Le voyage musical d'un violoniste Français à la découverte de la culture Gnaoua, au Maroc
Novembre 2017
7 jours
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Ces deux carnets de voyages ont été écrits en 2017 et 2018, à l'occasion des visites rendues à mon ami Abdenbi Elmeknassi à Meknès, dans le cadre du développement de notre projet de duo musical autour de la musique Gnaoua : « Moltaka ». J'ai déjà passé un mois là bas un an avant, pendant lequel j'ai rencontré Abdenbi et découvert la musique Gnaoua.



Le but du premier voyage est l'approfondissement de mes connaissances sur la culture des Gnaoui. J'y vais pour travailler la musique de notre duo avec Abdenbi, et pour assister au Moussem de Sidi Ali.


Le deuxième voyage se passe environ un an plus tard, je viens participer au salon Visa for Music de Rabat avec Abdenbi, pour tenter d'y faire connaître notre duo. Je suis cette fois accompagné de Manon, l'attachée de diffusion que j'ai recruté pour s'occuper de nous.


Ces textes ont été écrits presque sur le vif. J'ai essayé de me contraindre à prendre un temps chaque jour pour écrire le récit de la veille, de manière à avoir une proximité avec mes émotions. J'ai voulu garder la fraîcheur du vécu, que la surprise des évènements m'habite encore quand j'écris.

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Morlaix, 7h. Je dégivre le pare-brise de la voiture place du Mac'halac'h. Un café croissant à emporter dans une station service près de Saint-Brieuc. Le goût du voyage. Le jour se lève face à moi. Le soleil en plein visage. Quelques bouchons sur les périphs de Rennes et Nantes. Rien de grave. Un quart d'heure de stress en arrivant à l'aéroport : « je suis en retard, le check-in est-il toujours ouvert ? » et l'éternel « mon violon sera-t-il accepté en bagage à main ? ». La technique du gros manteau et de l'étui porté très bas dans mon dos porte encore ses fruits. Les hôtesses n'y voient que du feu.


Vol sans histoire. Décollage, sieste, atterrissage, bienvenue à Fèz. Il pleut.


Mon voisin de siège me propose de partager un taxi jusqu'à Meknès. Prononcer Mmmknès. 200 dirhams chacun aéroport-medina. Rendez-vous à la sortie de l'aéroport. Bonnet bleu. Ok à tout à l'heure. Passeport tamponné, sac à dos récupéré sur le tapis roulant, 2000 dirhams retirés, je sors. Pas de bonnet bleu. Bon. C'était cher de toute façon.


Arrêt de bus. Pas d'horaire bien entendu, ni de garantie qu'il passe. Un taxi s'arrête. Propose de nous embarquer tous vers le centre ville, 30 dirhams chacun. Banco. Cinq français dans un taxi. Centre ville, bon séjour à tous bye bye. Petit taxi vers la gare des trains. 6 dirhams. Grande queue pour les grands taxis. Demain c'est le Mouloud, et tout le monde va à Mmmknès. Les taxis sont débordés. 25 dirhams pour un direct Mmmknès. Je fais la queue, monte dans une voiture, et m'endors.


On me reveille, je descends. Bon, visiblement je suis dans la ville nouvelle de Mmmknès. J'arrête un petit taxi bleu. « seulement vers la ville nouvelle ». Bizarre. Salam Aleikoum pardon de vous déranger, la médina s'il vous plait. Ah, on est encore à quinze kilomètres de Mmmknès ? Bon. Grand taxi. 70 dirhams pour la medina. Ah non ! 25 pour la ville nouvelle. Ok.


Arrêt principal des petits taxis bleus, Mmmknès. Bab Gnaoua ? Non, trop de bouchons. Bab Gnaoua ? Non. Bab Gnaoua ? Non. Salam Aleikoum excusez-moi de vous déranger, la médina s'il vous plait. Deuxième rond point à gauche, quinze minutes à pied. Bon, ok.


Krimo m'ouvre. Abdenbi m'accueille. On échange les nouvelles familiales et musicales. Nouhaila va mieux, elle travaille. Krimo a mal aux dents. Abdenbi au eu un coup de froid. Aïcha va bien. On va faire du tambour, et je répondrai au chant avec mon violon. On essaiera de rencontrer les gens de l'institut Français. On mange avec Abdenbi Aïcha et Karimo. Fatimzara et Nouhaila travaillent.


J'ai les yeux qui piquent.

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Après douze heures de sommeil réparateur, un petit déjeuner est le bienvenu. Un petit tour au marché me permet de vérifier que rien n'a changé à Mmmknès. Celui-ci s'étend sur plusieurs kilomètres. Selon les rues, on peut passer d'un Emmaüs à ciel ouvert à un souk traditionnel, une galerie marchande high tech ou un marché aux légumes traditionnel. Tout est à vendre. Portables, tongs, fauteuils, hamsters, fringues, jouets en plastique, pyjamas en pilou rose a faire s'évanouir Karl Lagerfeld, pigeons, tête de chameau, légumes, batteries de portables en gros, brochettes, instruments de musique, maillots de foot Neymar, vraies fausses casquettes Louis Vuitton, henné, meubles, bobines de fil...


Chaque seconde est un déluge de couleurs, de sons, de cris et d'exotisme. J'ai beau m'efforcer de trouver tout ça anodin, je reste tout de même un touriste et l'effet Cométéguédeur (voir annexe) est toujours présent malgré que ce soit mon deuxième séjour dans cette ville. J'essaye de ne pas trop montrer mon émerveillement de peur de me faire alpaguer par tous les vendeurs. « Hey mister ! English ? Spañol ? Français ? »


On passe près du mausolée où la foule s'amasse pour féter le Mouloud. C'est une grande avenue envahie de bout en bout par la foule. C'est pour ça qu'il y avait pénurie de taxis hier. Des petits groupes de musiciens font la manche, et des femmes proposent des tatouages au henné sur les mains. Ce sont les Issawa, je n'ai pas encore bien compris ce que c'est, mais ça n'intéresse pas mon ami Abdenbi, et nous continuons notre chemin.


Un jus d'orange frais à 13 dirhams, posé au café devant la grande place et ses attractions. Cheval décoré, autruche, singes, musique trop forte, voitures électriques pour enfants, poteries, jeux en tous genres. Je préfère rester assis dans la contemplation.


A midi, Aicha a fait un tajine au requin. C'est un peu élastique comme du calamar, mais beaucoup plus goûtu. Je ne comprends les conversations à table, que par les mots français qui se glissent dans les phrases. « Bhfgkel Maradonna dpzok dzufh kfjhe penalty lkqbdh nushg coupe du monde. » Je me dis que ça doit parler de ping pong.




Après manger et après la prière on commence à jouer un peu de musique avec Abdenbi. On parle de la cosmogonie Gnaoua aussi. Il y a Mimoun le noir, le roi rouge, le roi lune bleu, le jaune, vert, marron, blanc. En tout sept esprits principaux. En dessous il y a les esprits inférieurs, inféodés à un esprit. Certains sont gentils, d'autres méchants, certains croient en Allah, d'autres sont athées, il y a même des juifs. C'est comme des hommes, sauf qu'ils ont été créés avant.


La tradition Gnaoua date de bien avant le prophète. Aujourd'hui on l'intègre dans la religion musulmane, mais selon les demandes des clients, on peut chanter seulement sur les esprits, sans évoquer Allah, ou bien s'intégrer dans la religion, ou alors chanter sans évoquer personne, et servir de décoration à la soirée. On peut emmener les gens vers la transe, ou juste les faire danser. On peut sacrifier des animaux en hommage à des esprits (le roi rouge apprécie le sang de poulet).


On décide de baser notre spectacle sur les sept couleurs, et de faire un morceau par couleur. Abdenbi m'apprend donc le morceau de Meweme Balamoussaka et celui de Koubeyni, qui sont tous les deux des esprits bleus amis du roi-lune. On attaque aussi la suite de morceaux jaunes, mais c'est un peu plus compliqué et mon esprit est déjà saturé par les morceaux bleus.


On parle du Moussem, des Ma'alem, des tentatives de fusion Gnaoua-europe qui sont généralement ratées, du festival d'Essaouira auquel on essaiera d'aller jouer, de la résidence de mai, des projets. Il y a du respect et de l'amitié. La télé passe des soap-operas turcs mal doublés. On est bien.

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J'adopte avec délectation l'habitude d'aller boire un café sur la grande place de Mmmknès avant de commencer la journée. Zakaria le serveur nous connaît maintenant. Un café avec un verre de lait à coté. On fait le concours de celui qui renversera le moins de lait en versant dans le café. Abdenbi gagne haut la main. L'habitude je suppose. Demain j'aurai le coup de main et je gagnerai.


Un cireur de chaussures me cire les pompes pour 5 dirhams. Je lui en laisse dix parce que c'est quand même pas un salaire honnète, cinq dirhams. C'est une drôle de sensation que d'être assis à boire un café, avec quelqu'un à genoux à ses pieds en train de lustrer ses chaussures. C'est presque génant. J'aurais envie de l'inviter boire un café, qu'il se relève, qu'on discute, qu'il revienne à notre niveau. Mais les choses sont comme ça, et la barrière du langage est haute et solide.


Il y a dans la foule quelques mendiants manchots, une femme atteinte d'elephantiasis à la jambe, des enfants qui vendent des paquets de mouchoirs à 2 dirhams. Il n'y a plus d'enfants qui viennent jouer la carte de la pitié pour mendier avec l'air misérable et triste à la terrasse des cafés, c'est déjà ça.


Pendant le désormais rituel tour dans le marché je m'achète une carte sim marocaine et je deviens joignable au +2126 15 57 05 37, une ceinture, du cirage noir, et prends ma dose de bruit, agitation, cris, couleurs, foule et pyjamas en pilou rose.


L'après midi nous reprenons la musique et l'étude des traditions gnaoua.




Chaque couleur est associée à un jour de la semaine, un corps céleste, et à un esprit.


  • Le lundi : Bleu, la Lune.
  • Entre lundi et mardi il y a la reine Malika dont la couleur est le violet.
  • Le mardi : Rouge, mars, l'esprit rouge s'appelle le roi rouge. Est-il marié à Malika ?
  • Mercredi : Vert,
  • Jeudi : Marron. C'est la couleur des gens de la forêt.
  • Vendredi : Blanc,
  • Samedi : Noir, l'esprit noir s'appelle Mimoun.
  • Dimanche : Jaune
  • Enfin El Bouheli, c'est le vagabond. Il porte les sept couleurs.




Le gris, c'est la couleur de toutes les couleurs mélangées, c'est la fusion et la rencontre. Nous avons décidé d'inclure cette couleur dans notre spectacle, avec un morceau qui sera un peu plus personnel. Peut-être une composition, ou juste une manière de jouer différente, moins traditionnelle.




Pour celles et ceux qui ne savent pas quoi choisir comme vêtements le matin, vous pouvez vous habiller avec la couleur du jour, associée à celle de la veille ou du lendemain. Par exemple le lundi, habillez vous en bleu du lundi et jaune du dimanche, avec pourquoi pas une touche de rouge du mardi. Evitez à tous prix le vert du mercredi et le marron du jeudi, ça n'ira pas avec le bleu du lundi.


Un peu plus tard, en manque d'inspiration, j'essaye de jouer du Swiss'n, une sorte d'hybride entre le guembri et la mandoline, mais sans grand succès. Quelques minutes plus tard par un immense hasard, un grand joueur de swiss'n vient frapper à la porte pour discuter d'éventuellement inviter Abdenbi dans un festival de Malhoun, et nous boeuffons gaiement Abdenbi, le gars, Krimo au Djembé et moi. Demain j'essaierai de me déguiser en riche producteur, on verra si il y en a un qui vient frapper à la porte !




Nous continuons la musique après son départ, mais j'ai la tête farcie et je ne calcule plus rien quand Abdenbi me montre la musique de l'esprit rouge. Je le laisse à sa méditation musicale, et file me coucher. J'ai hâte d'aller au moussem à partir de lundi, la vie domestique monotone commence déjà à me peser.

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Un petit café avec le lait séparé, merci Zakaria. Ce coup-ci je n'en mets pas une goutte à coté, je commence la journée sur un pied d'égalité avec Abdenbi. On discute encore du rôle des Ma'alem gnaoui, qui va bien au delà de la musique. Ils connaissent tous les esprits, et savent rééquilibrer les couleurs dans les corps. Ils savent désenvouter, soigner la possession, mais aussi la provoquer, ou bien juste faire danser. Ils savent soigner là où la connaissance des voyantes s'arrête. Les voyantes lisent les cartes et communiquent avec les esprits, mais par d'autres moyens que les Maalem. On a le don de voyante ou on ne l'a pas. Généralement ça va de grand mère à petite fille en sautant une ou deux génération. Quand on l'a, il y a encore besoin d'un apprentissage pour apprendre a déméler les choses qu'on ressent.


Mon ami me dit qu'il ne vaut mieux pas commencer à rentrer dans les détails sinon on n'aura jamais fini mais je sens qu'il y a d'autres raisons pour qu'il ne me dise pas tout. On parle de l'apprentissage des Ma'alem, qui ne se fait plus comme à l'ancienne, quand les gens donnaient leur enfant aux Gnaouas. Aujourd'hui il faut prendre des leçons, et payer. Et la culture se perd un peu.


Un petit tour au marché aux poissons, on commande un kilo d'anchois vidés. Pendant que le poissonnier les vide, on va au marché de l'électronique pour faire réparer le transformateur de ma carte son.


Dans ce marché on trouve tous les adaptateurs possibles et imaginables, des circuits électroniques en vrac, des batteries de tous les types, les chargeurs qui ne vont jamais avec, des haut-parleurs bluetooth wifi filaires wireless extra boom bass reflex made in china garantis, des radios, des décodeurs télé, des paraboles, des téléphones, des chargeurs de toutes les formes et de toutes les couleurs avec néanmoins un penchant certain pour le flashy, et des ateliers de réparation électronique de 1m carré avec un empilement de circuits et de machins indéfinissables jusqu'au plafond, pendant que dans la ruelle où l'on ne passe pas à trois côte-côte transitent des cageots de pigeons vivants, des légumes, des mobylettes, des enfants, des chariots pousse-pousse. Il y a des gens qui cherchent, des gens qui appellent, des gens qui parlent au téléphone, des gens à vélos qui freinent en frottant leurs pieds par terre, des gens très élégants, des gens habillés n'importe comment, des gens qui chantent, des jeunes en Phillippe Plein et Louis Vuitton, des vieux en burnous, des femmes voilées des pieds à la tête et d'autres cheveux au vent avec l'air de gazelles et fières comme des lionnes. Le tout dans un nuage bleuté laissé par les mobs dont l'odeur âcre se mélange avec celle des grillades et des boulangeries. Les muezzins chantent qu'Allah est grand, les postes radio chantent les yeux des filles, mon transfo est prêt.


Abdenbi a des instruments à vendre, je fais une petite séance photo des instruments, et m'improvise portraitiste pour l'amie de Fatimzara qui passait par là. Si vous voulez des Guimbris, Karkabous, Tabl, Swiss'n, ou des tambours pour faire el Aada, faites moi signe. Il y a aussi un joli sac avec des coquillages brodés. Prix d'ami.


Après midi nous travaillons de nouveau sur le répertoire musical Gnaoua, et enregistrons une suite de morceaux pour les esprits bleus Meweme Balamoussaka et Koubeyni, et une pour le roi rouge Hammo. Je commence à être un peu plus familier des rythmes et modes, et me rends un peu plus compte de la finesse de cette musique.


La lecture des premières pages de l'anthologie de la culture Gnaoua qu'Aicha a été chercher au fond d'un coffre nous lance dans une discussion sur l'origine des Gnaoui. A priori au XVIe siècle le roi du Maroc a envahi le Mali et en a rapporté des montagnes d'or, mais aussi 350 000 esclaves (« plusieurs centaines » selon l'anthologie, mais Abdenbi insiste sur le 350 000), qui amènent avec eux leur culture et leurs croyances, qui par syncrétisme avec l'islam et la philosophie soufie aurait donné les Gnaoua. Mais comme c'était, et est toujours d'ailleurs, une pratique marginale, on a très peu de documents qui attestent ces suppositions. On parle aussi du commerce des esclaves pratiqué par les Marocains depuis le premier millénaire, qui aurait apporté petit à petit des sub-sahariens au Maghreb.


En tous cas, dans les textes des chansons se mèlent l'Arabe et la langue « ethnique » dans laquelle on entend des références au Bambara et au peuple Peul. Il y a donc très clairement des origines sub-sahariennes dans la culture Gnaoua.


Demain soir nous irons à la première soirée du Moussem de Sidi Ali ben Hamdouche, c'est un grand rassemblement de Gnaouas. Ca dure toute la nuit, il y aura de la musique, des voyantes, des transes, des Maalems de pacotille, des vrais et j'ai bien l'intention d'y faire un stage en immersion. Je ne sais pas si j'aurai beaucoup de temps pour écrire, mais je vais essayer quand même.

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Je me lève tard, Abdenbi part au café sans moi. Je rejoins le café un peu plus tard mais ne le trouve pas. Je pars faire un tour tout seul dans la ville, emprunte des chemins différents de d'habitude, plus de voitures, moins de marchés, un peu de médina, et comme je me promène seul, mon premier marchand qui veut me faire visiter sa boutique. Ca ne me manquait pas du tout.


Je suis heureux de ne pas être dans un endroit trop touristique, car c'est le genre de gens qui gâchent le séjour des occidentaux. Une fois de temps en temps pourquoi pas, mais vingt par jour c'est vraiment relou. « Bonjour, hello, ola ! Where are you from ? La France ? J'ai visité la France moi aussi, Paris, Montpellier, Toulouse... Tu viens de quelle vile, Paris ? Bretagne ? C'est près de Agen ça non ? Je suis artisan, viens voir ma boutique ! Noooon, tu n'es pas obligé d'acheter, c'est juste pour regarder ! »


De retour à la maison, je me plonge dans la lecture des pages suivantes de l'anthologie des Gnaouas. On y parle des différents Mulk (esprits, Djinns) qui sont invoqués dans la cérémonie, il y a les Samawiynes bleu ciel, les noirs Mimoun et Mimouna, mais aussi les blancs musulmans : Allah himself, Mohammed, Bilal son Muezzin, Ali, Fatimazara, et tellement d'autres. S'ensuit une discussion passionnante avec Abdenbi pour les corrections. Selon lui, l'Anthologie comporte beaucoup d'erreurs et ne couvre qu'un seul pourcent de la totalité de la culture Gnaoua.


Vers 20h je pars tout seul vers le moussem de Sidi Ali ben Hamdoush en taxi. Arrivé là bas je découvre une sorte de Saint-Chartier de musiques de confréries, mélangé à une grande braderie et un immense rayon boucherie de supermarché à ciel ouvert. Les magasins vendent pèle-mêle des plateaux d'offrandes tout préparés avec des encens du lait et des herbes, des moutons et des poulets vivants pour les sacrifices, des keftas avec la viande des sacrifices (à éviter, ce sont généralement des animaux un peu trop âgés, ca ne fait pas de la bonne viande). L'air est empli des odeurs d'urine de mouton, d'encens et de grillades. Les murs des échoppes sont tapissés avec des grands tissus colorés. Des gens vendent des chaussettes, des bijoux, des lampes de chevets « reine des neiges », des chargeurs de téléphone, du maquillage, des foulards, du matériel pour les cérémonies, des instruments de musique de mauvaise qualité, des bonbons...


La foule est dense. Je tombe sur une procession de musiciens avec des tambours et des raitas (sorte de hautbois qui se jouent en souffle continu), et les suis cahin caha dans la cohue jusqu'à une impasse couverte où les gens placent des bougies allumées dans une anfractuosité du mur. Les musiciens jouent un peu, font monter l'ambiance, les gens dansent, puis tout le monde se disperse. Je n'ai rien compris.


Un peu plus loin lorsque je pointe mon nez à l'entrée d'un garage d'où sort de la musique, un moustachu me fonce dessus parmi la foule et véhémente. Après traduction, il me demande de l'argent. Je donne 10 dirhams et il retourne à la musique. Pas très cool comme accueil, je change.


Sous une tente, des raitas et des tambours. Je suis épaté par la synchronisation des joueurs de raita, qui font des mélodies semble-t-il sans fin dans un unisson parfait. On me demande encore de l'argent pour les musiciens, plus besoin de traduction pour comprendre. Je donne un billet de 20 dirhams. Merde, le mec me parle encore et je comprends pas un mot. Mon voisin me traduit en anglais que le mec me propose de faire une prière en mon nom. Je refuse poliment. Je demande à mon traducteur si il sait où sont les gnaouas, et lui et son ami m'emmènent à travers la ville à la recherche d'une Lila.



Mon nouvel ami est un avocat de Meknès, qui s'appelle Mohammed. Il me demande si je suis marié. On parle de la difficulté d'avoir des relations d'amitié avec des femmes. Lui n'est pas marié, il me dit qu'il n'est pas pressé. Il me dit aussi qu'il y a beaucoup de prostituées au Maroc. Je ne sais pas trop quoi en penser.


On trouve une maison d'où sortent des sons de Qraqeb et de Guembri. C'est une lila qui commence. On reste un peu, mais il n'y a que les musiciens. Il manque les voyantes, les Jedda, les encens et les danseurs. On s'en va.


Nous arrivons dans une autre maison d'où proviennent des sons de flutes et de tambours. Un videur à l'entrée filtre les gens qui ont bu de l'alcool. Quand nous entrons, la musique est en pause, et il y a un début de bagarre avec des jeunes qui se sont fait refouler à l'entrée. Après quelques minutes, la musique ne reprend pas, on s'en va.


Un peu plus loin on entre dans une maison d'où sort de la musique, le videur nous laisse rentrer mais nous dit que c'est plein. Je me faufile un peu pour voir quelque chose, il y a un cercle composé de deux joueurs de flute, deux percussionnistes et une femme. Ils sont tous assis en tailleur, sauf la femme à quatre pattes. Elle est visiblement en transe. Elle agite sa tête, les cheveux détachés. Elle a la tête devant un tambour qui joue très fort. Je ne reste pas longtemps et rejoins mes amis dehors.


Un peu plus loin on entend la fin d'al aada (la partie extérieure d'une Lila). Des tambours et des Qraqeb. On rentre, et on trouve la Lila en train de commencer. Ce coup ci il y a tout. La Maqdema (voyante) et ses assistantes, les encens, le Jedda (« vétéran de la transe » selon l'anthologie de la culture Gnaoua), le public venu en nombre, et les transes. Les gens dansent sans retenue, VRAIMENT sans retenue, il faut parfois plusieurs personnes pour les tenir et éviter qu'elles blessent quelqu'un. Parfois certains tombent raides et ont des convulsions violentes. Les assistants les couvrent de la couleur de l'esprit invoqué et leur font respirer l'encens adapté. Ils en mettent aussi sur les pieds. Un homme reste vingt bonnes minutes sans bouger recroquevillé sur lui-meme au milieu de la piste.


La voyante est une grosse femme qui fait semblant de rentrer en transe. Elle se trémousse à quatre pattes avec l'air possédée, mais de temps en temps elle s'arrête pour demander aux musiciens de jouer moins fort, puis reprend immédiatement. Elle harangue le public, scande des incantations, mais ça sonne faux. A la fin de la séquence d'El Bouheli, elle distribue des morceaux de pain et de sucre à chacun des membres de l'assemblée, avec une petite prédiction personnalisée. Après les dix secondes de barrière de langage, elle m'annonce via mon ami traducteur que quelque soit ma religion, il faut que j'aille prier. Merci, j'y songerai.


Ensuite le Maalem entame la séquence des Mluk noirs, et les choses deviennent plus sérieuses. Les transes deviennent plus violentes. Des gens se roulent par terre. Les musiciens sont menacés de piétinement, le micro est en danger, mais ils ont l'air sereins. C'est normal. Un homme prend un couteau et passe la lame à toute vitesse sur sa langue, ses bras nus, sa tête, ses jambes. Il y a du sang. Ca dure un bon quart d'heure, puis la musique s'arrête. Il s’assoit au milieu de la salle, et fait quelques divinations pour les gens qui viennent le voir. Tout va bien, c'est normal.



Après la pause, les musiciens continuent le noir avec un nouveau Mluk : Fufo Jnba. Cette fois, le gars au couteau va prendre des bougies attachées ensemble par une ficelle. Il les allume, on éteint la lumière, et personne ne chante joyeux anniversaire. Au lieu de ça les assistantes de la voyante tendent un grand tissu noir au dessus de sa tête, et il passe la flamme des bougies sur ses mains, ses bras, ses pieds. Si mes notions rudimentaires de médecines sont exactes, il devrait avoir mal quelque part, mais il n'a pas l'air. Les bougies passent de main en main et plusieurs personnes font de même, sous le grand tissu noir.


Une fois que c'est fini, les musiciens font une pause, et je m'éclipse car il est déjà deux heures du matin.


Je voudrais revenir sur un détail rigolo. En fait, les pyjamas en pilou rose, c'est pas des pyjamas ! Les gens viennent à la Lila, entrent en transe avec des pyjamas Mickey ! Pull et pantalon ! Avec des robes de chambre a motifs léopard rose ! La plupart sont bien habillés hein, ne me faites pas écrire ce que je n'ai pas écrit. Mais certains et certaines, wouaw, ça pique les yeux !

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Reveillé au chant du muezzin de 5h 7h midi, je passe le début d'après midi tranquille à la maison à glandouiller au calme. On joue un peu de musique pour préparer le tournage de la vidéo du lendemain. A 17h nous nous rendons à l'institut Français de Mmmknes pour rencontrer le directeur et tenter d'y être programmés en concert.


L'institut Français est situé juste à la limite entre la nouvelle ville et l'ancienne. C'est l'ancienne ambassade de France, et le bâtiment a un charme suranné des années 1960-70 qui me rappelle un petit peu mon école primaire et les bureaux où mes parents travaillaient quand j'étais petit. Le directeur Alain Millot nous reçoit et nous écoute raconter notre projet avec attention. Il semble intéressé par une éventuelle programmation en septembre 2018. Cool ! Ce n'est donc pas la dernière fois que je viens au Maroc.


Le soir je retourne au moussem en taxi. Une fois sur place je me promène dans les rues bondées, à la recherche d'une lila. Malheureusement j'arrive un peu tard et tout est déjà bondé et pas moyen de rentrer. J'entends des qraqeb derrière des portes fermées, ou par les fenêtres des étages. Ceux là font leur lila privée, et on ne peut pas rentrer.


Par une fenêtre je vois une salle pleine, tout le monde est bien habillé, la porte extérieure est fermée donc c'est un événement privé. Les musiciens gnaoua sont debout, dansants, tambours et qraqebs à plein volume. Il y a un très grand récipient à encens, comme un brasero à fumée. Au milieu de tout ça un veau, un peu apeuré, un nœud rose sur la tête. Il doit ressentir du plaisir à être au centre de l'attention, mais c'est peut-être un peu trop par rapport à d'habitude, ça doit cacher quelque chose. A sa place je me méfierais. Je reçois quelques regards de la part de ceux qui sont à l'intérieur. Je pense que je gêne et m'éclipse, laissant le veau à son sort.


A travers les rues, je retombe sur une procession qui m'emmène de nouveau vers cette impasse où les gens mettent les bougies dans le mur. Je comprends que c'est Lalla Aïcha qui se trouve là. Qu'est-ce que Lalla Aïcha, me direz vous ? Selon la tradition gnaoua, il s'agit d'un esprit au même titre que Shamarosh ou sidi Mimoun, qui s'appelle Aïcha mais qui n'est pas l'esprit de la femme du prophète Mahommet. C'est quelqu'un d'autre. Elle représente la vie. Par extrapolation je pense qu'elle doit représenter la fécondité et l'amour. Une vénus musulmane en sorte. Selon la légende, un saint serait venu visiter le saint local dans son mausolée, mais ce dernier serait mort avant que son ami n'arrive jusqu'à lui. Le visiteur s'est donc arrété là où il se trouvait c'est à dire sous un figuier à trois cent mètres du mausolée, et y a déposé l'esprit qu'il portait : Lalla Aïcha. Et depuis, c'est un lieu de pélerinage. On y apporte des offrandes, on y sacrifie des animaux, on y met des bougies, on y joue de la musique.


Derrière une porte légèrement entrouverte j'aperçois des gens et du sang qui coule par terre. Ce doit être là qu'ils sacrifient les animaux à Lalla Aïcha. La porte se referme bien vite, je ne peux pas rentrer.


Je pars me promener un peu plus loin, sans trouver de gnaouas. Juste des cérémonies Aissaoua à base de raitas flutes et tambours. Là par contre c'est public, il y a beaucoup de monde sous les grandes tentes. Il y a en général une seule femme en transe/danse devant les musiciens. Les gens sourient, discutent, rigolent, c'est plus détendu que dans les lilas. Je connais moins bien cette confrérie, et je ne peux pas trop décoder ce que je vois. On m'a dit que c'était une branche du soufisme, donc ils recherchent la communion avec Dieu et l'oubli de soi par la transe. Ce n'est pas exactement comme les gnaouas qui cherchent plutôt à se désenvouter des différents esprits par la transe.


Je rentre tôt en taxi, un peu déçu de ne pas avoir trouvé de lila. Bah, c'est comme ça. Demain inc'h allah.

8

Au réveil, je passe un peu de temps dans la médina avec ma caméra pour essayer de réaliser quelques vidéos qui rendraient une bonne impression de mon ressenti. Problème, les gens n'aiment pas beaucoup être filmés, et c'est difficile de se promener dans la foule avec une caméra allumée sans se faire alpaguer par les vendeurs attrappe-touristes et les gens qui ne veulent pas être sur l'image. Je filme donc des ruelles désertes, quelques chats, une belle porte, et la vue depuis la terrasse du café sur la place. Que du calme sans personne, alors que je voulais du mouvement, des couleurs et du bruit. Bon. Il va falloir que je fasse des progrès en réalisation de documentaires.


Au retour, nous travaillons encore la musique avec Abdenbi, et nous tournons deux vidéos musicales. Je me rends compte devant le micro que ma performance est bien en dessous de mes exigeances. J'ai encore beaucoup de mal à trouver la manière dont la mélodie se pose sur la pulsation. C'est une rythmique tout en contretemps, en l'air, et jamais vraiment décidée entre binaire et ternaire. Comme les qraqebs sont supposées amener la base rythmique, le guambri donne le groove et se pose à coté de la pulsation. Comme on n'est que deux sans percussionniste, j'ai beaucoup de mal à me caler sur la mélodie sans repère rythmique. Il me reste encore beaucoup de travail à faire avant d'arriver à jouer cette musique correctement.


Nous sommes moyennement contents des vidéos réalisées, mais nous arrivons à extraire deux passages d'une minute environ qui sont à peu près potables, et je les monte vite fait.


Vidéos dans la médina, djellaba, travail et vidéo avec Abdenbi. Moyennement content. Progrès à faire.


Moussem, mec bourré dans le taxi, sidi ahmed et retour, lalla aicha procession mouton, lila bondée, bagarre, musiciens et maalem pas très présents, pas d'encens. Le mec qui mange des verres. Retour maison, sieste d'un quart d'heure et départ pour l'aéroport.

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La refléxion qui me vient à la fin de ce voyage, c'est l'importance du champ symbolique dans notre construction personnelle. Le gnaoua a une mythologie complète, des rituels, des formules, des symboles très nombreux, qui structurent le lien entre le monde visible et invisible, entre le monde des émotions et le monde des réactions.


Ce qui est vrai, c'est ce que l'on croit vrai. Etant donné qu'on n'a aucun moyen d'accéder à une vérité universelle, si tant est qu'il en existe une, il nous incombe de borner l'univers sous peine de sombrer dans un espace dénué de repères. L'humain a besoin de se définir une réalité par un certain nombre de symboles, codes, marqueurs. Et cet ensemble d'idées abstraites devient une réalité tangible. Si je décide que tel concept est vrai, alors il le devient tangiblement pour moi. Si je décrète que cette personne a le pouvoir de me guérir, alors je guérirai réellement. C'est comme ça que fonctionnent les religions, la magie, le gnaoua, et plus largement l'être humain.


Nous évoluons dans un espace avant tout symbolique, qui nous permet de restreindre la réalité à une portion cohérente et compréhensible. La plus grande partie de ce champ symbolique nous est donné par la société, mais nous pouvons aussi en redéfinir une partie nous même. Les gnaouas sont élevés dans la croyance d'un monde invisible peuplé d'esprits en interaction constante avec le monde visible, le maalem et la voyante étant les ouvreurs de portes entre les mondes. Et de fait, les esprits existent réellement, les possèdent, leur donnent des maladies, les font entrer en transe, faire des choses impossibles dans le paradigme occidental, comme manger des verres ou se passer un couteau sur le corps sans se blesser ou se brûler sans souffrir.


J'ai aussi hérité d'autres symboles structurants : Noël, les anniversaires, les lois, la science. Oui la science, pourquoi pas. Je ne suis jamais allé sur la lune ni dans les étoiles, je n'ai pas conscience de la nature de la matière, ni même que la terre est ronde, après tout je ne fais que croire ce que me racontent les scientifiques. Et de fait, mes croyances deviennent réalité. L'homéopathie ! Personne ne sait si ça a un effet quelconque sur le corps humain, et pourtant ça marche parce qu'on a décidé que ça marche.


Il y a quelques temps une amie me voyant souffrant du manque d'amour, m'a appris un rituel de « magie blanche ». Elle m'a dit de trouver une pomme de terre en forme de cœur, de projeter dedans mon intention de remplir ma maison d'amour, et de placer cette patate bien en évidence dans la maison, à un endroit où mon regard tomberait souvent dessus. J'ai essayé, et une dizaine de jours plus tard l'amour frappe à ma porte. Je ne connais pas la proportion du hasard et de l'efficacité de ce rituel, mais le fait est troublant.

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C'est la capacité d'émerveillement devant n'importe quel objet anodin, lorsqu'on est en voyage. « Cette cuillère est une cuillère Québécoise, elle est vraiment extraordinaire ! » alors que c'est une cuillère Ikéa parfaitement normale. C'est une sensation délicieuse, grisante, qui redonne au monde un peu de brillant. Etre étranger de nouveau, enfant nu sans connaissance ni raison. Tout est beau et nouveau, grand, enthousiasmant, merveilleux.


L'effet tire son nom de mon premier voyage au Danemark avec mon ami Olivier. En sortant du train qui nous ramenait de l'aéroport au centre ville de Copenhague, tout nous semblait merveilleusement Danois. Les lampadaires, les vélos, les gens, les noms des rues que l'on s'amuse a essayer de prononcer en Danois, les affiches. L'une d'elles, en 15x15 mètres présente un guitariste et j'essaye de lire le titre en Danois : « Cométéguédeur... Génial ! Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » Il s'agissait en fait de la comédie musicale sur les Beatles « Come Together » …