C'est le dernier jour, c'est donc grasse matinée. Douche (chaude !), petit déjeuner copieux et tardif, et nous partons pour une dernière visite. Une visite importante.
Sur le chemin, Aude palie à la tristesse du dernier jour par de nombreuses photos de tout ce qui nous entoure.
Concernant la religion, je n'ai jamais été pratiquant, et les sciences physiques et sociales ont jusqu'à présent toujours rempli mes vides philosophiques. Malgré tout, avec le temps, en revenant de moi-même vers le sujet par son versant historique, et en visitant à travers l'Europe un nombre conséquent de cathédrales et de temples, j'ai développé une profonde tendresse pour les hauts lieux de foi.
Autel dans une ruelle Envoyés avant sa mort par Jésus pour répandre sa parole à travers le monde, les destins des apôtres sont flous, pour leur majorité. Leurs dates et lieux de morts sont au mieux débattus, pour certains inconnus. On ne compte dans le monde que trois basiliques érigées sur des tombes d'apôtres. Pierre est enterré à Rome, où il a établi le Saint Siège, Jacques est enterré à Compostelle, et termine le plus grand pèlerinage d'Europe, et Thomas, l'apôtre incrédule, connu pour ses missions indiennes, est enterré à Chennai, dans le quartier de Mylapore, où nous nous rendons donc en tuk-tuk.
Nous roulons sur le grand boulevard longeant la plage où sont préparés les défilés militaires de demain - le 26 janvier est le Republic Day, le 14 juillet indien - et arrivons bientôt à destination.
La basilique St Thomas, assez petite, toute blanche, très belle, mais presque anonyme, se dresse devant nous.
Nous quittons nos chaussures, entrons par la nef. L'intérieur est sobre, les boiseries sombres tranchent avec les arches immaculées.
L'autel est minimaliste, le chœur est presque vide. L'endroit est silencieux. Au bout d'un moment, nous sortons, nous dirigeons vers la crypte. À nouveau nous nous déchaussons, descendons quelques escaliers où l'on nous intime de garder le silence.
Au centre d'une première salle sont exposées des photos de la dernière visite papale, en 1986 sous Jean-Paul II, et au milieu trône une reproduction sombre et délavée de "L'incrédulité de Saint Thomas".
L'oeuvre originale, Thomas inspectant les stigmatesDe part et d'autres du tableau, deux couloirs partent pour le caveau de Saint Thomas. Toujours en silence, nous avançons. La pièce est basse, assez quelconque, une climatisation ronronne au mur. Une famille croyante est prosternée devant la vitre de la tombe, d'autres prient sur de petits bancs de bois.
Au bout, la tombe de ThomasJ'éprouve toujours une émotion particulière dans un lieu de culte, déjà parce que c'est souvent très beau, mais aussi parce que l'atmosphère y est assez complexe, ce sont des lieux actuels, fréquentés et entretenus, et qui sont dans le même temps de véritables reliques de l'histoire humaine.
Ce voyage m'a plusieurs fois donné l'occasion de ressentir ce genre de complexité, les temples de Mahabalipuram, Tanjavur et Madurai étaient vibrants d'une spiritualité millénaire, d'une foi partout palpable, souvent très éloignée de ce que l'on connaît en Europe, et parfois étonnamment proche, confondue même. Un hindou dans un bus m'a par exemple expliqué qu'en un sens il croyait comme un chrétien, puisque Jésus était pour lui l'une des nombreuses réincarnations de Krishna.
Bref, toujours est-il qu'au moment où nous ressortons de la basilique St Thomas, un peu à retardement, je ressens précisément cette sensation étrange d'avoir effleuré du doigt quelque chose d'immense et de complexe. Je me dis aussi qu'il est temps que je revois Rome et que je retourne au Vatican, pour cette fois en visiter la nécropole.
Mais ceci est une autre histoire.
Aude me sort de mes rêveries, et m'entraîne vers une grande plage, par laquelle nous remontons vers le nord.
Nous marchons au milieu des pêcheurs qui achèvent de nettoyer leurs bateaux et leurs filets de la pêche du matin, et décidons de rentrer à pied, pour aller trouver sur la route la première cantine où nous avons mangé, le jour du choc Chennai, il y a quinze jours.
Au bout d'une petite heure de marche, nous posons nos sacs dans la fameuse salle commune que nous cherchions. L'ambiance y est toujours aussi bonne, l'endroit toujours aussi plein, et nous y mangeons toujours aussi bien.
"Ananda Bhavan", 104 Triplicane High Road, Quartier de Triplicane, ChennaiNous quittons l'endroit à regrets, et nous mettons en quête d'un moyen de transport : il est temps pour nous de quitter Chennai, nous devons être à l'aéroport à 5h du matin, dormons ce soir dans un hôtel hors de la ville.
Nous décidons, parce que nous avons déjà essayé tous les autres moyens de transport, de prendre pour la première fois le métro. Nous appréhendons un peu, le métro est souvent un endroit sale, grouillant d'une foule pressée, en France comme partout ailleurs, et nous avons très peur de ce que peut être la version indienne de cet enfer souterrain.
Nous traversons donc un boulevard puant, noir de monde, faisons demi tour devant des escaliers dégoûtants, longeons une circulation infernale, et lorsque nous descendons enfin par les bons escalators, c'est la stupeur la plus totale.
VideLe métro est superbe, propre au point de manger par terre, et vide. Vide, totalement. Il n'y a personne.
Vide là aussiEt il fonctionne, nous descendons encore une volée d'escalators flambant neufs, attendons sur un quai vide, et prenons un métro dernier cri, plus moderne que tous ceux que j'ai vu. Mieux encore, le billet est encore moins cher que le tuk-tuk ou le bus. Il y a plus de dix millions d'habitants dans cette ville où toutes les routes sont sales, pleines à craquer, et en ruine, et son beau métro est désert. Nous n'y comprenons rien.
Ah, si, deux personnes. Je me dis, amusé, que soit l'Inde n'est pas prête pour le futur, soit le futur n'est pas prêt pour l'inde, mais quelque chose ne colle pas dans ce que nous venons de voir.
Arrivés presque au bout de la ligne, et après quelques minutes de marche, nous arrivons à notre dernier hôtel à deux kilomètres de l'aéroport, correct. Nous ressortons en fin d'après-midi visiter le quartier, résidentiel et calme, et nostalgiques de l'agitation qui demain nous manquera, allons jusqu'à une rue marchande acheter des samosas et des parottas.
Des enfants jouent au cricket, le sport national ici. Le petit tient la balle, et le grand derrière lui tient la batteNotre dernier temple Nous trainons, faisons durer ces moments volés entre la fin du parcours et le début du retour, visitons des magasins pour acheter quelques babioles.
Nous rentrons à la nuit tombée, bouclons les sacs, et nous mettons au lit pour écrire, comme tous les soirs depuis quinze jours.
Dehors, un mari et sa femme parlent fort. Un chien aboie, un tuk-tuk démarre, et on entend une télévision qui piaille. Je m'en agace, et aussitôt me ravise : c'est un dérangement normal, presque familier, un boucan qui veut peut-être dire au revoir. C'est dur à expliquer, mais ce bazar va me manquer, finalement.
Ces rues, ces klaxons, ces bus, ces temples, ces vaches, ces chiens, ces bruits, ces goûts. C'était deux semaines pour traverser l'Inde du Sud, de Chennai à Kochi, et c'était à la fois très long et très court. Mais surtout c'était grand, beau, et fou.
Alors oui, c'est un aurevoir.
Mais c'est juste un aurevoir.