Vendredi 15 juin :
Petit rappel de la veille au soir. J'ai débarqué à cette frontière pour entrer au Kirghizistan mais j'ai été refoulé par les militaires sous prétexte que cette frontière est réservée aux locaux. Ça n'est pas une frontière internationale et ma seule option était de faire demi tour, remonter toute la route jusqu'à Douchanbé en refaisant 4 jours de vélo. Après une bonne nuit de sommeil et de réflexion, je décide de retenter ma chance tôt le matin à la frontière. Évidemment le discours est le même. Je leur explique que je vais rester un peu à la frontière dans l'espoir de trouver un véhicule qui irait jusqu'à Douchanbé pour m'éviter de perdre 4 jours. Petit problème, aujourd'hui est le jour de la fête de l'aïd, c'est à dire que les musulmans fêtent aujourd'hui la fin du ramadan, les gens n'ont donc pas de raisons de franchir la frontière ce jour là. On reste chez soi ou chez les amis et on festoie.
Mon nouveau plan était donc le suivant : aller au village à 20 km de la frontière où j'avais été généreusement invité à déjeuner par une famille, retourner chez ces gens et leur demander de m'aider à trouver un taxi ou une voiture qui va à Douchanbé.
Ce qui va se passer dans ce village dépassera de loin ce que j'aurais pu imaginer.
Je roule ces 20 km sous un difficile vent contraire, reçoit en cadeau un sac rempli de bonne choses de la part d'un vieil homme, mange le morceau de mouton sur la route, arrive au village et retrouve sans trop de problème la maison sous les yeux intrigués des enfants dans la ruelle qui se demandent ce que fait cet étranger sur ce sentier couvert de terre et de bouze de vache séchée menant nulle part.
En arrivant je ne trouve que la femme de la maison qui ne parlait même pas le russe mais m'a reconnu et me propose de m'installer dans la pièce où était déjà installée une tablée abondamment remplie de sucreries et de bonnes choses. Elle me sert à manger une délicieuse soupe, j'attends un peu dans le doute, dans savoir si je dois sortir ou pas, si elle a compris mon problème et si elle a prévenu son mari que j'étais là... Finalement son mari arrive, visiblement au courant de ma présence, semble heureux de me revoir et me demande de rester ici pour manger, je lui expose mon problème et je réalise vite que la journée est spéciale et que j'ai tout intérêt à y rester un peu pour apprécier la manière dont ils fêtent la fin du ramadan. Je rappelle encore une fois que cette route n'étant à juste titre pas du tout empruntée par les touristes, ces villageois étaient absolument préservés de la présence des occidentaux et semblaient réellement en voir pour la première fois de leur vie. L'occasion était rêvées pour se plonger en absolue immersion chez des villageois perchés à 2000 m dans la montagne Tadjik.
Le monsieur de droite est celui qui m'a offert un sac rempli de nourriture sur la route du village Il me propose donc de rester pour la journée et même pour la nuit, et de repartir le lendemain. J'accepte, me détends et profite de l'instant en laissant aller à moi ce voyage culturel à mille lieux de mes standards européens.
La tablée qui m'attendait quand je suis arrivé par surprise Ce qui va suivre sera d'une rare intensité. Je reste dans cette pièce et voit soudain arriver 7 ou 8 hommes d'une cinquantaine ou soixantaine d'année, me serrant la main chaleureusement, s'installant autour de la table, dégustant quelques mets et repartant après une vingtaine de minutes. Puis ce fut au tour des amis d'enfance de mon hôte Ismail. 7 hommes, tous de 40 ans, la génération 78 du village, sont entrés avec leur bonne humeur, se sont installés, on a prié ensemble puis nous avons commencé à manger. Mais je n'étais que le début de mes surprises, nous sortons tous dans la rue, dérobons des bonbons aux enfants et faisons la tournée des maisons. Nous avons été dans 4 autres demeures différentes dans lesquelles nous nous sommes installés autour d'une superbe "table" au sol tapissée de sucreries, de douceurs, de fruits et de toutes sortes de bonnes choses dont je ne connais pas le nom, nous recevions des plats que nous partagions tous à deux ou à trois, autant dire que j'ai mangé toute la journée. D'autant plus qu'à chaque repas je pensais naïvement que ce serait le dernier.
Sur la route des festins avec mes bros Succession de festins sans fin Il est temps maintenant de faire une petite analyse et une description de ce que j'ai vu dans ce village très traditionnel :
Tout d'abord, les enfants. Il y en a énormément, je dirais même plus que les adultes. Tous habillés de manière traditionnelle à demander des bonbons en faisant du porte à porte. Même quand je marchais avec un groupe de locaux ils me regardaient comme une bête bizarre, bien conscients que ma tête ne correspondait pas aux standards locaux.
Astuce intéressante dans leur pays, ils ont intelligemment dévié le cours des ruisseaux pour que chaque maison ait accès à cette eau de source. Bien sûr on ne la buvait pas car il y avait des vaches en amont qui l'avaient possiblement souillée mais c'est bien pratique pour se laver les mains. Ah oui... Il n'y a pas d'eau courante chez eux. On boit l'eau qui sort de la fontaine directement puisée dans les sous sols, on remplit des grands récipients et on les amène à la maison, et on utilise l'eau du ruisseau pour se laver ou faire la vaisselle. Pas de douches, ici on se lave rarement le corps, on ne se lave que les pieds, le visage et les mains régulièrement. En parlant d'hygiène, les toilettes sont simplement ce qu'on appelle aux scouts des feuillets. Une petite cabane aux murs en terre séchée avec un trou au sol entre deux planches de bois, profond de plusieurs mètres pour se soulager, c'est basique mais ça fonctionne. Dans le village ça grouille d'enfants et d'animaux, la route qui traverse le village est tellement peu empruntée qu'elle est en permanence occupée par des enfants qui jouent, des vaches qui dorment, de poulets qui traversent la route, des ânes, des chiens, des chevaux, des chèvres... Les animaux font partie de la vie du village et on n'hésite pas à les frapper violemment quand ils gênent le passage ou quand on a envie de se soulager les nerfs, c'est comme ça. C'est toujours mieux que de frapper sa femme... Le rôle de la femme, parlons-en ! On ne les voit tout simplement presque pas. Elles sont reclues dans la cuisine et n'en sortent que pour servir leurs bons plats aux hommes assis en tailleur dans la salle à manger... Quand ce ne sont pas les enfants qui font le service. Les femmes se cachent par pudeur, se font les plus discrètes possible, se contentent de faire un considérable travail de l'ombre pour satisfaire le bien être de leurs hommes. En entrant dans chaque maison, on les voit à peine, on ne peut même pas les remercier pour leur abnégation, et on n'a pas à le faire. C'est leur rôle, elles l'ont accepté et sont heureuses comme ça... Information à vérifier, mais je n'ai jamais pu parler à une femme dans le village. On en vient à se demander si la grande majorité des habitants n'est pas constituée d'hommes !
Les habitants de cette enclave dans la montagne semble très préservée du reste du pays. J'en veux pour preuve, leur langue. Contrairement au reste du Tadjikistan ils parlent le Kirghize, langue turco-mongole, ce qui m'a beaucoup perturbé car j'étais persuadé que ce pays parlait une langue Perse. J'entendais des mots turcs et des mots perses, et j'ai fini par comprendre qu'ils parlaient les deux langues mais en famille principalement le Kirghize. Ces populations semblent ethniquement aussi plus proche des Kirghizes que des tadjiks, avec des traits plus mongoloïdes. Ils ont clairement les yeux plus bridés que les tadjiks du reste du pays, avec la peau très bronzée, des vrais hommes de la montagne. Il ne faut pas oublier non plus qu'on n'est qu'à 150 km de la Chine. Le fait qu'ils soient aussi préservés de l'extérieur est une richesse pour eux, ils gardent leurs traditions et leurs modes de vie, mais ils ont tout de même la télévision ! Ils connaissent bien le foot, les joueurs et les clubs européens et suivent avec intérêt la coupe du monde. Ils connaissent aussi bien les acteurs français et m'ont cité sans forcer Jean-Paul Belmondo, Alain Delon ou encore Pierre Richard. Je leur ai montré sur internet des photos de Pierre Richard aujourd'hui, ils ont eu un choc ! Il est loin de temps du grand Blond.
Ces gens sont extrêmement curieux quand il s'agit du monde extérieur et ont tous été pris d'une passion dévorante pour les photos de mon voyage sur mon appareil photo. Ils les faisaient défiler inlassablement en voulant savoir où était pris chaque cliché, souhaitant aussi particulièrement voir des photos de Paris dont ils ne connaissaient rien de plus que la tour Eiffel. Ce petit écran sur mon appareil photo était pour eux comme une étroite fenêtre sur le monde, un monde qui leur est si étranger.
Au détour d'une conversation, j'ai appris avec eux que la montagne était tout de même occupée par beaucoup d'ours et de loups, et que je n'aurais pas du dormir seul dans ma tente. Trop tard, le mal est fait.
Si j'étais désespéré ce matin, je suis très heureux maintenant de ne pas avoir passé cette frontière et d'avoir eu cette chance de m'immerger parmi ces braves paysans qui m'ont tout offert et m'ont accueilli comme si je faisais partie de leur communauté. A la fin de la journée tout le monde m'appelait par mon prénom, même des personnes que je ne connaissais pas.
Un morceau de la maison qui m'a accueilli Nous nous sommes couchés, Ismail et moi vers 22h dans la même pièce sur des couches à même le sol extrêmement confortables, je ne m'y attendait pas !
Samedi 16 juin :
Couché tôt = levé tôt
Si Ismail s'est levé à 5h pour travailler un peu dans son champs, j'ai osé une grasse matinée jusqu'à 6h. Le temps de faire un brun de toilette, les lits étaient rangés et remplacés par la tablée du petit déjeuner comme par magie sans que je n'ai pu croiser le regard de la fée du logis qui était la cause de ce miracle étonnant.
Pendant le petit déjeuner, une préoccupation me brûlait les lèvres. La France allait jouer ce jour son premier match de coupe du monde contre l'Australie et je n'avais pas le droit de le rater. Je lui ai donc expliqué clairement que soit je partais maintenant dans l'espoir d'arriver à Douchanbé avant 15h00, soit je restais une nuit de puis chez lui et regardais le match ici. J'avoue que j'ai orienté le choix vers la deuxième solution, qui me séduisait plus. Cette chance de rester dans un village traditionnel Tadjik ne se présente pas tous les jours. Il a compris et c'était décidé, je resterai une nuit de plus.
Nous sommes donc partis vers 11h vers un autre village plus en altitude (2500m) pour rendre visite à d'autres amis. Pour y accéder nous étions à 10 dans un minibus fait pour 7, ça passe. Dans cette maison haut perchée, nous attendait une autre tablée toujours plus abondante et variée, autour de laquelle de nombreux hommes sont venus de joindre à nous. Nous étions 25 autour de la table au moment du pic, moi au centre, coiffé d'un chapeau plus ridicule que traditionnel, dans le rôle du pacha, avec ces hommes tous plus âgés que moi qui me traitaient comme un hôte de marque. Le repas était comme toujours précédé d'une première durant laquelle tout le monde mettait ses mains ouverte (comme pour le Notre Père catholique) pendant qu'un homme récitait des versets en arabe, puis on se caressait le visage avec les mains comme pour symboliser le lavement et la purification du visage. Cette courte cérémonie était prise avec sérieux mais ne les empêchaient pas de faire des blagues en plein pendant la prière, l'homme qui la récitait, lui même faisait des bons mots en plein pendant sa récitation.
Encore un festin, plus haut dans les montagnes Le ventre bien plein, je dirais plutôt, bien trop plein, nous sommes tous partis sur le terrain de foot du village pour faire une partie à 25 personnes. C'était la première fois pour moi que je jouais à 2500 m d'altitude. Ça plus le ventre plein, ça n'était pas facile de se déplacer. Mais après quelques temps j'ai retrouvé un second souffle et j'ai fait honneur au drapeau français !
Direction la pelouse, on se prépare pour le foot Mes chaussures étaient d'ailleurs tellement glissantes que j'ai fini par jouer pieds nus, devant l'étonnement et même la désapprobation de mes amis, qui me faisaient comprendre qu'ils n'étaient pas d'accord du tout, que j'allais m'écorcher les pieds, voulaient me donner leurs chaussures... J'ai insisté et j'ai joué pieds nus. J'ai du passer pour un sauvage à leurs yeux, une ironie qui m'a rempli d'une grande satisfaction que j'ai encore du mal à comprendre...
Pendant la pause, on prend les photos avec la star. On se montre avec lui, ça fait bon genre. Je suis parti ensuite pour voir le match sur une petite télévision qui captait aléatoirement la chaîne de foot russe, assisté à une heure et demi d'ennui et m'a rempli de doute sur la capacité de cette équipe de France à aller loin dans cette coupe du monde.
Ma télé pour le match France Australie Deuxième partie de foot Après une deuxième partie de foot avec mes copains du village, nous sommes rentrés dans la maison pour un long c'était copieux dîner dont je me suis éclipsé pour admirer les étoiles, plus nombreuses que jamais.
On m'a donné des morceaux de moutons pour la route, dont un pied, que j'ai laissé discrètement à ma "famille d'accueil".
Un âne
Dimanche 17 juin :
Je suis parti tôt le matin, moins tôt que prévu car j'ai du réparer 3 fois ma chambre à air sous les yeux curieux des enfants de la maison. A mon départ, l'idée était de se rendre à 10 km de là à un marché local dans lequel j'aurais des chances de trouver un taxi pour m'emmener à la capitale. J'y arrive et rencontre immédiatement une tête connue qui m'aide à trouver un taxi. Arrive alors une scène qui m'a beaucoup amusé. Je suis devant la voiture du taxi en train de démonter mon vélo pour le faire entrer dans le coffre pendant qu'un attroupement s'est installé autour de moi sans même que j'ai eue le temps de le voir arriver. J'ai levé les yeux au bout de 2 minutes et me suis retrouvé au centre d'un cercle de respect d'une trentaine d'hommes qui m'observaient comme une bête curieuse m'activer sur mon vélo. J'en ai même joué et ai commencé à faire le clown, mimant une sorte de cours ou tutoriel de réparation de vélo, j'ai obtenu quelques sourires mais pas beaucoup de rires francs... Aucun sens de l'humour ces gens là. Dans un contexte différent, ce genre de scène aurait pu être vécue comme une agression, créant une atmosphère assez anxiogène pour la personne qui est au milieu, mais à force de comprendre ces gens j'ai bien compris que personne n'avait la moindre idée malveillante à mon égard, les gens me regardaient par curiosité mais l'idée de me voler quelque chose ne leur a certainement même pas traversé l'esprit. J'étais tout à fait à l'aise avec cette situation finalement. On s'habitue à tout.
Sur la route du marché, ce sont déjà des pics à plus de 6000 mN'ayant pas trouvé d'autre personne pour partager le taxi, j'ai payé le prix fort mais je n'avais pas le choix. Ce trajet jusqu'à Douchanbé était intéressant, faire toute cette route à l'envers c'était comme rembobiber sa mémoire en accéléré. Je revoyais tous ces villages ces côtes et ces descentes, ces montagnes, ces routes. Ces 4 derniers jours me revenaient à la mémoire étape par étape. En revanche j'étais loin d'accrocher avec mon chauffeur qui était un russe peu engageant, crachant sa chique par la fenêtre à longueur de temps, me tapant l'épaule dès qu'il avait un truc à me dire, en russe bien évidemment, et n'hésitant pas à couper le contact de son moteur en descente pour économiser un peu de gaz (il roule au GPL).
Une fois arrivé à l'hostel épuisé, j'ai sympathisé assez vite avec un français sur place, un baroudeur Français de 64 ans (à pied) qui s'est pris de passion pour l'Asie centrale et fut de très bon conseil pour la suite de mon parcours. Il a voyagé en Iran, en Afghanistan et autres en 1975, en connaît donc un rayon sur les voyages à l'aventure. Je me suis couché épuisé.
Mon camarade à l'auberge. On a eu beaucoup de conversations intéressantes sur tous les sujets possibles. Lundi 18 juin :
Le petit déjeuner était l'occasion de rencontrer un autre français de 41 ans (de Toulouse) qui voyage à vélo et revient de la route du Pamir. Nous sommes partis ensemble au marché aux puces locales pour y trouver des pièces dont nous avions chacun besoin, et nous sommes retournés à l'hostel après un déjeuner sur place. Une journée surtout consacrée au repos psychologique et à la préparation du départ de demain dans la direction de Osh au Kirghizistan. L'idée est de prendre un taxi partagé demain matin pour traverser les montagnes et me rapprocher le plus possible de Och. Si je passe la frontière Kirghize, ce serait déjà une belle performance. Une fois que j'aurai atteint Och, je retourne sur mon vélo pour traverser les montagnes jusqu'à Bishkek, sur une route qui est, selon les témoignages, magnifique et très en altitude. Ça me consolera un peu d'être passé à côté de la route du Pamir.
La cour de l'auberge de jeunesse