Région septentrionale de l'Île de Lewis and Harris.
233 Km.
J'entame enfin le dernier acte de cette odyssée. Et quoi de mieux que se faufiler de nouveau dans mon biotope de prédilection qui n'est autre que la tourbière. Par chance, il n'a pas plut la veille et la lande mi sèche, mi humide m'apporte son lot de fraîcheur tout en maintenant mes pieds au sec. La carte topographique m'annonce le programme du jour qui consiste à baguenauder à travers la tourbe en matinée jusqu'au hameau d'Achamore. Le sentier boueux laissera ensuite place à une longue portion de route non sans intérêt jusqu'à Stornoway, capitale de l'archipel.
Pour l'heure, je me sens bien. Les éléments sont de mon côté et le panorama à 360° que m'offre cette immense plaine jaune moutarde est époustouflant. Dans mon dos se dessinent les montagnes aplaties du Sud-Est de Lewis. Devant, au loin, le minuscule village d'Achamore. Et au milieu de cet océan de bruyère, je comprend pourquoi Achamore signifie 'le grand pré' en gaélique.
Il y a comme un air de Montana dans cette vaste plaine.Après ce condensé de grands espaces, je rejoins finalement le village d'Achamore dont la ressemblance avec un simple carrefour est à s'y méprendre. Une douzaine de maisons et un abribus suffisent à qualifier le vide carrefour de village. Ici les dimensions ne sont pas les mêmes que dans nos bourgades continentales. Ici on réfléchit à taille humaine. Dans ce pays connu pour avoir plus de moutons que d'hommes et femmes, les hameaux sont villes, les minuscules ports de pêche des hubs et le service public une merveille d'administration qui n'oublie personne tant la densité de population y est faible. En témoigne ce Van officiant comme transport public qui s'arrête devant moi alors que je buvais un coup sous l'abribus.
" Je continue à pied, merci " dis-je à son chauffeur.
Sans crier gare, voilà que le bitume se substitue à la gadoue sous la semelle alors que j'emprunte la A858 jusqu'à Stornoway. Sur ces 11Km à sens unique qui me relient à Stornoway, rares sont les automobilistes, et l'impression de grands espaces y est toujours vivace. Cette dernière portion avant la capitale n'est pas dénuée d'intérêt puisque les premiers shielings apparaissent ici et là à mesure que j'avance. Il était de tradition que femmes et enfants déplacent leur bétail durant l'été dans cette lande afin de laisser leur principal pâturage le temps de repousser. Je comprends dès lors la mesure de cet espace qui me transporte deux générations plus tôt. Ces abris spartiates sont peu à peu devenus des cabanes permettant à leur propriétaire de quitter le relatif tumulte de Stornoway et de profiter d'une retraite à l'écart de la ville.
Avec leur façades colorées, les shielings amènent du charme à une lande parfois désolée.Des éoliennes guettent mon arrivée et témoignent des premières traces de civilisation moderne. Les grandes asperges d'acier me surplombent de leur pales condescendantes dans un doux bruit sourd. Sur cette route que les bâtisseurs mirent 20 ans à bitumer, la lande tourbée a su se montrer tenace et fidèle à sa réputation d'être ce repoussoir à l'Homme que j'affectionne tant ! Malgré tout, l'homme a su s'acclimater par son génie et je n'ai plus qu'a suivre ses traces. Voilà qu'après les hélices, j'aperçois un amas de gigantesques paraboles au loin, relayant certainement les ondes TV aux habitants de la capitale. Ici, plus besoin de carte, suivez les indices qu'égrène comme des miettes le monde moderne dans le paysage. Sauf que les miettes de pain sont à Hänsel et Gretel ce qu'antennes et éoliennes sont à moi. Sauf que ma maison de pain d'épice ne sera pas un maléfice mais bien le Château de Lews marquant mon arrivée à Stornoway.
Lews Castle, ma maison de pain d'épice à moi, porte d'entrée de Stornoway.Stornoway, capitale des Hébrides Extérieures, berceau du Black Pudding !
247 Km.
Le premier visuel que j'ai de Stornoway est son port de pêche. Et quel choc ce fût pour ma rétine ! La ville ne mérite pas d'être connue. Laissez-la tranquille, n'en faite pas de reportages à la télévision ! Ne la documentez pas dans les magazines des salles d'attente. Laissez-là à l'écart des projecteurs car c'est de cette discrétion que la capitale tire tout son charme. C'est en quittant les jardins royaux du Château de Lews que je me retrouve nez à nez avec un panorama sur la criée de Stornoway. Jamais je ne me serais douté tomber sur pareille cité. Et ne l'avoir jamais entraperçue auparavant donne à la ville ce cachet abracadabrantesque qu'on ressent en découvrant quelque citadelle cachée, loin du regard étranger et à l'écart de tous.
Pour moi cette première vision sur la ville est un Momentum ; pour la ville, une invitation à la découvrir.
Fondée au IXe siècle par les Vikings, Stornoway signifie "baie de navigation" en vieux norrois. Avec 9,000 habitants au compteur, la cité portuaire à plus d'un tour dans son sac. La magie opère rapidement au cœur de ses ruelles pavées et pour celles et ceux friands de s'essayer à la gastronomie locale, allez jeter un œil en direction du Crown Inn. Le pub y sert quotidiennement de purs produits du terroir et parmi ceux-ci la fierté locale : le boudin noir (leur Black Pudding Burger est un cadeau du ciel ! ).
C'est le Heb Hostel que je choisis comme QG pour les deux prochains jours. L'auberge aux murs roses à le triple avantage d'être située en plein centre-ville, de demander une somme modique pour ses lits et de me permettre de reprendre des forces en vue de l'ultime étape de mon périple. Je profitai de ce city-break pour découvrir la ville, ses pubs et son phare péninsulaire : Arnish Point.
Si la cité viking marque pour beaucoup le clap de fin de l'Hebridean Way, elle est aussi le dernier point de ravitaillement pour une minorité de trekkeurs jusqu'au-boutiste désireux d'atteindre Butt of Lewis, 50 kilomètres plus au Nord, et marquant ainsi le réel terminus géographique du parcours.
Après c'est l'Océan.
Comme un cygne blanc, le phare d'Arnish Point veille sur les marins.
C'est non sans un pincement au cœur que je quitte les ruelles pavées de Stornoway la bien-aimée. Je pris tout de même soin d'emporter avec moi deux fioles de whisky après un bref passage dans la maison à whisky du coin. La première pour oublier le confort perdu de la cité viking ; la seconde pour fêter la fin de mon périple d'ici deux jours. Si j'y parviens..
Les miles défilent à vive allure. Stornoway n'est plus mais le goudron continue de faire son chemin le long de la côté Est. La randonnée se façonne en balade semi-urbaine sous le regard de modernes demeures qui se font de plus en plus distantes à mesures que je gagne le Nord. Je ne prend pas beaucoup de plaisir à parcourir ces 23 miles. La somptueuse vue dégagée sur les chaînes de montagnes du Sutherland par delà le détroit du Minch me rappelle pourtant que je suis dans un pays à couper le souffle.
De clinquant, New Tolsta n'en a que le nom. Les cottages sont entretenus, pourtant on ne ressent aucune présence à l'intérieur. Un bus fait la liaison au quotidien avec Stornoway, pourtant les herbes hautes ont élu domicile dans l'unique abribus des lieux. Il y a ce je-ne-sais-quoi de post-apocalyptique dans ce village avant la fin. Enfin, c'est par delà la bourgade que s'arrête le bitume et que le sauvage reprend ses droits. Je me demande à quoi pouvait bien ressembler Tolsta avant d'être 'New'.
Las Vegas et New Tolsta ont un point commun : ce sont deux extrêmes ! 'The Sin City' comme si poétiquement surnommé a accueilli plus de 40 millions de touristes en 2023. Les rues de notre petit village écossais sont quant à elles aussi vides que ses habitations. Peut-être tout le monde est-il parti jouer aux cartes à Vegas ? Ma carte à moi, elle, n'a pas de Valet ni de Roi. Non, avec elle je garde le Cap. Si Las Vegas avec ses casinos rutilants, ses fontaines artificielles et ses hôtels viciés est le totem de la vanité, on trouverait à son antipode New Tolsta, icône sévère d'une vie ascétique.
Il manquait une touche de je-ne-sais-quoi à ce récit en Écosse.275 Km.
La der des ders. Pieds et chevilles subissent un changement radical dans la topologie du terrain. On rentre dans le dur de cette ultime étape de 25 kilomètres. Comme pour me rappeler à l'âpreté des lieux, j'emprunte The Bridge to Nowhere qui est tout ce qu'il reste du projet abandonné de Lord Leverhulme aspirant à une route jusqu'à Port Nis au Nord.
Et ce pont na pas usurpé sa réputation ! Dire qu'il ne mène à rien est un euphémisme tant il ouvre à une landes marécageuses où il m'est impossible d'éviter de larges mares. Deux choses me soustraient à l'inquiétude. D'une part je m'étais préparé à l'éventualité d'avoir les pieds trempés sur cette ultime portion. D'autre part, l'orientation sera limpide en suivant les falaises à ma droite et je me rend vite compte que marcher non loin du vide me préserve de la lande noyée.
C'est là où le précipice atteint les 61 mètres de haut que la légende naît. L'histoire raconte qu'un chef de clan a ordonné à l'un de ses sujets, Nicolson, de se castrer après avoir commis un odieux crime. En proie au désespoir, Nicolson kidnappa l'unique fils du chef et offrit de se rendre à la condition que son chef se castre également. Le chef s'exécuta douloureusement. C'est sur ses falaises où je me trouve que Nicolson se jeta par la suite avec l'enfant en criant : ' Je n'aurai pas d'héritier et il n'aura plus d'héritier !'
Comme une guide, la côte m'aide à ne pas perdre le Nord. Je dois me rabattre dans les terres et quitter les falaises qui me guidaient jusqu'à présent si je veux atteindre Butt of Lewis et son phare, ultime spot et ultime stop de mon aventure. Pour le moment, le terrain est engagé et accidenté. Ravines creusées par les dizaines de torrents qui peuplent la lande me barrent la route et j'erre à plusieurs reprises, configurant avec mes synapses la meilleure façon de disposer de ces obstacles sans me retrouver trempé jusqu'au os. Si la plupart des passages de rivières semblent à première vue alambiqués -faute à un fort courant- un brin d'observation et quelques acrobaties me permettent de m'en tirer sans trop de bobo.
Voilà que la pluie fait son entrée en scène. Comme une amie, elle s'invite à la fête. Elle sait que chaque pas est comme à une page qui se tourne dans ce dernier chapitre sur ces côtes déchirées par l'océan. Elle est la bienvenue. Je n'ai jamais été fervent admirateur du soleil. Il me brûle, m'aveugle, m'assoiffe. Contrairement à lui, la pluie ajoute un supplément d'âme à mes aventures. Elle me calme, m'apaise et apporte tout juste ce qu'il faut de dose mélodramatique sur les clichés que je capture lors de mes itinérances. Il n'y a pas bruit plus réconfortant que le clapotis des pleurs du ciel sur ma veste. Hommage à la pluie !
Il n'empêche que j'ai besoin de reprendre un second souffle. Les ruines d'Edgemoor Hall seront un bon abri contre le vent. Perchée la haut sur la falaise, la chapelle fut érigée en lieu de culte vers 1900 pour les fermiers du coin. Il est dit que les psaumes chantés et les vibratos de l'harmonium étaient entendus par-delà la lande. Et pendant des années, les chalutiers accostaient pour participer aux célébrations dominicales.
Les ruines d'Edgemoor Hall perchées sur la falaise de Filiscleitir, vestiges de traditions désormais révolues. Bien que ces ruines subliment ces falaises d'une gloire d'antan, la zone jouissait aussi d'un rôle plus terre à terre auprès des villageois. Filiscleitir était utilisé comme àiridhean - où femmes et enfants déplaçaient leur troupeau durant l'été afin que les bêtes bénéficient d'une herbe plus grasse. Cela donnait aussi à la lande proche de leur ferme le temps de se régénérer. L'àiridhean était aussi un lieu traditionnel pour le flirt, entraînant de nombreux mariages entre les habitants de Ness et de Tolsta ! So romantic !
Butt of Lewis.
300 Km.
APOGAEUM.
Du haut de ses 32 mètres, je l'aperçois enfin !! Le phare de Butt of Lewis, point le plus au Nord des Hébrides Extérieures. Enivré par l'adrénaline qui me monte au cortex, je lâche un cri de démon à mon arrivée sur la zone la plus venteuse du Royaume-Uni. Aujourd'hui, le sommet de l'édifice orange n'est pas seulement une lanterne pour le marin, il est le pinacle d'une odyssée débutée il y a 300 kilomètres. Je suis soulagé, ivre de joie, excité, fier. Je me sens vivant. Avec ce sentiment d'avoir accompli quelque chose de phénoménal !
Le phare de Butt of Lewis signe la fin d'une aventure épique !
Le sentiment d'avoir parcouru une terre de long en large dont la plupart des gens n'ont jamais entendu parler me donne l'exquise sensation de faire partie d'un club secret.
" Intimes Hébrides " ou " le Club des Contrées Passées Sous Silence ".
Voilà comment on le nommerait.
FIN.