Il est devenu courant de blâmer la machine et de condamner la technicité d'une Humanité que seul semble animer le désir insatiable d'un “progrès” illusoire. Et pour cause, l’histoire a douloureusement prouvé à quel point la machine, asservissant l'Homme, pouvait s'avérer exterminatrice.
Si certaines paraissent “assiégées par des songes défigurés”, comme l'écrivait Malraux, il ne faut toutefois pas oublier que d'autres machines sont impulsées par “des songes admirables”. Les inventeurs que nous avons rencontrés dans l'atelier de Twende, à Arusha, invitent précisément à repenser notre rapport à la machine, ouvrant la voie d’une réconciliation possible. En swahili Twende signifie “allons-y !” et c’est bien de ça dont il s'agit ici, créer des machines susceptibles de (ré)activer un élan d’humanité. C’est la machine qui sera donc à l’honneur dans les pages qui suivent, et les images raconteront, sans doute mieux que les mots dont elles sont privées, leur histoire.
Les locaux de Twende se trouvent au fond d’un petit et tortueux chemin de terre, et sont aussi humbles qu’épurés : une vaste salle, deux bureaux, rien ou presque, quelques planches de bois, des outils disséminés sur les murs, des machines rangées en vrac, voilà à quoi ressemble le décor de ce laboratoire d’idées.
Cet univers a beau être minimaliste, chaque jour il se remplit d'indénombrables inventions qui reflètent une éthique rare et indéfectible. Tout a commencé avec Jim et Bernard, les deux fondateurs. Férus de mécanique, inventeurs hors pair, ils ont décidé de travailler ensemble, animés par une même conviction : “Nous voulions que tous ceux qui ont des idées, des intuitions, puissent y croire, y croire suffisamment pour les accomplir jusqu’au bout et développer des machines qui pourraient améliorer la vie des Tanzaniens” résume Jim. Il était d’abord question de créer un espace de réflexion et d’expérimentation ouvert à tous ceux qui le souhaitent. La seule “condition d’admission” étant d’être détenteur d’une invention et de bien vouloir la partager et la mettre en application.
Les machines qui sont créées à Twende sont aussi minimalistes que les bureaux où elles ont été pensées : des assemblages de bric et de broc, facilement constructibles et réparables, peu chères, en somme, l’exemple même d’une “low-tech” !
Il parait impossible de résumer en quelques lignes les actions de Twende tant elles affectent une pluralité d'acteurs et soulèvent une myriade de questions, sociales et environnementales. Aussi, nous avons pensé que quelques exemples seraient ici plus évocateurs qu'une synthèse nécessairement parcellaire et réductrice. Voici donc l'histoire de trois hommes et de leurs machines qui, quotidiennement, s'efforcent de repenser le monde.
Frank et la “Maassai Conservation Agriculture Technology”
Grands, beaux, ornés des plus beaux bijoux, peints de mille couleurs, les Maasai sont devenus une icône de la préjugée “tradition africaine”, un symbole de la résistance face à la dite “modernité”. Largement fantasmés et stéréotypés, aujourd'hui tout le monde vante leur force et leur beauté, plus rares sont ceux qui connaissent leur fragilité.
L'histoire les a érigés au rang des grands peuples d'éleveurs, un mode de vie qui aujourd'hui n’a plus la même ampleur. Le changement climatique combiné à une urbanisation grandissante, a appauvri et amoindri les vastes terres maasai, obstruant inévitablement l'élevage.
Frank a grandi dans un petit village maasai, conscient de ces difficultés, il consacre sa vie à améliorer le quotidien d'un peuple qui est le sien. Il sait et a appris à l'accepter, les Maasai ne peuvent plus se contenter d'être éleveurs et doivent désormais ajouter une nouvelle flèche à leur arc de guerriers légendaires. La machine qu'il a pensée et conçue à Twende est née de cette métamorphose plus ou moins contrainte, au regard de laquelle les Maasai doivent aussi devenir des agriculteurs.
Son invention, comme toutes celles qui ont vu le jour à Twende, résulte d'une même conviction. Ce que nous appelons, non sans quelque réduction, des “restes”, peuvent en réalité être de puissants fertilisants pour l'innovation. Les restes dont il est ici question, sont à la fois organiques et mécaniques. L'objectif de Frank est simple : favoriser l'agriculture maassai en réutilisant les excréments du bétail comme engrais naturel, grâce à un épandeur de fumier manuel “low tech”.
Sa machine a beau être novatrice, elle ne rompt pas avec la “tradition”. Depuis longtemps, les Maasai réutilisent les déjections de leur bétail. Aujourd'hui encore utilisé comme mortier dans la construction des habitations, l'excrément des vaches sert aussi de combustible pour les activités domestiques. En développant son épandeur manuel, Frank ne fait donc que valoriser cette matière première, richesse inépuisable des Massai, en lui conférant un nouvel usage. Et si cette machine répand un vent d'espoir pour tous les villageois, ce sont les femmes qui sans conteste l'exhalent le plus. L'élevage étant traditionnellement une activité strictement réservée aux hommes, les femmes maasai ont longtemps été recluses dans l'univers confiné de la maison. En introduisant son épandeur manuel dans de nombreux foyers, Frank encourage l'agriculture et permet à de nombreuses femmes de s'accomplir ailleurs et autrement.
Ainsi, cette machine est épatante par son efficacité, mais elle l'est tout autant, si ce n'est plus, au regard de cette symbiose harmonieuse dont elle est la matérialisation, parvenant à allier “tradition” et “modernité”, deux phénomènes que l'on envisage trop souvent en terme de rupture ou d'antagonisme plutôt que de continuité. La culture est un phénomène mouvant, jamais fini, jamais fixe, toujours en train de se faire dans un devenir constant.
Le développement de l'agriculture n'induit donc pas de renoncer à la culture maasai, mais seulement de se la réapproprier, de la modeler à la lueur des préoccupations actuelles. Frank le sait mieux que quiconque. Pour mener à bien son activité, il vit aujourd'hui en ville, loin des campagnes, et devant nous, il ne dissimule pas la sensation d'avoir délaissé une part de son identité. Pourtant, convaincu qu'il faut parfois savoir se réinventer pour mieux se retrouver, il finit par nous confier : “Aujourd’hui, j’habite en ville, j'ai de beaux habits, mes enfants vont à l’école et j'ai une maison comme celle que vous avez en Europe. On pourrait croire que j'ai perdu ma culture. Je dirai oui et non. C’est parce que je me suis éloigné que j’ai pu renouer avec la culture maasai. C’est parce que j'ai pris conscience des problèmes que j'ai fui les villages et cette fuite m'a permis d'imaginer ce projet. Je me suis perdu, pour mieux me retrouver, pour revenir, il fallait que je parte”.
Colman : Des fauteuils roulant vers l’espoir
Parmi tous les inventeurs que nous avons eu la chance de rencontrer, il y a aussi Colman, jeune homme au sourire franc, qui témoigne d'un altruisme non moins sincère.
C'est dans le cadre d'un stage qu'il a commencé à travailler à Twende, alors qu'il était encore étudiant à l'Université. Proposés une fois par an, ces stages traduisent l'autre grande ambition de Twende : tisser des liens entre deux entités qui ont rarement l’occasion de collaborer, les jeunes ingénieurs/techniciens et les communautés villageoises. L’idée sous-jacente est ambitieuse, des villageois viennent exposer à des ingénieurs et des techniciens les problèmes auxquels ils sont confrontés et pendant plusieurs semaines ils dessinent, ensemble, les contours d'une machine capable d’y répondre.
Pour Colman, tout commence lorsque le thérapeute Sudi Muli entre en contact avec Twende. Porte-parole d'une autre population délaissée, Sudi Muli dirige à Arusha une école spécialisée pour les enfants atteints d'handicaps physiques et cérébraux, la première de Tanzanie. Porté par l'abnégation, l'espoir et la passion, il ne faudra pas longtemps avant que Sudi Muli convainque Colman d'agir à la faveur des handicapés. Leur objectif : fabriquer une chaise roulante polyvalente solide, peu onéreuse et non encombrante.
Des fauteuils roulants, il y en a en Tanzanie, mais la plupart, importés d’Inde ou de Chine, sont parfaitement inadaptés au contexte africain. Particulièrement coûteux, ces fauteuils sont également dépourvus de la robustesse nécessaire pour résister aux routes terreuses et épineuses de Tanzanie. Ces fauteuils nécessitent par ailleurs tout un tas d'accessoires indispensables pour coucher, asseoir et lever l'enfant, des accessoires qui s'entreposent difficilement dans les petites maisonnées de terres qui parsèment les villages. A la lueur de toutes ces inadéquations, reflets d'une solidarité internationale louable mais lacunaire, Colman et Sudi Muli décident d'agir ensemble afin de créer une chaise roulante qui, cette fois, correspondra aux attentes des communautés locales.
Pendant des semaines, ils se retrouvent, discutent, dessinent, construisent, déconstruisent et reconstruisent différents prototypes, jusqu'à réaliser une chaise fabriquée à partir de matériaux robustes et peu chers (câbles de freins, roues de vélo, ceintures, récupérés ici et là, etc.), mais surtout capable d'offrir les trois positions indispensables au bon développement physique et psychique des enfants, sans avoir recours à d'autres accessoires.
Aujourd'hui, le sourire qui jonche le visage des quatre enfants bénéficiaires de ces chaises suffit à justifier le bien-fondé de l'entreprise Twende, et réactive en lui seul cet élan d'humanité sur lequel elle s'est fondée.
Bernard : la transmission ou le moteur de l’innovation
Bernard, cofondateur de Twende, est l'un des inventeurs les plus passionnés que nous avons rencontrés pendant notre séjour. Le regard profond et bienveillant, il nous accueille dans sa demeure, un palais secret, plus encore, une caverne d’Ali Baba regorgeant d'inventions créatives et frugales. Sillonner son jardin engendre un enchantement peu commun. Derrière un bananier se cache une éolienne enclenchant une machine à laver qui elle-même fait face à un frigo fonctionnant sans électricité, derrière lequel se trouve un vélo recyclé capable de pomper l'eau...Quelques machines parmi tant d'autres qui témoignent de la prodigieuse ingéniosité de Bernard, qui voulait que sa maison soit en elle seule un lieu d'inspiration pour les savants et les passants.
Bernard a toujours eu la ferme conviction que “la transmission” est à la base de toute invention, partant du principe que l'on ne crée jamais à partir de rien et que l'inspiration puise d'abord sa force créatrice dans l'apprentissage. Après avoir mis en place des ateliers pour les adultes, il choisit de consacrer son temps aux enfants qui sont une matière, jamais brute, mais plus facilement modelable. Les jeunes ont encore ce savoir précieux, de pouvoir renégocier constamment leurs pensées et leurs certitudes. Or, douter, imaginer, rêver, croire, ne plus croire, essayer, se tromper, réessayer, sont la condition même de l'innovation.
Ainsi, depuis plusieurs années Bernard fabrique toutes sortes de jeux, machines prototypiques miniatures, afin de transmettre, ou plutôt cultiver, cet art du doute et de l’expérience. Dans les jeux qu'il propose, point de gagnant, point de perdant, seulement des apprentis savants.
Ce chapitre, empli d'espoirs innovants, montre que l'Homme, comme la machine, est toujours susceptible d'amélioration, si tant est qu'il concède d'avoir été abîmé, et d'avoir abîmé à son tour, acceptant désormais de se réparer pour réparer le Monde.