anuradhapûra s’effondra devant la montée de puissants royaumes tamouls et la ville tomba dans l’oubli.
Ces derniers s’établirent à partir du XIe siècle à Polonnâruvâ, faisant de cette ville la deuxième capitale, dans le centre-est de l’île. Ils furent finalement chassés par le roi cinghalais Vijayabāhu au XIIe siècle. Ses successeurs, notamment Parakrmabāhu 1er, rendirent au pays prestige et prospérité. Cependant à partir du XIIIe siècle un déclin s’amorça (dégradation des systèmes hydrauliques, invasions, paludisme) provoquant des migrations de la population cinghalaise vers les régions plus humides du sud et fixant une nouvelle capitale à Kōtte, une banlieue de Colombo de nos jours. Quant aux Tamouls, ils établirent aux XIVe siècle un royaume indépendant à Jaffna, au nord de l’île.
Lorsqu’au XVIe siècle arrivèrent les Portugais, à la recherche d’épices, ils établirent des comptoirs dans les zones littorales productrices de la meilleure cannelle de l'époque, s'emparèrent du royaume de Kōtte et convertirent assez brutalement la population locale au christianisme. L'ordre ancien était consommé. Ils se heurtèrent cependant à la résistance des Cinghalais qui se replièrent à l'abri de la citadelle naturelle que forment les montagnes au cœur de l'île. Un royaume indépendant fut constitué autour de leur nouvelle capitale Kandy, qui résista aux nouveaux colonisateurs hollandais, mais s’effondra devant les Britanniques en 1815.
Le « Triangle culturel »
Les trois anciennes capitales, Anuradhâpura, Polonnâruvâ et Kandy, dessinent au cœur de l’île les sommets d’un triangle au sein duquel s’est épanouie l’antique civilisation du Sri-Lanka. C’est ce que l’on appelle le "Triangle culturel", qui fait de cette région un véritable conservatoire de l’art bouddhique. Au centre dudit triangle, deux sites majeurs: Sigiriya et Dambulla. À Sigirya, un roi a défié les lois de la physique pour se construire un palais au sommet d’un rocher géant. Ses vestiges constituent l’un des spectacles les plus saisissants du Sri Lanka. Quant aux temples bouddhiques rupestres de Dambulla, ils conservent un grand nombre de peintures murales et de statues de toute beauté.
Anuradhâpura
Nous débuterons logiquement notre « remontée du temps » par la visite de la plus ancienne cité de l’île : Anuradhâpura qui s’imposa comme capitale de l’île pendant quelque quatorze siècles. À la suite de Devānampiya Tissa, le premier souverain-bâtisseur, plus d’une centaine de rois s’y sont succédé, lesquels ont insufflé à la ville un élan artistique et architectural considérable : palais somptueux, jardins raffinés, statuaire, bassins et surtout les énormes dagobas (stûpas) des monastères. Ils abritent une relique du Bouddha, dont la fameuse Dent qui a beaucoup voyagé dans le pays. Ces édifices comptent parmi les plus gigantesques du monde antique. Le plus impressionnant est le dagoba du monastère de Jetavanarama qui s'élevait à 122 mètres de hauteur (plus bas aujourd'hui) lors de sa construction au troisième siècle. Il n'était dépassé en son temps que par les pyramides de Guizèh. Quelque 90 millions de briques auraient été nécessaires pour son édification ce qui en ferait la plus grande structure architecturale en briques au monde.
Le dagoba Jetavanarama (IIIe siècle)Le périmètre archéologique - et sacré - est situé à l’écart de l’agitation et de la pollution de la ville moderne. Ce parc, à l’ombre d’arbres majestueux, peuplés de singes, est agrémenté par la relative fraîcheur des réservoirs qui témoignent des anciens aménagements hydrauliques. Ce pourrait être un endroit agréable pour s’y balader s’il n’était si étendu, s’étirant sur plusieurs kilomètres du nord au sud. Il est donc difficile de le parcourir à pied, aussi étions-nous heureux de disposer d’une voiture. Nous sommes partis de bon matin pour éviter les fortes chaleurs.
La rencontre avec le colossal hémisphère blanc du dagoba du monastère de Ruwanweliseya qui se découpe dans le bleu du ciel, fut un choc visuel. Sa flèche conique qui s’élève vers le ciel à 90 mètres de haut sur un empilement de chatra, symboliserait l’axe du monde. Plusieurs centaines d’éléphants montent la garde tout autour de la plateforme carrée. Ce dagoba était destiné à abriter le bol à offrandes du Bouddha. Après avoir laissé nos chaussures à l’entrée, nous pénétrons dans l’enceinte sacrée, puis nous entreprenons le tour du monument dans le sens des aiguilles d’une montre, évidemment. Nombreux sont les pèlerins à méditer, à prier, à déposer des offrandes (dont profitent quelques singes chapardeurs), à se prosterner devant une effigie du Bouddha.
Le dagoba du monastère de Ruwanweliseya
Pèlerins faisant le tour du dagoba ceinturé des couleurs du bouddhisme.
Notre visite du site archéologique s’est poursuivie jusqu’au début de l’après-midi, ce dont témoignent ces quelques images.
Le Samadhi Bouddha en attitude de méditation ou "dhyana" (Ve-VIe s.)
Les Bains jumeaux. Ces bassins servaient de bains purificateurs aux rois et à leur suite (Ve siècle)
Mihintale
Selon la tradition, la colline de Mihintale serait le lieu de naissance du bouddhisme au Sri Lanka. C’est ici que le prince-moine Mahinda, envoyé par le grand empereur Ashoka, aurait rencontré le roi Devānampiya Tissa en 247 avant J.C. pour le convertir au bouddhisme
Le site se situe à une vingtaine de kilomètres à l'est d'Anuradhâpura. Nous gravissons dans un premier temps de très longues volées de marches d’escalier qui mènent à la terrasse sommitale. Mieux vaut entreprendre cette ascension en début de matinée, avant les fortes chaleurs (on peut éviter le premier escalier en se faisant conduire jusqu’au parking intermédiaire). En haut, quelques pèlerins méditent (ou plutôt bavardent) autour d’un petit dagoba blanc cerné de colonnes anciennes et de palmiers. C’est le dagoba du Manguier, édifié à l’endroit précis où se serait tenu Mahinda lors de la rencontre avec le roi. Un dernier effort pour gravir l’escalier qui mène au grand Dagoba Mayaseya, lequel domine tout le site. La vue est saisissante sur les rizières, les collines et les forêts alentour, bien que quelque peu brouillée par la brume de chaleur en cette saison.
En définitive, si ce site mérite un détour pour la vue, il ne nous a pas vraiment séduits. Il est sale par endroits et le lieu étant sacré et il faut se déchausser sur toute la partie sommitale. À cet égard, notons que les gravats, les crottes de singes et de chiens errants ne sont pas en option, mais bien compris dans les droits d'entrée ! L'idée de grimper pieds nus jusqu’au au sommet de l’Aradhana Gala, le rocher dit de la « Convocation » d’où Mahinda prêcha son premier sermon, ne nous a pas enthousiasmés, à la vue des marches escarpées taillées grossièrement dans la roche, extrêmement déclives et exposées. Nous avons donc renoncé à la grimpette
Les très longs escaliers, l'Ambasthala Dagoba (dagoba du Manguier) et le rocher Aradhana Gala (prière de l'escalader pieds nus !)Polonnâruwâ
Comme pour Anuradhâpura, ce n’est qu’au XIXe siècle que les archéologues britanniques ont exhumé l’antique cité de Polonnâruwâ de sa gangue forestière et l’ont sortie de l’oubli. Ils ont découvert (au sens premier du terme) d'exceptionnels témoignages de l’apogée artistique et architecturale de la deuxième capitale du royaume de Lanka du XIe au XIIIe siècle. Une période relativement brève en regard de la première capitale au cours de laquelle le grand roi Parakramabahu (1123-1186) réalisa de grands travaux afin d’embellir sa capitale, construire de vastes systèmes d'irrigation, réformer les pratiques bouddhistes et encourager les arts.
Une quasi journée fut nécessaire à la visite du site, beaucoup moins étendu qu’Anuradhâpura, mais beaucoup plus riche à nos yeux sur le plan archéologique et artistique. Il serait fastidieux d’énumérer ici la multitude de chefs-d’œuvre rencontrés au cours de notre visite. Aussi, je n’en retiendrai que deux qui ont particulièrement attiré notre attention.
Le Vatadage
Au cœur de la cité historique, à l’intérieur de la terrasse dite de la relique de la Dent (une de plus !), généralement désignée comme le « quadrilatère sacré », le Vatadage est un des chefs-d’œuvre les plus accomplis. Il s’agit d’un sanctuaire circulaire très richement orné qui a conservé un décor exquis de hauts et bas-reliefs délicatement travaillés : frises de lions, de génies, de lotus. L’édifice est structuré selon les quatre points cardinaux auxquels correspondent quatre entrées. Chacune est gardée par une paire de nagaraja (figure hindouiste du roi des Nāga, coiffé de sept têtes de cobras), et précédée d’une pierre de lune (*). Quatre escaliers de quelques marches ornées de frises sculptées, conduisent au dagoba central où s’adossent quatre bouddhas regardant les quatre points cardinaux. Les colonnes qui entourent le monument laissent penser à l’existence d’une toiture en bois disparue. On peut se faire une idée de la structure supposée de l‘édifice grâce à une maquette exposée au Musée archéologique. Le lieu étant sacré, il nous a fallu évidemment nous déchausser.
Le Vatadage
Le Vatadage (*) La pierre de lune ou Sandakada pahana est un élément caractéristique de la sculpture cinghalaise. C'est une dalle de granite en forme de demi-lune qui fait fonction de seuil spirituel. Elle est ornée de frises concentriques constituées de cygnes, feuillages entrelacés, éléphants, lions, chevaux et taureaux, chacun de ces quatre mammifères symbolisant une des quatre étapes de la vie : croissance, énergie, puissance et patience.
Pierres de lune du Vatadage Le Gal Vihara ou « sanctuaire du roc »
Nombreux sont les visiteurs et les pèlerins venus voir ou vénérer quatre majestueux bouddhas, taillés dans une falaise de granite, au nord de l'ancienne cité. Le plus grand, de 14 mètres de long, est allongé, le deuxième est debout et les deux autres sont assis en attitude de méditation. Nous verrons d'autres statues monumentales du Bouddha dans le pays, mais ici nous sommes au sommet de la sculpture rupestre du Sri Lanka. Les artistes ont su tirer parti des strates de la roche, même si une veine malheureuse a laissé une marque sous le menton du Bouddha couché. Grâce et sérénité se dégagent de ces œuvres. Une invitation à la méditation.
Gal Vihara
Anuradhâpura versus Polonnâruwâ
Voici quelques photos d'Anuradhâpura (à gauche) mises en regard de celles prises à Polonnâruwâ (à droite)
Anuradhâpura: Dagoba Abhayagiri (1er S. av. J.C.), 75 m de haut. Polonnâruwâ : dagoba Rankot Vihara (XIIe s.), 50 m de haut.Pierres de lune. Anuradhâpura : temple Mahasena (VII-VIIIe s.). Polonnâruwâ : Vatadage (XII-XIIIe s.)Le roi naga et sa couronne surmontée du cobra à 7 têtes à Anuradhâpura (à gauche) et à Polonnorâwurâ (à droite)Anuradhâpura : escalier du palais Ratna Prasada (Xe s). Polonnâruwâ : escalier de la salle du Conseil de Parakrama Bahu (XIIIe s)Bains royaux. Annuradhâpura, Kuttam Pokuna (Ve s.). Polonnâruwâ, Kumara Potuna (XIIe s.)Alors si l’on tient absolument à voir des stûpas (dagoba) plus hauts et plus anciens, un bassin royal plus grand ou une pierre de lune plus ancienne et peut-être plus finement sculptée, il faut aller à Anuradhâpura. Mais s'il faut faire un choix entre les deux sites, mieux vaut, à mon avis, privilégier Polonnâruwâ. Bien que la première capitale soit bien plus ancienne, la visite des deux sites est redondante, à moins d'être un féru d'histoire et d'archéologie. Et puis Polonnâruwâ présente plusieurs avantages : le site est beaucoup moins étendu, les édifices y sont beaucoup mieux conservés et bien plus beaux sur le plan artistique. Enfin Polonnâruwâ se situe à proximité de deux sites majeurs du Triangle culturel: Sigirya et Dambulla.
Coup de griffe...
On peut comprendre qu'il faille respecter un lieu sacré et se déchausser en conséquence. Cependant, contrairement à d'autres pays d'Asie où le Bouddha accepte que l'on ne se déchausse qu'à l'intérieur du sanctuaire proprement dit, au Sri Lanka, non seulement il faut se déchausser dès le franchissement de l'enceinte extérieure et sur les gravats, mais aussi se découvrir la tête, y compris sur les sites archéologiques, considérés comme sacrés ! Donc le Bouddha aurait exigé que les deux extrémités du bonhomme soient exposées aux affres de l'enfer: se griller les pieds sur des dalles surchauffées par le soleil et se prendre une insolation. Et si par hasard vous auriez oublié d'ôter votre chapeau, un quidam aura vite fait de vous rappeler à l'ordre ! J'ai même rencontré une maman qui tentait vaille que vaille de protéger son bébé du soleil avec sa main, car à lui aussi les moines avaient interdit le chapeau !