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2 participants
Carnet d'exploration anthropographique autour de savoir-faire durables en Afrique de l'Est.
Du 1er janvier 2020 au 1er janvier 2023
1097 jours
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En janvier 2020, nous avons décidé d’entreprendre une aventure collaborative : écrire un ouvrage illustré sur des savoir-faire durables d’Afrique de l’Est à destination du grand public. À la croisée du carnet de voyage et du récit scientifique, ce projet témoigne d’une enquête de terrain menée pendant 7 mois dans trois pays africains : la Tanzanie, le Kenya et le Malawi. Unissant nos compétences d’anthropologue et d’illustrateur-ingénieur nous sommes partis à la rencontre d’individus créatifs qui, chaque jour, pensent et repensent leur rapport à l’environnement, aux autres et au monde.

Dans cet ouvrage, nous présentons des manières d’être et de faire alternatives et engagées qui répondent à des enjeux socio-environnementaux prégnants. Ces enjeux, nous le savons, sont le résultat d’une crise globale, mais ils s’expriment différemment de part et d’autre du monde, engendrant un foisonnement d’innovations singulières, précieuses pour notre avenir commun.

L’originalité de ce projet ne réside pas tellement dans le sujet qu’il explore, mais plutôt dans les actrices et les acteurs qu’il met en lumière. On ne compte plus les appels à repenser l’innovation, mais aujourd’hui encore rares sont ceux qui évoquent des initiatives africaines. Or, si le continent africain récolte de plein fouet les méfaits de la sécheresse, de la surpêche, de la pollution et des injustices sociales qui leur sont associées, il regorge aussi de potentialité et d’inventivité. Nous avons souhaité (re)donner corps et voix à des individus trop souvent laissés dans l’ombre et le silence.


Les auteurs

Inès Pasqueron de Fommervault est docteure en anthropologie. Ses recherches actuelles - menées au sein du laboratoire de l’IMAF (Institut des Mondes Africains) –interrogent des actes de résistance ordinaires et utopiques incarnés par différents acteurs de Tanzanie.

Rémi Leroy est ingénieur en énergies renouvelables. Il y a plusieurs années, il a fait le choix de se consacrer pleinement à son autre passion : le dessin. Aujourd’hui, il accompagne des chercheurs (anthropologues, océanographes, biologistes) pour esthétiser le travail scientifique et le transmettre au-delà des mots.

Depuis 7 ans, nous partageons notre vie et collaborons sur le terrain, en Afrique de l’Est, œuvrant à l’élaboration d’une recherche anthropologique plus colorée, plus nuancée, qui renégocie les contraintes académiques habituelles.

Ecriture : Inès Pasqueron de Fommervault ([email protected])

Illustrations : Rémi Leroy ([email protected] | Instagram | Site web)

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Il est devenu courant de blâmer la machine et de condamner la technicité d'une Humanité que seul semble animer le désir insatiable d'un “progrès” illusoire. Et pour cause, l’histoire a douloureusement prouvé à quel point la machine, asservissant l'Homme, pouvait s'avérer exterminatrice.

Si certaines paraissent “assiégées par des songes défigurés”, comme l'écrivait Malraux, il ne faut toutefois pas oublier que d'autres machines sont impulsées par “des songes admirables”. Les inventeurs que nous avons rencontrés dans l'atelier de Twende, à Arusha, invitent précisément à repenser notre rapport à la machine, ouvrant la voie d’une réconciliation possible. En swahili Twende signifie “allons-y !” et c’est bien de ça dont il s'agit ici, créer des machines susceptibles de (ré)activer un élan d’humanité. C’est la machine qui sera donc à l’honneur dans les pages qui suivent, et les images raconteront, sans doute mieux que les mots dont elles sont privées, leur histoire.

Les locaux de Twende se trouvent au fond d’un petit et tortueux chemin de terre, et sont aussi humbles qu’épurés : une vaste salle, deux bureaux, rien ou presque, quelques planches de bois, des outils disséminés sur les murs, des machines rangées en vrac, voilà à quoi ressemble le décor de ce laboratoire d’idées.

Cet univers a beau être minimaliste, chaque jour il se remplit d'indénombrables inventions qui reflètent une éthique rare et indéfectible. Tout a commencé avec Jim et Bernard, les deux fondateurs. Férus de mécanique, inventeurs hors pair, ils ont décidé de travailler ensemble, animés par une même conviction : “Nous voulions que tous ceux qui ont des idées, des intuitions, puissent y croire, y croire suffisamment pour les accomplir jusqu’au bout et développer des machines qui pourraient améliorer la vie des Tanzaniens” résume Jim. Il était d’abord question de créer un espace de réflexion et d’expérimentation ouvert à tous ceux qui le souhaitent. La seule “condition d’admission” étant d’être détenteur d’une invention et de bien vouloir la partager et la mettre en application.

Les machines qui sont créées à Twende sont aussi minimalistes que les bureaux où elles ont été pensées : des assemblages de bric et de broc, facilement constructibles et réparables, peu chères, en somme, l’exemple même d’une “low-tech” !

Il parait impossible de résumer en quelques lignes les actions de Twende tant elles affectent une pluralité d'acteurs et soulèvent une myriade de questions, sociales et environnementales. Aussi, nous avons pensé que quelques exemples seraient ici plus évocateurs qu'une synthèse nécessairement parcellaire et réductrice. Voici donc l'histoire de trois hommes et de leurs machines qui, quotidiennement, s'efforcent de repenser le monde.


Frank et la “Maassai Conservation Agriculture Technology

Grands, beaux, ornés des plus beaux bijoux, peints de mille couleurs, les Maasai sont devenus une icône de la préjugée “tradition africaine”, un symbole de la résistance face à la dite “modernité”. Largement fantasmés et stéréotypés, aujourd'hui tout le monde vante leur force et leur beauté, plus rares sont ceux qui connaissent leur fragilité.

L'histoire les a érigés au rang des grands peuples d'éleveurs, un mode de vie qui aujourd'hui n’a plus la même ampleur. Le changement climatique combiné à une urbanisation grandissante, a appauvri et amoindri les vastes terres maasai, obstruant inévitablement l'élevage.

Frank a grandi dans un petit village maasai, conscient de ces difficultés, il consacre sa vie à améliorer le quotidien d'un peuple qui est le sien. Il sait et a appris à l'accepter, les Maasai ne peuvent plus se contenter d'être éleveurs et doivent désormais ajouter une nouvelle flèche à leur arc de guerriers légendaires. La machine qu'il a pensée et conçue à Twende est née de cette métamorphose plus ou moins contrainte, au regard de laquelle les Maasai doivent aussi devenir des agriculteurs.

Son invention, comme toutes celles qui ont vu le jour à Twende, résulte d'une même conviction. Ce que nous appelons, non sans quelque réduction, des “restes”, peuvent en réalité être de puissants fertilisants pour l'innovation. Les restes dont il est ici question, sont à la fois organiques et mécaniques. L'objectif de Frank est simple : favoriser l'agriculture maassai en réutilisant les excréments du bétail comme engrais naturel, grâce à un épandeur de fumier manuel “low tech”.

Sa machine a beau être novatrice, elle ne rompt pas avec la “tradition”. Depuis longtemps, les Maasai réutilisent les déjections de leur bétail. Aujourd'hui encore utilisé comme mortier dans la construction des habitations, l'excrément des vaches sert aussi de combustible pour les activités domestiques. En développant son épandeur manuel, Frank ne fait donc que valoriser cette matière première, richesse inépuisable des Massai, en lui conférant un nouvel usage. Et si cette machine répand un vent d'espoir pour tous les villageois, ce sont les femmes qui sans conteste l'exhalent le plus. L'élevage étant traditionnellement une activité strictement réservée aux hommes, les femmes maasai ont longtemps été recluses dans l'univers confiné de la maison. En introduisant son épandeur manuel dans de nombreux foyers, Frank encourage l'agriculture et permet à de nombreuses femmes de s'accomplir ailleurs et autrement.

Ainsi, cette machine est épatante par son efficacité, mais elle l'est tout autant, si ce n'est plus, au regard de cette symbiose harmonieuse dont elle est la matérialisation, parvenant à allier “tradition” et “modernité”, deux phénomènes que l'on envisage trop souvent en terme de rupture ou d'antagonisme plutôt que de continuité. La culture est un phénomène mouvant, jamais fini, jamais fixe, toujours en train de se faire dans un devenir constant.

Le développement de l'agriculture n'induit donc pas de renoncer à la culture maasai, mais seulement de se la réapproprier, de la modeler à la lueur des préoccupations actuelles. Frank le sait mieux que quiconque. Pour mener à bien son activité, il vit aujourd'hui en ville, loin des campagnes, et devant nous, il ne dissimule pas la sensation d'avoir délaissé une part de son identité. Pourtant, convaincu qu'il faut parfois savoir se réinventer pour mieux se retrouver, il finit par nous confier : “Aujourd’hui, j’habite en ville, j'ai de beaux habits, mes enfants vont à l’école et j'ai une maison comme celle que vous avez en Europe. On pourrait croire que j'ai perdu ma culture. Je dirai oui et non. C’est parce que je me suis éloigné que j’ai pu renouer avec la culture maasai. C’est parce que j'ai pris conscience des problèmes que j'ai fui les villages et cette fuite m'a permis d'imaginer ce projet. Je me suis perdu, pour mieux me retrouver, pour revenir, il fallait que je parte”.



Colman : Des fauteuils roulant vers l’espoir

Parmi tous les inventeurs que nous avons eu la chance de rencontrer, il y a aussi Colman, jeune homme au sourire franc, qui témoigne d'un altruisme non moins sincère.

C'est dans le cadre d'un stage qu'il a commencé à travailler à Twende, alors qu'il était encore étudiant à l'Université. Proposés une fois par an, ces stages traduisent l'autre grande ambition de Twende : tisser des liens entre deux entités qui ont rarement l’occasion de collaborer, les jeunes ingénieurs/techniciens et les communautés villageoises. L’idée sous-jacente est ambitieuse, des villageois viennent exposer à des ingénieurs et des techniciens les problèmes auxquels ils sont confrontés et pendant plusieurs semaines ils dessinent, ensemble, les contours d'une machine capable d’y répondre.

Pour Colman, tout commence lorsque le thérapeute Sudi Muli entre en contact avec Twende. Porte-parole d'une autre population délaissée, Sudi Muli dirige à Arusha une école spécialisée pour les enfants atteints d'handicaps physiques et cérébraux, la première de Tanzanie. Porté par l'abnégation, l'espoir et la passion, il ne faudra pas longtemps avant que Sudi Muli convainque Colman d'agir à la faveur des handicapés. Leur objectif : fabriquer une chaise roulante polyvalente solide, peu onéreuse et non encombrante.

Des fauteuils roulants, il y en a en Tanzanie, mais la plupart, importés d’Inde ou de Chine, sont parfaitement inadaptés au contexte africain. Particulièrement coûteux, ces fauteuils sont également dépourvus de la robustesse nécessaire pour résister aux routes terreuses et épineuses de Tanzanie. Ces fauteuils nécessitent par ailleurs tout un tas d'accessoires indispensables pour coucher, asseoir et lever l'enfant, des accessoires qui s'entreposent difficilement dans les petites maisonnées de terres qui parsèment les villages. A la lueur de toutes ces inadéquations, reflets d'une solidarité internationale louable mais lacunaire, Colman et Sudi Muli décident d'agir ensemble afin de créer une chaise roulante qui, cette fois, correspondra aux attentes des communautés locales.

Pendant des semaines, ils se retrouvent, discutent, dessinent, construisent, déconstruisent et reconstruisent différents prototypes, jusqu'à réaliser une chaise fabriquée à partir de matériaux robustes et peu chers (câbles de freins, roues de vélo, ceintures, récupérés ici et là, etc.), mais surtout capable d'offrir les trois positions indispensables au bon développement physique et psychique des enfants, sans avoir recours à d'autres accessoires.

Aujourd'hui, le sourire qui jonche le visage des quatre enfants bénéficiaires de ces chaises suffit à justifier le bien-fondé de l'entreprise Twende, et réactive en lui seul cet élan d'humanité sur lequel elle s'est fondée.


Bernard : la transmission ou le moteur de l’innovation

Bernard, cofondateur de Twende, est l'un des inventeurs les plus passionnés que nous avons rencontrés pendant notre séjour. Le regard profond et bienveillant, il nous accueille dans sa demeure, un palais secret, plus encore, une caverne d’Ali Baba regorgeant d'inventions créatives et frugales. Sillonner son jardin engendre un enchantement peu commun. Derrière un bananier se cache une éolienne enclenchant une machine à laver qui elle-même fait face à un frigo fonctionnant sans électricité, derrière lequel se trouve un vélo recyclé capable de pomper l'eau...Quelques machines parmi tant d'autres qui témoignent de la prodigieuse ingéniosité de Bernard, qui voulait que sa maison soit en elle seule un lieu d'inspiration pour les savants et les passants.

Bernard a toujours eu la ferme conviction que “la transmission” est à la base de toute invention, partant du principe que l'on ne crée jamais à partir de rien et que l'inspiration puise d'abord sa force créatrice dans l'apprentissage. Après avoir mis en place des ateliers pour les adultes, il choisit de consacrer son temps aux enfants qui sont une matière, jamais brute, mais plus facilement modelable. Les jeunes ont encore ce savoir précieux, de pouvoir renégocier constamment leurs pensées et leurs certitudes. Or, douter, imaginer, rêver, croire, ne plus croire, essayer, se tromper, réessayer, sont la condition même de l'innovation.

Ainsi, depuis plusieurs années Bernard fabrique toutes sortes de jeux, machines prototypiques miniatures, afin de transmettre, ou plutôt cultiver, cet art du doute et de l’expérience. Dans les jeux qu'il propose, point de gagnant, point de perdant, seulement des apprentis savants.

Ce chapitre, empli d'espoirs innovants, montre que l'Homme, comme la machine, est toujours susceptible d'amélioration, si tant est qu'il concède d'avoir été abîmé, et d'avoir abîmé à son tour, acceptant désormais de se réparer pour réparer le Monde.

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Dans l’une de ses fables, Jean de la Fontaine écrivait : “ Il faut, autant qu'on peut obliger tout le monde : On a souvent besoin d'un plus petit que soi “. Et bien de cette morale l’histoire dont on vous parle ici fera foi. Elle est bruyante, elle agace, elle dégoûte et pourtant, de notre avenir la mouche pourrait bien être la clé de Voûte ! Repenser l’ordure, glorifier l’insecte et magnifier la larve, telle est l’ambition de cette étonnante technique et, plus modestement, de ces quelques lignes qui par bien des moments prendront l’allure d’une fable : “ La mouche et le déchet “.

L’histoire commence en Tanzanie, sur les places magistrales des marchés de la capitale. Loin des salles aseptisées auxquelles nous sommes habitués, ici, les marchés regorgent de beauté. Dans les étroites ruelles, les corps se collent, se bousculent et s’entremêlent, les voix se superposent et se confondent…toujours la même ritournelle ! Des marchés tanzaniens, ce sont également des couleurs éclatantes et des odeurs alléchantes dont on se souvient. Car de ce paradis des sens, les fruits et les légumes sont la quintessence.

N’en déplaise aux flâneurs et aux rêveurs, le marché ne se réduit pas à ces images enchanteresses qui au fil de la journée disparaissent. Dans certaines des rues qui le bordent, des montagnes de déchets débordent. Des couleurs, il y en a toujours, mais elles se ternissent, des odeurs, plus que jamais, mais désormais ce sont celles de fruits et de légumes qui pourrissent.

Moins dangereux que le plastique, la situation n’en demeure pas moins critique. En Tanzanie, plus de 50% des déchets sont organiques et souillent les rues de cette belle région d’Afrique. Le problème de la gestion de ces déchets n’est pas seulement esthétique, il est aussi et avant tout, hygiénique. Vecteurs de maladie, de milliers de familles ils affectent et attristent la vie.

Dans les hauteurs de Dar Es Salam, à quelques minutes seulement du centre d’affaires et des beaux quartiers du bord de mer, des paysages pestilentiels défilent, tout le long de la ville. D’innombrables ordures obstruent la vue et donnent à ces lieux bien triste allure. Dans ces univers repoussants et inquiétants, personne n’aimerait rester, excepté peut-être les quelques poules et les dizaines de chèvres qui parviennent tant bien que mal à trouver quelques mets…pour elles, légumes et fruits abîmés valent toujours mieux que l’amertume du bitume. Hélas, dans ces quartiers abandonnés vivent aussi quelques familles, parmi les plus démunies, qui ont pour voisins ces déchets assassins. Installées dans des abris de fortune, faits de tôles et de cagettes, leur vie est bien taciturne ; mais ces familles n’ont pas eu d’autres choix que de s’habituer à cette injuste insalubrité. C’est le cas d’Amina, sa sœur, ses trois filles et ses deux petits-enfants dont la vie semée d’embuches et de douleurs les a conduits à faire d’une décharge leur sombre demeure.

Cette famille, que le monde semble pour un temps avoir rejetée, côtoie le quotidien de Samuel venu s’installer dans la capitale pour devenir chanteur. Après plusieurs mois de recherches houleuses et infructueuses, il n’eut d’autre choix que de s’installer au milieu des déchets. Plus les jours passent, plus sa vie se fane et ses rêves s’étiolent. Il nous montre ses plaies infectées, provoquées par cet environnement pollué, des plaies qui mettront bien du temps à cicatriser. Il nous parle de ses souffrances, celles qui ne se montrent pas et que cette fois, même le temps ne soignera pas. Ce sont elles les victimes, les grands oubliés de la ville, ceux qu’on n’écoute pas, qu’on préfère ne pas entendre, ceux qu’on ne regarde pas, qu’on feint de ne pas voir.

Pour combattre l’insensibilité et l’indifférence de cette urbanité en pleine croissance, la gestion des déchets doit être une priorité. C’est cette conviction qui a poussé l’équipe de Biobuu a passer à l’action, développant un savoir-faire non ordinaire : la domestication d’une mouche appelée “ soldat noire ”. Saine et inoffensive, cette mouche n’a de guerrière que sa force salvatrice. Elle ne vit que quelques jours, non sans manifester de la bravoure, car nettoyer les rues de ses déchets, tel est désormais le combat que Biobuu lui fait mener. Celle que l’on appelle guerrière préfère d'ailleurs l’amour à la guerre. Réputée pour son activité sexuelle débordante, chaque jour elle donne naissance à des centaines de larves lactescentes. Quoi que puisse inspirer leur apparence disgracieuse, ces larves sont, pour notre avenir, véritablement précieuses. Dans l’usine de Biobuu où elles sont élevées, chaque semaine elles engloutissent plusieurs kilos de fruits et de légumes abîmés.

Larves aux mille secrets, même leurs excréments sont utilisés et servent d’engrais. Après leur festin grandiose, les larves connaissent enfin leur ultime métamorphose et deviennent des mets de qualité pour des milliers de poulets.

Plus de doute, la domestication de ces mouches guerrières est le modèle même d’une économie circulaire exemplaire. Grâce à elles, le déchet n’est plus pourriture, mais nourriture, quant à la larve elle n’inspire plus la répugnance, mais invite à la reconnaissance. Pratique, cette technique n'en est pas moins éthique, car elle amène à repenser notre rapport à l’autre, à reconsidérer les oubliés, ceux qu’on méprise et qu’on rejette, ceux que l’on traite d’ordures ou d’impurs, qu’il soit humain ou non humain ; car comme le soulignait Hawkins “ Être aveugle au déchet revient à être aveugle à la mort et à la perte “. Ici s'achève l'histoire de la mouche et du déchet.

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Voici l’histoire d’une petite révolution…newtonienne ! Nulle place à la confusion, ce n’est pas d’Isaac Newton ni de la chute des corps dont il est question. Nous retraçons ici l’histoire d’un autre Newton, Newton Owino, et de son rempart à lui contre la chute du monde : le tannage de peaux de poisson. Et puisque nous traiterons d’expériences scientifiques et de formules chimiques, quoi de mieux pour exposer cette histoire qu’une chronologie démonstrative, structurant l’ensemble des étapes de son brillant cheminement.


Prémisses

Newton naît dans un village kenyan au contre fonds du lac Victoria, dans la région de Kisumu. Enfant, il passe des heures à observer le lac, ses poissons et ses pêcheurs. Le rythme de sa vie est scandé par les vagues d’une eau douce aux vents impertinents qui, bien trop souvent, emporte des téméraires ou des imprudents. Newton dit avoir très tôt appris à nager pour pouvoir sauver tous ceux qu’il verrait se noyer. Fasciné par l’environnement, dans tout ce qu’il a de plus sublime et de plus terrible, à l’image de cette eau tantôt vitale tantôt létale, Newton emprunte le chemin de la science et se spécialise dans la chimie.

L’histoire bascule alors qu’il n’a que 21 ans. Son frère, sa sœur et leur conjoint-e respectifs sont emportés par la maladie. Cruel sida, effroyable ennemi. Cette tragédie laisse derrière elle 10 jeunes enfants orphelins voués à des destins incertains. Ses parents étant déjà bien âgés, Newton devient brutalement le pilier de cette famille amputée. La chimie le passionne toujours mais désormais ses priorités ont changé, il est hanté par une question de nécessité : comment faire (sur)vivre cette grande famille ? Il lui faut gagner de l’argent, vite, mais pas à n’importe quel prix ! Il trouvera une solution qui n’entachera pas ses convictions.


Hypothèses

Une intuition folle et lumineuse lui apparait alors qu’il lit un passage de la bible :

Un jour, en allant à l’église, j’ai pris connaissance de Simon dit le tanneur de Jaffa. Les actes des apôtres mentionnaient un tanneur hors pair qui vivait tout près de la côte, à Jérusalem. J’ai réfléchi et je me suis dit : si ce tanneur vivait à côté de la mer, peut-être qu’il faisait du cuir…de poissons ! Cette nouvelle idée me fascinait. Voilà ce que j’allais faire, fabriquer du cuir de poisson “.

Protocole expérimental et démonstration

Procédure n°1 : recycler la matière première

Deuxième lac du monde par sa superficie, le lac Victoria abrite de nombreuses espèces marines.

Chaque jour, des centaines de tonnes de poissons sont acheminées vers l’industrie “ Kisumu Fish Procesor “, la plus grande de la région. Une fois préparés, les filets sont envoyés de part et d’autre du monde, laissant derrière eux des amas de déchets immondes : os, restes de chair, queues, peaux (pas moins de 150000 tonnes par an !). Ces déchets - que la plupart répugne à voir, sentir et toucher- sont nonchalamment balancés, lâchement entassés en face de l’industrie où se trouve l’un des plus grands bidonvilles de Kisumu : Obunga. Malodorants, nuisibles, attirants chiens et chats errants, hyènes, rapaces et autres charognards, ces restes putréfiés ne font qu’accroitre l’insalubrité de ce lieu marginalisé. Newton le sait et son projet tend à atténuer cette triste réalité. Tanner la peau du poisson permet en effet de réhabiliter ces déchets, dégradants et dégradés.

Procédure n°2 : trouver la formule d’un tannage naturel

Ce projet est d’autant plus salutaire que Newton, fort de ses convictions écologiques, s’est efforcé de trouver la formule d’un tannage local et biologique : banane, hibiscus, manioc, papaye, algues (pour ne citer que les principaux éléments). Au Kenya, tanner naturellement du cuir est inédit. Le pays compte 7 entreprises de tannage (seule celle de Newton travaille la peau de poisson) et toutes utilisent divers produits chimiques, parmi lesquels le chrome, un métal toxique particulièrement nocif. Newton est conscient de ces dangers : “ Je suis peut-être fou au point d’essayer n’importe quoi et de tout inventer “ dit-il “ mais je ne suis pas fou au point de détruire l’environnement, ma vie et celles des autres “. Triste folie, hélas encore bien trop aliénante, que celle d’une “ science sans conscience “, dont on sait pourtant qu’elle n’est que “ruine de l’âme“.

Newton est le premier et jusqu’à ce jour l’un des seuls artisans au monde à maîtriser l’art du tannage naturel de peau de poisson. Sa société “ ALISAM Products “ voit le jour en 2006. Un acronyme chargé de sens et d’émotion : “ ALI “ en hommage à sa sœur “ Alice “, “ SAM “ à son frère “ Samuel “, dont la mort respective fut tristement porteuse de ce projet fécond.

Procédure n°3 : lutter contre la stigmatisation et créer des emplois

Si Newton a vite trouvé l’objet de son entreprise, il lui fallut également déterminer ses acteurs. Or dès les prémices, il décide d’inclure dans cette aventure les femmes les plus démunies de sa région. Ce sont principalement elles qui seront au-devant de la scène. “ Au Kenya ce sont les femmes qui travaillent le plus “, précise Newton, “ c’est sur elles que repose toute la famille. Pas sur les hommes. Ici, si tu aides une femme, c’est toute une famille que tu aides, tout un village même. “ Dans ce projet, à l’image de tous ceux que nous avons présentés dans cet ouvrage, questions environnementales et enjeux sociaux s’avèrent indissociables.

Ainsi, toutes les plantes utilisées dans son tannage sont cultivées par des femmes ; parmi ces agricultrices, la plupart sont porteuses du VIH. Donner du travail à ces femmes marginalisées représentait pour Newton une priorité. “ Ici tout le monde a peur du sida. C’est la maladie de la peur et de la honte. Les gens refusent de côtoyer les malades, ils craignent d’être affectés à leur tour seulement en restant près d’eux. Aussi, les gens qui sont affectés sont exclus. Surtout les femmes qui se retrouvent encore plus souvent seules, délaissées de tous et sans travail “. L’impact du Sida sur la vie de Newton est représentatif des ravages qu’il engendre dans cette région où les taux d’infection sont extrêmement élevés. Dans les années 2000 (peu de temps avant que Newton se lance dans son projet) une étude effectuée à Kisumu révèle que 33, 7 % des femmes âgées de 14 à 25 ans sont séropositives...

Au sein d’ALISAM Products, si les femmes cultivent, ce sont également elles qui préparent la peau destinée au cuir. Ce travail de préparation, c’est celui des habitantes du bidonville d’Obunga. Une route seulement les sépare de l’industrie de filet qui décharge les déchets. Pour ces femmes, avoisinant l’industrie depuis des décennies, ramasser les carcasses de poisson n’est pas nouveau. Avant elles, leur grand-mère, leur mère s’y sont longtemps consacrées. A l’époque, l’enjeu n’était pas de fabriquer du cuir, mais il était tout de même question de réutiliser ces restes. Ces femmes avaient, et ont toujours pour habitude de transformer ces déchets en des aliments de fortune peu enviés. Chaque matin, Benta Atina vient récupérer ces restes. Écaillés, frits, ils seront ensuite vendus sur les marchés en qualité de maigres mets. Sous fond d’ironie, et non sans engendrer en nous quelque culpabilité, elle nous dit un jour : “ vous voyez les beaux filets de nos poissons sont directement envoyés chez vous, en Europe. Nous, il ne nous reste que les déchets. Les gens comme nous ne peuvent pas s’offrir les filets. Notre viande, c’est votre carcasse “. Infamie de l’industrie.

Si le projet de Newton s’insère dans cette tradition féminine de récupération des restes de poissons, il redonne à cette activité un nouveau souffle.

Chaque étape de préparation de la peau résulte d’une technique simple, que les femmes maîtrisent à la perfection et exécutent avec une prodigieuse rapidité.

Assises les unes à côté des autres, dans un moment de communion, de partage et de solidarité, les femmes dont le corps est parsemé d’écailles scintillantes s’adonnent à leur tâche dans une mélodie harmonieuse au sein de laquelle résonnent les bavardages, les chants, les éclats de rire et le son aigu des couteaux qui s’aiguisent. Pour obtenir le cuir, il faut d’abord détacher la peau des restes de chair puis l’écailler. Les peaux sont ensuite séchées quelques heures au soleil, ultime étape qui précède le tannage.

Conclusion

De partout peut jaillir la splendeur si tant est qu’on sache la contempler. Fin observateur de la beauté alambiquée du monde, Newton a su extraire du malheur la puissance créative, métamorphoser la marginalisation en possibilité d’action, et esthétiser des déchets longtemps délaissés et répugnés. Le jour de notre départ c’est une petite leçon d’éthique qu’il nous adresse. Invitant à la réflexion et l’auto-critique il se confesse : “ Les étrangers qui viennent me voir pensent que la vie en Afrique est difficile parce que nous n’avons pas beaucoup d’argent. Ils pensent que la seule chose dont les gens ont besoin c’est d’argent. Votre définition de la pauvreté est fausse. Pour moi être pauvre, c’est n’entrevoir aucun espoir, n'avoir aucune possibilité. Or, ici, il y a des options et des possibilités. Si on arrive à les voir on peut en faire des opportunités. C’est ce que j’ai fait ce jour où j’ai reconsidéré mon environnement : des peaux étaient inutilement jetées, plein de fruits pouvaient être utilisés pour tanner, des gens exclus étaient avides de travailler, je n’avais plus qu’à lier tous ces éléments et à créer. Je n’ai peut-être pas beaucoup d’argent, mais je ne suis pas pauvre, je crée avec les options que j’ai. Je suis libre “.

Dans son sillage, efforçons-nous de déceler le possible là où il se cache, repoussant par là-même les frontières de l’impossible. Réapprendre à voir pour ne jamais cesser de créer, s’efforcer de relier les éléments disparates de la réalité pour unifier un monde dont les vaines clôtures obstruent les possibilités, telle pourrait être l’une des clés d’un avenir plus pacifié. Tous les phénomènes -naturels, sociaux, économiques, etc.- interagissent les uns avec les autres, là réside la complexité et la beauté de la vie. Sans doute, panser le monde nécessite d’abord d’admettre et de repenser les innombrables liens qui le constituent. Et puisque nous croyons en la force du lien, laissons à Isaac Newton le mot de la fin “ Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts “.

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Zanzibar…à la croisée du mythe et du rêve, créateur et tributaire de fantasmes stéréotypés, ce nom résonne en chacun comme le lieu de l’ailleurs et du nulle part. Réputée pour sa culture swahilie, exhalant un parfum d’Orient, illustre pour ses plages ivoirines, ses eaux cristallines et ses innombrables épices, l’île garde un secret qui parvient encore quelque peu à être dissimulé, mais que le temps commence doucement à dévoiler : la culture des algues.

Depuis toujours, l’océan rythme et structure le quotidien des habitants de l’île. Les enfants jouent sur la plage et la vie maritime se retrouve dans leurs jeux et dans leurs chants. Les hommes se sont depuis longtemps adonnés à la pêche, embarquant sur leur mythique boutre. Quant aux femmes, elles ont appris à s’approprier l’univers fluctuant et éphémère de la marée, appelé « pwani » en swahili. Sur la bande de sable qui ne se laisse découvrir qu' aux heures capricieuses de la marée, à la frontière du visible et de l’invisible, il n’est pas un jour sans que les femmes ne remplissent leur panier de coquillages et petits poissons. Si la culture des algues est récente, elle s’ancre dans cette longue tradition d’activités marines proprement féminines.

Depuis quelques années, la pêche en marée basse s’est accompagnée de la récolte plus minutieuse, plus longue et plus technique des algues. Tous les jours, des femmes, des paysannes de la mer, parcourent les quelques mètres du chemin sablonneux qui relient leur village à l’immensité de l’océan Indien. Coiffées d’un chapeau de paille, les protégeant d’un soleil ardent, arborant une robe colorée fuyant au vent, ce sont les pieds nus qu’elles s’en vont cultiver leurs champs. Ce travail est éreintant, mais il s’entreprend toujours dans une ambiance chaleureuse et amicale, tout à la fois palpable et bruyante, au sein de laquelle potins, boutades et autres bons mots ne cessent de fleurir, provoquant des éclats de rires partagés et harmonieux !

À leur arrivée, l’eau s’est déjà retirée sur 2 km, laissant s’épanouir des bancs de sable parsemés de champs marins. Les algues sont accordées par une ficelle à une corde en nylon, laquelle est tendue entre deux bâtons de bois plantés dans le sable.Tout comme le maraîcher nettoie ses parcelles des mauvaises herbes, les femmes commencent par nettoyer les algues et les cordes, et y retirent les mousses qui y ont posé les amarres.

Une fois le travail d’entretien des champs achevé, quelques deux ou trois heures plus tard, les « mama » comme elles s’appellent entre elles, rentrent de la plage avec la récolte du jour.

Observer la culture de l’algue engendre une impression similaire qui se traduit par une jouissance sensorielle. À cet égard, l’île a souvent été décrite comme un paradis des sens. Que l’on se perde dans les petits villages bruyants qui bordent les côtes, se promène dans les étroites ruelles de Stone Town, enivré par des odeurs épicées, happé par les sonorités musicales du Taarab, ou que l’on flâne sur les plages et explore les eaux colorées de l’océan indien, chaque instant passé sur l’île offre à vivre des expériences au cours desquelles l’ouïe, l’odorat, la vue et le toucher sont inlassablement mis à l’épreuve.

Il s’avère que la culture des algues condense et intensifie ce spectacle sensoriel.Tout d’abord, elle amène à la contemplation, car les algues sont en elles seules un somptueux tableau. Sous l’eau ou séchées à la lumière du soleil, ces herbes marines sont peintes de mille couleurs dont les nuances ne cessent de se décliner.

Aujourd’hui, plus de 20000 femmes cultivent les algues sur l’île, mais seules quelques-unes (elles se comptent par dizaines), les transforment en produits cosmétiques et plus particulièrement en savon. La fabrication du savon ne fait que sublimer ce spectacle multisensoriel en lui ajoutant des notes olfactives. À l’image de l’île, les savons d’algues ont des arômes de cannelle, de curcuma, de piment, de citronnelle, de café, de vanille ou encore de clou de girofle, dont Zanzibar est le premier producteur mondial. Comme les algues, les épices utilisées dans la préparation font voyager au cœur du terroir et de l’histoire de Zanzibar. Introduites sur l’archipel pendant la période de colonisation omanaise, elles sont devenues l’un des éléments phares de la culture swahilie.

Combinant harmonieusement les héritages naturels et culturels de l’île, le travail des algues est le reflet d’une longue et riche histoire. Et cette histoire ne s’écrit pas qu’au passé, chaque jour ces paysannes de la mer continuent de l’écrire à la lueur de nouvelles préoccupations. L’histoire des algues, c’est aussi et avant tout celles des femmes. Derrière cette culture marine, se dessine en creux leur désir d’émancipation.

Mwani “, “ Furahia wanamke “, Usitove moyo “ les noms des trois coopératives que nous avons visitées ne sont pas anodins, ils évoquent la remarquable symbiose qui relie les femmes et la culture des algues, un travail grâce auquel la liberté et l’indépendance sont devenues pour elles des rêves accessibles. Si le terme “ Mwani “ se réfère uniquement aux algues, dont il est la traduction swahilie, les deux autres appellations sont plus significatives. “ Furahia wanamke “ signifie “ les femmes (rendues) heureuses “, tandis que “ Usitove moyo “ peut se traduire ainsi, “ ne perds pas courage “. Et c’est bien de ça dont il est question à travers et au-delà des algues : de l’exceptionnel courage dont ces femmes font preuve pour accéder au bonheur, un bonheur qu'elles font rimer avec indépendance. Outre l’autonomie financière qu’aucune n’oserait passer sous silence, le travail des algues leur permet de s’affranchir du joug masculin qui les assujettit depuis bien trop longtemps. Ces paysannes de la mer sont fières de maîtriser une technique dont elles sont les seules détentrices. Sous cette fierté assumée, ce sont des femmes rêveuses, franches et affranchies, audacieuses et moqueuses qui se font entendre.

Si les algues permettent de soigner les corps, elles ont aussi, surtout, la vertu de libérer les cœurs.

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2015. Un jour, sur une plage de Lamu…

Les plages kényanes, Ben les a souvent arpentées et jamais, pensait-il, il ne se lasserait de contempler leur beauté. Sur ce sauvage rivage, les rayons du soleil irradient la vie de leur douce chaleur, les voiles des boutres accostées virevoltent au grès des eaux calmes ou agitées, bercées par le vent les vagues s’écument, s’abaissent et dans les sables immaculés disparaissent.

Pour Ben, directeur d’une agence de tourisme, il n’a pas été difficile de vanter la magie de cette splendeur swahilie. Dérivant de part et d’autre du monde, longtemps les touristes ont afflué vers cette nature enchanteresse, désireux d’en ressentir la tendre caresse. Pourtant, Ben dû un jour se rendre à l’évidence, contraint d’admettre que ce paradis avait perdu de sa magnificence. Depuis quelques années, d’affreux pigments entachent la beauté de ce tableau évanescent. Tongs, bouteilles, sachets…tant de déchets agonisent sur les plages et dispersés dans les flots, flottent ou se noient dévastant dans leur chute les profondeurs abyssales.

Est-il encore possible de prôner un paysage dont la sublime image n’est plus qu’un souvenir nébuleux ? Non, l’heure n’est plus à la contemplation, Ben doit affronter l’abjection. Et c’est ici que tout commence. Prêt à défier les tempêtes de notre siècle, il se lance dans l’expédition de sa vie : il s’en ira naviguer à bord d’un bateau entièrement fait de plastique recyclé !


Des rencontres décisives

Ben est follement confiant, ce rêve l’inspire et l’envoûte, alors même que le monde de l’ingénierie et de la construction lui sont parfaitement étrangers. Rêve passionné d’autant plus déraisonnable qu’aucun bateau en plastique n’a jusqu’ici était bâti. Qu’il est bon que le cœur ait, parfois, ses raisons que la raison ne connait point ! Alors qu’il retrouve un vieil ami, les rêveries solitaires de Ben se métamorphosent en projet solidaire. Depuis des années Dipesh est obsédé par la cause environnementale. Protection animale, recyclage plastique, ramassage de déchets, c’est avec la même ferveur qu’il s’est engagé dans toutes ces activités. Quand Ben lui raconte son rêve, son regard s’éveille : “ Construire un bateau entièrement fait de plastique était de loin la plus belle des folles idées qu’il m’avait été permis d’entendre “.

Accompagné de Dipesh, Ben entend bien concrétiser ce rêve. A l’époque, nombreux sont ceux qui perçoivent cette détermination comme une naïve illusion. Construire ce navire, sans modèle ni connaissance, serait-ce un pur délire ? Mais après tout, le délire n’est-il pas père de la création ? N’a-t-on pas besoin d’un imaginaire suffisamment délirant pour oser penser le possible et repousser les frontières de l’impossible ?

Il n’en demeure pas moins que, parfois, la création doit s’extraire du monde de l’imaginaire pour se réaliser pleinement. Aussi, Ben et Dipesh partent à l’abordage compléter leur équipage. Les marins ce n’est pas ce qu’il manque sur les côtes kényanes et parmi eux beaucoup ont construit leur propre chaloupe ; mais s’ils ont l’habitude de braver les eaux houleuses, l’aventure de Ben et Dipesh leur parait trop hasardeuse. La plupart refusent. Sauf un : Ali. Ali est une figure à Lamu. Navigateur de père en fils, il construit son premier bateau alors qu’il n’est encore que collégien, puis un deuxième, puis un troisième et qu’il en soit ainsi, c’est en plastique qu’il bâtira le quatrième.


Deux années de chantier…et Flipflopi est né !

Quand tu dis aux gens que la pollution plastique est un problème, ou bien ils ne sont pas intéressés, ou bien ils sont accablés et se sentent coupables. Dans les deux cas, qu’est-ce qu’il se passe après ? Ils finissent par se détourner de la conversation. En revanche, si tu commences la discussion en disant : nous avons construit un bateau…en plastique ! Alors là tu peux être sûr que tout le monde t’écoute ‘’quoi, vous avez fait ça ?!, Comment, Pourquoi ?’’ et ensuite tu peux raconter l’histoire. Et cette histoire, notre histoire, parle du problème de la pollution mais aussi des solutions qui existent. Nous voulions sensibiliser les gens comme ça, positivement, en les inspirant et non pas en les culpabilisant “.

Dipesh a raison de rappeler que la sensibilisation, aujourd’hui, induit presque toujours de la culpabilisation. Sur nos écrans, les photos filent et défilent, heurtant nos cœurs comme des projectiles : Tortues étouffées, cachalots échoués, corps cadavériques emplis de déchets…Devant ces images abominables, presque insoutenables, les regards parfois se détournent et, fuyants, perdent de vue l’objet qu’ils étaient censés regarder.

Eprouver l’horreur dans la douleur n’est pas l’unique voie de la sensibilisation. Que l’on ne s’y méprenne pas, il est plus que fondamental d’avoir conscience des erreurs qui ont été commises, mais percevoir (encore) les possibilités qui existent l’est tout autant. Ré-insuffler l’espoir, inspirer, émerveiller sont des attitudes qui combattent le renoncement, et c’est là une autre manière d’éveiller les sensibilités.

Pari tenu : ce navire en plastique a quelque chose de magique et aujourd’hui nul ne passe devant dans l’indifférence. Et pour cause : il a été conçu comme un dhow traditionnel et…multicolore !

Assisté par des bénévoles, Ali a pu achever ce qui fut, jusqu’alors, son plus grand chantier. Au total 7 tonnes de plastiques ont été réutilisées pour construire ce dhow de 10 mètres de long. Ali a travaillé le plastique comme il travaille le bois, avec les mêmes outils, les mêmes techniques et toujours ces mêmes étoiles dans le fond de ses yeux.

Orné de tongs recyclées (des dizaines de milliers) ce bateau multicolore recèle une étonnante beauté : bleu, jaune, vert, rouge, violet, plein de couleurs sont assemblées et donnent à sa devanture l’aspect d’une remarquable peinture. Pour Dipesh, la tong est un objet chargé de symboles : “ C’est la chaussure la plus répandue au monde. Peut-être que 3 ou 4 milliards de personnes portent des tongs. Peu importe les cultures et les classes sociales, tout le monde a des tongs. D’une certaine manière, les tongs, elles aussi, relient les individus les uns aux autres. Et puis, ce sont des tongs abandonnées que l’on retrouve le plus sur les plages. Elles participent à la pollution plastique. Pour toutes ces raisons, la tong symbolise en elle seule notre projet “. Si de toute évidence ce choix est éthique, il n’en demeure pas moins esthétique. “ Une fois recyclé, le plastique est gris. Ça n’attire pas le regard le gris. On a alors eu l’idée de récupérer des tongs pour en faire des patchs qui viendraient colorer la devanture. On voulait que les gens disent “ Wouah “. Et c’est ce qu’ils font aujourd’hui quand ils voient le bateau. “.

Créer une œuvre d’art pour attirer les regards a toujours été au cœur de cette belle épopée. C’est ainsi qu’est né “ Flipflopi “ (de l’anglais flip flop, la tong) : premier bateau au monde multicolore, et surtout entièrement édifié en plastique recyclé. Une fois ce vaisseau achevé, la mise à l’eau put être programmée.


2018-2021. Expéditions : Cap vers l’espérance

Septembre 2018 : Flipflopi lève les voiles pour la première fois. Départ : Lamu (Kenya). Arrivée : Zanzibar (Tanzanie). Distance : 500km. Objectif : atteint. L’insatiabilité des aventuriers n’étant plus à prouver, ce périple initiatique ouvrit les premières pages d’une histoire bien plus vaste.

Mars 2021 : Deux années se sont écoulées avant qu’une autre aventure, plus grande, plus ambitieuse, et toujours plus symbolique, soit entreprise : cette fois, c’est sur le lac Victoria que Fliplfopi naviguera.

Depuis la première expédition, Flipflopi a acquis en notoriété. Il est loin le temps du doute et de la déconsidération. Alors qu’hier encore on évoquait un rêve illusoire, tout le monde ne parle plus que d’illumination prémonitoire. Pour cette deuxième expédition, l’équipage de Flipflopi est aussi coloré que sa parure. Venus de toutes les régions du monde, les apprentis moussaillons sont nombreux et tous sont emplis de cœur et d’aplomb. Certains sont marins, ingénieurs ou charpentiers, il y a aussi des universitaires, des scientifiques, un militaire, d’autres encore sont photographes ou journalistes. On recense même une anthropologue et un dessinateur (quel bonheur d’avoir pu vivre - l’espace d’un temps, le temps d’un espace- cette douce parenthèse existentielle !). C’est donc une équipe plurielle qui embarque, mais à bord, les singularités de chacun se dissipent et se dissolvent au profit d’une seule et même cause. Ce n’est pas seulement la pollution plastique qui fédère, mais l’entraide, l’altruisme, la bienveillance et l’espérance qui composent le terreau fertile sans lequel aucune réflexion environnementale ne peut prendre racine.

Voguant la tête dans les nuages, l’équipage n’en a pas moins gardé les pieds sur terre. Au fil de l’expédition Flipflopi a fait de nombreuses escales pour transmettre son message flottant, porté par les vents. Le lac Victoria étant à la croisée de trois contrées, ces haltes furent également l’occasion de mettre en lien et en lumière des acteurs régionaux – politiques, entrepreneurs et activistes- porteurs de savoirs alternatifs précieux et inspirants. Propulsée par cet élan de partage et de solidarité, l’expédition Flipflopi a rassemblé les communautés locales autour d’une même cause. Aujourd’hui son message est hissé au plus haut, l’équipage le brandit sans appel et exhorte à la fin des plastiques à usage unique dans cette région d’Afrique.

Une bouteille jetée à la mer…

Nous avons retracé l’histoire d’une expédition d’un genre nouveau. A bord, ce n’est pas la performance qui a motivé les matelots, mais la croyance en un monde un peu plus beau. Flipflopi esthétise un problème qu’il est trop facile de ne pas voir. Bahati fut l’un des membres de cette expédition, spécialisé dans la biologie marine il évoque toute l’ambiguïté de cette dialectique du visible et de l’invisible : “ Quand les arbres brûlent dans une forêt, tout le monde est ému. Pourquoi, parce que dans ce cas précis, le désastre se voit. En l’occurrence, il n’y a plus d’arbre. Mais les problèmes ne sont pas toujours aussi visibles. La pollution, par exemple, ne se voit pas forcément. Le plastique qui est dans l’eau est invisible à la surface. Comme les gens ne voient pas la pollution, ils s’en désintéressent. Pourtant, ce n’est pas parce qu’on ne voit pas les problèmes qu’ils n’existent pas “. En refusant de regarder la réalité, nous avançons tête baissée dans un tunnel noir qui laisse peu de place à l’espoir. Joyau voguant sur les eaux, Flipflopi réinjecte du beau dans les regards pour éclairer le monde terni par une obscurité aveuglante que la pollution ne fait qu’assombrir davantage.

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Ce dernier chapitre souligne ce que toutes les précédentes pages ont laissé entr’apercevoir : éthique et esthétique sont les deux facettes d’une même réalité qui s’entrelacent, se répondent et finissent souvent par se rejoindre au fil d’une dialectique incroyablement féconde. Pour clôturer cet ouvrage, nous allons mettre les artistes à l’honneur car eux, mieux que quiconque, savent œuvrer à l’édification d’un monde esthétique qui sensibilise les êtres et la vie. Nous croyons justement que “ (re)sensibiliser “ le monde est un horizon qui devrait, aujourd’hui plus que jamais, guider nos regards.


Ocean Sole : rien ne se jette, tout se sublime !

Le regard de Judy, lui, s’est égayé alors qu’elle contemplait les enfants s’amusant sur les plages kényanes avec des tongs abandonnées. Dans les mains agiles de ces rêveurs ingénus, les bouts de plastiques amochés s’ouvrent à la vie, métamorphosés en voitures, sculptures, poupées et autres jouets bricolés. Inspirée par cette imagination enfantine, Judy comprit ce jour-là que les déchets pouvaient être une invitation à la création. Ces jeux l’entrainèrent elle-même dans le tourbillon d’une fougue créatrice. La voilà emportée par une folle idée : recycler des tongs pour fabriquer des objets d’art. C’est ainsi qu’est né le projet d’Ocean Sole qui porte en lui l’univers enchanté des rêves enfantins. Nous sous-estimons sans doute le pouvoir de l’imagination poétique et infinie, celle des bas-âges qui n’a que faire encore d’être sage. Mais il n’est jamais trop tard pour (ré)apprendre à voir le monde comme un enfant.

Nichés au cœur d’une résidence d’artistes où cohabitent forgerons, couturiers, peintres et autres bricolarts, les locaux d’Ocean Sole émerveillent avant même que l’on y pénètre. Entreposées çà et là, des pancartes multicolores indiquent le chemin qui y mène. Quand la porte de l’atelier s’ouvre, c’est un univers merveilleux qui se découvre. Des confettis de plastique guident le chemin de nos pieds, leurs nuances arc-en-ciel imbibent le sol, imprègnent les murs, maquillent les visages et déguisent les corps. Les bureaux offrent à la vue une jolie pagaille : des tubes de colle, quelques bouts de papier, des ciseaux, une dizaine de moules et d’autres outils sont disposés sur les tables dans un désordre harmonieux qui rappelle celui des bancs de l’école.

Il y a aussi, surtout, ces créatures artistiques dont le regard fixe renferme une douceur curieusement réconfortante : des lions, des tortues, des girafes, des sirènes habitent et animent les pièces. C’est dans cet univers magique que travaillent les artistes d’Ocean Sole. Les regarder s’atteler à leur tâche engendre un plaisir nostalgique qui rappelle l’image féerique des petits lutins, fabriquant sans relâche des jouets que, bientôt, des enfants, chanceux, découvriront au pied du sapin.

Seulement voilà, si les créations d’Ocean Sole évoquent la magie de Noël, toutes sont issues des poubelles. Chaque jour des dizaines de kilos de tongs en plastique -récupérées sur les plages, dans les rues et les villages- sont acheminés vers l’atelier. Dépareillées, abîmées et pestilentielles, ces chaussures, lorsqu’elles arrivent, inspirent le rejet et sont loin d’être belles. Déposées dans des bacs, elles sont lavées avant d’atterrir sur les bureaux des artistes. Coupés, polis, collés et assemblés les morceaux de tongs abîmées sont très vite métamorphosés.

Chaque jour, des artisanes produisent plusieurs dizaines de petites figurines. Les plus grosses sculptures sont essentiellement fabriquées par des hommes, parmi lesquels 75% appartiennent au groupe ethnique des Wakamba. Au Kenya, les Wakamba sont réputés et admirés pour leur artisanat. La sculpture est l’un des piliers de leur culture. Aussi, la plupart des artisans étaient déjà sculpteurs avant de travailler à Ocean Sole. La raison de leur reconversion révèle des problèmes sociaux prégnants qui traduisent la complexité des enjeux environnementaux. Depuis plusieurs années, les forêts kényanes appartiennent en principe au gouvernement. Les sculpteurs Wakamba ne peuvent plus aller librement chercher du bois, comme il était coutume de le faire autrefois. C’est avec émotion que Francis, le doyen d’Ocean Sole, explique les effets de cette nouvelle législation. “ Nous, les Wakamba, sommes sculpteurs de père en fils, depuis des siècles. Sculpter, c’est notre travail, notre vie. Mais aujourd’hui, il est devenu très difficile de se procurer du bois. Pour continuer à vivre, certains se rendent illégalement dans les forêts, une fois la nuit venue. C’est très risqué. Si la police les surprend, ils encourent une grosse amende. Mais le vrai danger ce n’est pas ça. Beaucoup de sculpteurs prennent la fuite lorsqu’ils entendent la police patrouiller. En courant hâtivement, ils tombent, se blessent, parfois la police leur tire dessus, et alors ils meurent comme ça, seuls, dans la forêt. Ils meurent pour leur art “. En recyclant le plastique, Ocean Sole réinvente le métier de sculpteur et ouvre un nouveau champ des possibles pour les Wakamba. Alors, c’est vrai, la cause environnementale n’est pas à l’origine de leur reconversion, mais aujourd’hui tous les artistes d’Ocean Sole connaissent les méfaits de la déforestation et sont fiers d’avoir délaissé le bois pour le plastique.

Si l’éthique revalorise l’esthétique, l’esthétique, elle, révèle toujours une certaine dimension éthique. Mwania, un autre sculpteur, évoque en creux la valeur sans doute la plus fondamentale de l’art “ les gens qui achètent nos créations n’ont pas besoin de ces objets. Je veux dire que ces objets ne leur servent à rien. Ils les achètent juste parce qu’ils les trouvent beaux. C’est pour ça qu’on est très fiers. Des gens viennent de très loin juste parce que ce qu’on fait est joli “. Tous les artisans d’Ocean Sole insistent sur ce point : leurs créations ne sont pas utiles ou fonctionnelles, pourtant elles attirent les clients du monde entier, désireux de se les procurer “ juste par plaisir “. Ici réside la dimension éthique de l’esthétique : le beau ne sert à rien, il fait seulement du bien et ce bien est indispensable à la vie. C’est peut-être aussi justement parce que l’art est inutile qu’il est la plus durable des choses humaines : “ En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu’elles ne sont pas soumises à l’utilisation qu’en feraient les créatures vivantes (…) elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations “ Hannah Arendt.

Wonder Welders: l’art, un organe vital

La valeur éthique de l'esthétique se révèle avec tout son éclat lorsqu’on rencontre les artistes de Wonder Welders pour qui l’art semble carrément représenter un organe vital. Shukuru, Seif et Mohamed comme quelques autres artisans travaillent à Wonder Welders, une petite entreprise qui recycle du métal en objets d’art. Tous les matins ils se rendent dans leur atelier qui fait face à l’océan Indien, aux abords du quartier très chic de Slipway, à Dar Es Salaam. Leur journée débute à l’aube, avant même que la vie ne grouille dans les rues de la capitale. Mohamed met plus de trois heures pour atteindre l’atelier depuis sa maisonnée. Il lui en faut tout autant pour rentrer, une fois la journée achevée. Des heures et des heures de trajet, mais c’est toujours le cœur gai qu’il s’en va travailler. Atteint de polio depuis la naissance, l’idée même de se déplacer pour aller travailler lui a longtemps paru un rêve inatteignable. La vie de Seif a aussi été meurtrie par la polio. Shukuru, lui, souffre de plusieurs malformations congénitales, chacun de ses pas est une épreuve, une victoire. Tous les artisans de Wonder Welders partagent cette condition physique et existentielle, celle du handicap. Beaucoup sont atteints de polio, certains sont sourds, d’autres ont perdu l’usage de leurs jambes, pour aucun, cependant, la maladie n’est un frein et tous se rendent à l’atelier dans la hâte de pouvoir créer.

L’infirmité physique, ici comme ailleurs, traduit de véritables défis sociaux qui ne cessent de s’accroitre au fur et à mesure que la productivité ampute le monde et lui inflige les cicatrices de son sceau. Être utile, efficace et rentable, voilà les maîtres mots d’une nouvelle éthique qui dérive et malheureusement s’échoue de part et d’autre du monde. Dans les villes de Tanzanie, de nombreux handicapés se retrouvent au bord des routes. Titubant, rampant ou immobiles ils vendent un peu de tout, un peu de rien, et quémandent les quelques sous qui leur permettent de survivre au quotidien. Fatalité congénitale : mère de l’exclusion sociale.

Tous les artisans qui travaillent à Wonder Welders se sont formés à la métallurgie, fermement décidés à combattre cette sombre réalité. Aujourd’hui ils sont une dizaine à venir, chaque jour, dans leur petit atelier pour fabriquer des objets d’art d’une étrange beauté. Le métal qu’ils utilisent provient en grande partie des déchèteries, certaines pièces sont récupérées dans des garages, d’autres sont ramassées en bordure de routes, toutes ont été jetées, considérées périmées et hors d’usage. Déchets pour certains, trésors en devenir pour qui sait révéler le sens profond des apparences. Dotés de ce savoir, dont ils sont en quelque sorte l’incarnation, les artisans de Wonder Welders subliment ces pièces de métal en des objets grandioses.

La plupart des créations ont des tailles démesurées, les formes et les visages sont disproportionnés, semblables aux corps mutilés des artistes qui les ont créées. Ces hommes et leurs œuvres semblent dire au monde que l’esthétique, celle de l’art comme de la vie, peut être décalée, marginale, extraordinaire, elle n’a pas à correspondre à une norme pour exister. Qu’est-ce que l’émotion esthétique sinon une manière d’être, de voir et de sentir, une relation d’une intensité particulière et éphémère que l’on tisse avec le monde. Dans cette étroite relation qu’ils nouent entre leur handicap et leur art, les artistes de Wonder Welders soulignent la vanité d’une vision dichotomique -utile/inutile, productif/improductif, beau/laid, normal/anormal-, vision tout à la fois méprisante et menaçante.

Leurs créations les ont ramenés à la vie alors qu’ils étaient exclus et rejetés, eux ont redonné vie à des fragments abandonnés. Via leur art, ces hommes agissent sur la vie, lui confèrent un supplément de sens et montrent à quel point la création peut être vitale.

CONCLUSION GENERALE

Cet ouvrage invite finalement à réunir des notions que le sens commun n’a pas l’habitude de relier : art et écologie. Quand on pense à la question environnementale, on pense d’abord presque irrémédiablement (et légitimement) à des réformes politiques et économiques de grande ampleur. L’harmonie, la poétique, l’émotion esthétique semblent presque superflues dans un monde où ne cessent de prévaloir l’urgence et la nécessité. Et pourtant, quelle tristesse et quelle erreur de croire que l’art n’est ni une solution sérieuse, ni un véritable besoin. La crise sociale et environnementale que nous connaissons devrait nous amener à repenser l’esthétique qui s’avère au cœur même de toute éthique. L’expression esthétique dont nous parlons, se définit comme une attitude existentielle au regard de laquelle le monde ne se toise plus comme un objet de consommation, mais se contemple comme une œuvre d’art. Tous les acteurs que nous avons présentés dans cet ouvrage semblent animés par cette dimension poétique : certains cherchent à extraire la beauté de la laideur, d’autres confèrent sens et formes à des rêves insensés ou re-donnent vie à des êtres et des objets délaissés. Peut-être que notre avenir repose avant tout sur cette capacité à re-poétiser le monde, refusant l’assujettissement d’une vie prosaïque ternie par le dogme de la productivité. Bien sûr, la lutte doit parfois passer par la révolte et l’indignation, mais ré-insuffler l’espoir en ré-enchantant le monde est une autre manière de résister.