Je savais bien que le trajet vers Colquechaca, petite ville des montagnes (4200m) du département de Potosi, serait compliqué, vu comme la région est difficilement accessible, mais on m'avait conseillé un itinéraire à la gare des bus de Cochabamba et je m'y étais fiée. Je pars donc à 4h30 du matin de Cochabamba (nous avions compté sur le bus de 5h avec Magui mais, arrivées bien avance à la gare des bus, elle me conseille de prendre le premier bus possible sachant la route qui m'attendait, et je me jette donc dans celui de 4h30, déjà en train de quitter le terminal) et arrive cinq heures plus tard au terminal d'Oruro. J'embarque ensuite dans le bus de 11h30 pour Llallagua, petite ville minière de la même région que Colquechaca, où j'arrive 3 heures plus tard (parmi les passagers, une petite chèvre toute mignonne, quoi de plus normal). Sur le trajet, je commence à me familiariser avec un type de paysage encore différent de ceux que j'ai vus jusqu'à présent: fort vallonné et avec une végétation sèche et arride qui pousse, je ne sais pas trop comment, sur ces collines de rocs et de pierres. Je croise de temps en temps des carrières (photo 1) et des petits villages qui paraîtraient presque abandonnés. A mon arrivée à Llallagua, on m'informe qu'il n'y a qu'un bus par jour pour Colquechaca et qu'il part le matin. Mes seules options sont de passer la nuit à Llallagua (je ne sais même pas s'il y a un hotel, pour dire comme c'est touristique) ou bien de prendre un taxi pour parcourir les derniers 110km (3 heures), mais je ne suis pas rassurée de partir seule dans les montagnes avec un taxi pour un aussi long trajet. Le Padre m'avait averti qu'il serait dans les montagnes jusqu'au soir et n'a pas de réseau; je suis devant une impasse et je sais que plus j'attends, plus je me rapproche du coucher du soleil... Heureusement, coup de bol, j'ai une couverture internet et mon équipe de choc en Belgique est au taquet sur whatsapp!! Nous finissons par choisir l'option taxi et, après avoir envoyé une photo de la voiture et de sa plaque à Pôpa et Môman, j'embarque pour la dernière ligne droite. Et 2h30 plus, tard la ville de Colquechaca apparait au détour de la route (photo 2)! Ouf :) Le Padre m'avait dit d'aller à la maison des paroisses. Bien sûr, mon chauffeur ne sait pas où c'est (j'étais déjà bien contente qu'il sache où était Colquechaca), je lui demande donc de m'amener à l'église, pensant que les deux bâtiments seraient proches. Là, rien. Je demande au seul passant que je rencontre en tentant le sésame du "je suis une amie du Padre Andres" et ça marche! :D Il me dit que la maison est loin et demande à des gamines sur la place principale de m'y conduire. Je vois qu'elles n'ont pas très envie de bouger et lance mon plus beau sourire... Et ça marche :D I'm on fire! Elles m'amènent donc gentiment à destination et puis s'en vont, pour revenir trois minutes plus tard un peu intimidées et me demander une série de photos avec moi, je les trouve trop drôles (photo 3)! Et puis j'attends. Il commence vraiment à faire froid une fois que le soleil est couché et toujours pas de Padre. Une petite dame qui semble vivre là et qui ne parle que quechua (j'apprendrai par la suite que c'est la femme du portier, Lorenza) m'invite à rentrer et m'amène à une pièce avec deux matelas au sol, que j'imagine être ma chambre. A l'intérieur, pas de chauffage, je me glisse donc dans mon sac de couchage et m'endors à moitié quand j'entends des voix, le Padre est arrivé! Gentil. Il me demande si j'ai faim, quand je lui demande s'il a déjà mangé il me dit: "Oh j'ai pas vraiment le temps de manger, moi", avec un ptit sourire fatigué. Tous les deux épuisés, nous décidons de parler plus le lendemain.
Le matin, le Padre me dit qu'il célèbre la messe de l'Exaltation de la Sainte-Croix à l'église principale de Colquechaca (celle où j'avais été déposée par le taxi) à 9h30. Nous nous mettons en route vers 9h. En marchant dans les rues, j'ai un petit aperçu de l'importance que le Padre a pour les habitants: nombreux sont ceux qui viennent à notre rencontre lui demander comment il va, échanger des nouvelles et parler de leurs petits (ou moins petits) mèhins. Pour chaque personne ou presque, le Padre me raconte une histoire: la jambe de celui-ci qu'il a pu sauver de l'amputation, celle-là qui l'a aidé dans telle situation, les études du fils de celle-ci qu'il a aidé à payer... J'ai l'impression de n'avoir devant moi que quelques pièces d'un énorme puzzle et j'ai hâte de pouvoir lui poser toutes les questions qui me viennent en tête sur son histoire et celle de ses paroissiens, qu'il semble si bien connaître. Nous passons devant le bureau qui s'occupe des registres de naissances et de décès (et sans doute de plein d'autres choses) et y restons une bonne demie heure à papoter avec la dame, avec un bon thé et une galette. Je n'arrive pas à suivre toute la conversation et jette quelques coups d'oeil à ma montre: il est presque 10h30! Nous finissons par nous remettre en route et arrivons enfin à l'église où nous sommes attendus par une petite troupe avec quelques tambours et flûtes de pan, tout est prêt pour faire la fête! Pas de mauvaise humeur, seulement des sourires, visiblement les paroissiens sont habitués aux "retards" du Padre, je commence à découvrir mon hôte :) Ou peut-être n'y a-t-il pas vraiment de notion de "retard" dans leur mode de vie. Le Padre donne la messe en quechua (il est trilingue français, espagnol et quechua...), je n'y comprends donc rien mais ça me laisse le loisir d'observer tous les à-côtés. Je remarque beaucoup de bienveillance dans le regard du Padre et, de temps en temps, je suppose qu'il fait de l'humour car la petite assemblée rigole et je vois un léger sourire amusé sur son visage. Je suis frappée par le contraste entre ce que je vois et certaines facettes que l'Eglise nous montre parfois. A la fin de la messe, nous sommes attendus par la petite troupe et on nous offre de la chicha dans des tutumis (la chicha est un alcool de maïs fermenté typique de la région; le tutumi est une sorte de bol fait avec la coque d'un fruit tropical). Le Padre m'explique brièvement qu'il est très délicat de décliner mais qu'il a développé des techniques pour ne pas ressortir complètement saoul (car après la première rasade, toute une série de tutumis peut encore nous attendre) et, avec son petit sourire en coin, il se retourne vers les autres en renversant "involontairement" la moitié de sa coquille par terre. Les gens sont tellement occupés à jouer de la musique, à boire ou d'avoir déjà trop bu qu'ils ne remarquent rien ˆˆ Bien sûr, il faut que ce soit le saoul du village qui vienne me taper la causette... Ni méchant ni déplacé, juste un peu insistant et, déjà qu'il lui manque une majorité de dents, son ivresse ne m'aide pas à le comprendre ;) Nous finissons par rentrer à la paroisse chercher la voiture car nous sommes attendus dans une communauté pour une messe. Sur les photos 4 et 5: L'entrée de la maison paroissiale et la cour. Photos 7 à 9: le trajet jusqu'à la communauté et l'étroitesse des chemins où il est problématique de se croiser, surtout avec le nombre d'automobilistes du campo (= la campagne, mais comprendre ici "les montagnes") qui n'ont pas vraiment le permis et ne savent pas manoeuvrer. Photos 10-12: la petite communauté où nous nous rendions, en contre-bas et l'arrivée près de l'église.
Sur le trajet, le Padre me raconte un peu son histoire: c'est 39 ans plus tôt qu'il arrive en Bolivie avec une équipe d'autres jeunes médecins et trois valises pleines de médicaments. Il commence principalement par s'occuper des gens dans le domaine médical. En parallèle, il relève des fonds en Belgique et réussit à faire construire un hôpital dans la petite ville d'Ocuri, où il reste basé un temps comme médecin. Ayant commencé des études de théologie en Belgique, il y retourne pour terminer ses études mais, pour différentes raisons, finit par se faire ordonner prêtre directement en Bolivie. La paroisse d'Ocuri venant d'être attribuée à un autre prêtre, l'évêque lui propose de prendre la paroisse de Colquechaca, où il est maintenant prêtre depuis 32 ans. Je comprends vite que c'est un peu la paroisse dont personne ne veut: elle fait la taille du Grand-Duché de Luxembourg, a un relief très accidenté, est la plus haute paroisse du monde (!) et, à l'époque, il n'y a pas de routes pour rallier les commuautés, tout se fait à pied. Il me raconte donc que, jusqu'il y a 2-3 ans, ça lui arrivait de marcher jusqu'à 12-13h sans pause et à flan de montagne pour accéder à une communauté et pouvoir y dire la messe. Ou bien de courir (littéralement) d'un côté à l'autre d'une vallée pour être à l'heure à la messe suivante, ou d'être bloqué parfois 1 à 2 jours à cause d'une rivière impossible à traverser. Les marches la nuit, les heures d'ascension de montagne, les chiens sauvages, les orages, la foudre qui l'a parfois raté de peu et forcé à laisser tout objet métallique à des dizaines de mètres derrière lui, les tempêtes, la neige... Heureusement, il était quasi toujours accompagné dans ses déplacements. Il me raconte tout ça avec une telle simplicité et beaucoup d'humour. J'écoute, captivée, en essayant de réaliser, mais c'est tellement loin de la réalité que je connais. A l'époque, il n'allait pas dans le campo uniquement comme prêtre mais aussi comme médecin: les gens avaient encore moins accès aux soins de santé que maintenant, et il m'explique qu'une fois la messe finie, les consultations commençaient, jusque tard dans la nuit avec parfois jusqu'à 50 patients à voir. Il a souvent été le premier médecin à arriver dans des communautés où les gens étaient soignés par le sorcier du village. En quelques années et grâce, entre autres, à tous les enfants qu'il a vaccinés, la mortalité infantile du campo (7 enfants sur 10) a été réduite de moitié. Depuis, l'accès aux soins de santé s'est légèrement amélioré et de son côté, il a formé un excellent infirmier, Mauro, qui l'a accompagné pendant plusieurs années dans le campo et qui travaille maitenant à l'infirmerie qu'ils ont installée dans la maison paroissiale. Le Padre peut, depuis, se consacrer exclusivement à son rôle de prêtre et ne s'occupe de malades que dans les cas extrêmes (qui ne sont pas si rares que ça, mais bon). Après une heure et demie de route sur des chemins pierreux, nous nous garons enfin sur une petite plateforme et parcourons les 30 dernières minutes à pied, jusque l'église en contre-bas. Nous avons un accueil chaleureux des personnes qui nous attendent et on nous sert un plat chaud, pendant que le Padre note les baptêmes du jour. Je constate vite qu'il y a beaucoup plus de gens qu'il n'y a de maisons et le Padre me confirme qu'une partie est venue expressément d'autres communautés plus petites ou moins accessibles pour assister à la messe (plusieurs heures de marche...). Il est déjà 21h quand la messe est finie et, les cheveux plein de confettis (c'est la coutume pour les jours de fête comme les baptêmes), à la lumière de nos lampes frontales et avec l'aide d'un paroissien, nous retournons à la voiture (non sans perdre le chemin de l'aller et nous retrouver sous la plateforme où la voiture est garée sans pouvoir la grimper directement). La route du retour est longue (je bénis la voiture) mais sans encombre et heureusement, ce n'est que quand nous sommes rentrés qu'un énorme orage éclate et que la grêle se met à tomber.
Le lendemain, je ne pense plus à la tempête de la veille et sors donc innocemment dehors pour aller à la salle de bain (dans un autre bâtiment) et là, surprise de fou: tout est recouvert d'un manteau de neige!! J'hallucine! Bêtement, en arrivant de l'Asie en pleine mousson et avec les 25 degrés que j'ai eu pendant mon séjour à Cochabamba, j'ai vaguement pensé à un orage de chaleur la veille, quand il s'est mis à grêler. Mais en fait, hémisphère sud oblige, nous sommes toujours en hiver jusqu'au 21 septembre!! Tête de linotte, la grande voyageuse... Heureusement, j'avais prévu qu'il ferait froid avec l'altitude et je m'étais équipée d'un bonnet, d'une paire de gants et d'une chompa (pull) bien chaude. Et c'est bien nécessaire! En effet, on entend des bruits de pétards au loin et le Padre m'annonce que la fanfare de l'école de Cochabamba a gagné le concours national de fanfares qui se déroulait à Cochabamba (et dont j'ai vu une partie, pour Gabi) et qu'ils font leur entrée triomphale en ville :D Nous nous emmitouflons, nous armons de nos appareils photos et sortons dans la neige acclamer les jeunes, et particulièrement deux des fils de Tatu, le meilleur ami du Padre, qui l'aide aussi énormément dans la paroisse. Dehors, malgré les couches, il fait caillant! Je plains les élèves dans leurs uniformes avec le cou et les chevilles nus et manque d'avaler mon écharpe en voyant le nombre de dames aux jambes nues et... les enfants pieds nus dans leur sandales jouer dans les flaques d'eau (true story). Moi, avec mes 5 couches en haut, deux pantalons, chaussettes et chaussures de marche, je me les gèle! J'ai beau savoir qu'ils sont habitués et ne sentent plus rien, ça fait mal!
Normalement, nous avions une grosse journée de prévue avec plusieurs heures de marche et une nuit dans le campo pour relier trois communautés et y célébrer la fête de l'Exaltation mais le Padre est tracassé par les routes. Pour aller dans ces communautés nous devons d'abord prendre la route nord et passer un sommet (la cumbre) à 4800 mètres avant de laisser la voiture et continuer à pied. Il a peur que nous restions bloqués par la neige et ne sachions plus redescendre. Inquiet que les paroissiens ne comprennent pas, malgré la situation extrême, il décide pourtant de ne pas partir. Nous prenons juste la route sud qui est plus dégagée pour essayer de trouver un endroit avec du réseau (avec la neige, toute communication est coupée à Colquechaca). Ca me permet de prendre de jolies photos de la région (Colquechaca en contre-bas, sur la photo 11). Nous finissons par rentrer en faisant un détour par l'église San Bartolomeo, projet de rénovation et d'agrandissement du Padre, sur un lieu de pélerinage (photo 14). L'après-midi et le lendemain, toujours bloqués par la neige, nous en profitons pour faire un peu de nettoyage et de rangement à la paroisse (avec manteau, bonnet et gants, puisqu'il n'y pas d'installation de chauffage). Je peins aussi une de ses armoires, comme le désirait le Padre depuis longtemps. Je me dis qu'en l'aidant lui, c'est un peu comme si j'aidais aussi sa communauté. Le soir, j'assiste au cours de cathéchisme (photo 15) et de préparation à la confirmation, dynamiquement animés par le Padre et Tatu. Petites différences par rapport à ce que moi j'ai connu: tous les jeunes chantent au rythme de la guitare de Tatu et on y parle même évolution des espèces et découvertes de Darwin! Le soir, c'est le baptême des trois enfants d'une dame qui a perdu son mari dans un accident de travail. Je sais qu'elle fait tout pour s'en sortir et a du mal à joindre les deux bouts, et je suis particulièrement attendrie de voir quand même les deux gamines dans de jolies robes et le petit dernier dans un costume bien trop grand pour lui. Toute une petite assemblée est là, c'est une cérémonie avec beaucoup de chaleur.
Photo 2: une partie du village, construit en adobe, cet espèce d'argile d'Amérique du Sud Le dimanche, la neige a fondu en ville et le soleil brille, réchauffant enfin les bâtiments et mettant un terme à cette humidité qui nous glaçait jusqu'aux os! Il fait superbe! Après la messe du matin à Colquechaca (photo 3, intérieur de l'église), nous nous mettons en route dans l'après-midi pour aller donner une messe dans une communauté. Malheureusement, j'ai perdu les photos de cette après-midi là... J'y découvre une petite communauté d'une 150aine de personnes, particulièrement pauvre et isolée. Les enfants portent des loques et certains n'ont pas de chaussures. On nous accueille avec de la musique et de la chicha, les gens font la fête au Padre, se mettant parfois à genoux ou lui baisant les mains pour le saluer. C'est très fort. Comme dans une grande partie des communautés de la paroisse du Padre, il peut compter sur le soutien du sacristain. Dès ses premières années comme prêtre de Colquechaca, le Padre constate qu'il ne peut pas assumer tout tout seule: il a plus de cent communautés sur sa paroisse et est donc dans l'incapacité de s'y rendre suffisamment fréquemment; il lui faut des personnes relais. Il demande à chaque communauté de lui envoyer une ou des personnes qui se portent volontaires. Comme il l'explique dans le reportage de 2005 "Carnets de Bolivie", il y en a d'abord eu 2, puis 7, et ils sont maintenant plus d'une centaine! Pour lui, c'est une aide énorme d'avoir une personne dans chaque communauté qui l'aide pour le catéchisme et enseigner le message de la Bible. Et on voit les bénéfices de leur travail conjoint: les gens ne sont plus saouls pour assister aux messes et ils écoutent plus attentivement. Ici, il n'y a pas d'électricité dans la chapelle et la messe se fait donc à la lueur des bougies et de la lampe frontale du Padre. De nouveau, il fait nuit noire quand nous avons fini et nous devons marcher une 30aine de minutes jusqu'à la voiture. En plus de l'altitude, mon vertige sur le chemin étroit bordant de petites ravines me coupe le souffle. La route de deux heures m'avait déjà paru périlleuse à la lumière du jour avec ses précipices et tournants en épingle à cheveux où l'on ne sait pas se croiser mais pour le retour, nous avons la malchance de nous prendre un brouillard épais (ou des nuages, à cette altitude, on ne sait plus) où l'on ne voit pas à deux mètres. J'ai confiance en la conduite du Padre mais c'est tellement fatigant que parfois, je ne vois même pas où va la route, les nuages se confondant avec la neige sur le sol, et on sait que le ravin est juste à côté. J'ai oublié de planter le décor: la première fois que je suis montée en voiture avec lui, le Padre m'a expliqué qu'il valait mieux ne pas attacher sa ceinture pour pouvoir sortir plus rapidement si on faisait une sortie de route :D Heureusement nous finissons par arriver à bon port, fourbus mais entiers.
Photos 1,2,4: Colquechaca sous le soleil. / Photos 5 et 6: Le Padre, Tatu et moi à Sucre Lundi, nous enchaînons la messe pour les morts, une messe privée dans l'entreprise d'électricité CEPSA qui a perdu un homme la semaine précédente dans un mystérieux accident et une messe à l'école en l'honneur de la proche fin d'année. Le Padre n'a presque plus de voix et c'est une journée bien intense. Nous sommes censés partir à Sucre le soir, nous avons à peu près 4 heures de route et il est déjà 18h... Je pense pouvoir passer vite fait prendre nos affaires à la paroisse et partir mais c'est sans compter sur les trois personnes qui nous y attendent déjà: le sorcier d'une communauté qui veut un engagement écrit du Padre pour je ne sais plus quoi, un homme d'un village lointain qui a un tympan perforé, à qui on a dit de venir voir le Padre car il fait des miracles, et qui a fait plusieurs heures de marche pour venir jusque Colquechaca et... un petit vieux qui aimerait que le Padre lui construise une maison (again, true story)... Nous finissons par partir vers 20h. Nous restons un jour et demi à Sucre, à la chambre d'hôtes de la soeur du Padre, temporairement tenue par son neveu et sa copine, très sympathiques. Je me délecte de la chaleur de la ville, du vrai lit dans lequel je peux dormir, du luxe de deux douches (bien chaudes!!) et d'un délicieux guacamole maison au repas de midi :D J'ai l'impression d'être en vacances en Provence hehe Le mercredi matin nous rentrons à Colquechaca. Nous sommes bloqués à un moment par une course d'enfants qui se déroule sur la "route" et finissons par mettre 6 heures pour rentrer. Après un bref passage à la paroisse, nous repartons dans le campo pour une messe. Arrivés à la communauté, personne... En effet, le Padre n'avait pas prévu de dormir deux nuits à Sucre dans son plan d'origine et avait annoncé la messe en fin de matinée. Les gens, ne le voyant pas arriver, avaient fini par rentrer chez eux. Nous sommes face à la jolie vallée à droite de la photo 11 et, avec une sorte de corne de chasse, un des hommes du village commence à sonner l'appel, qui se répercute sur les pans des montagnes alentours! Le temps que tout le monde arrive, nous piquons un somme dans la voiture. Sur la photo 12, malheureusement floue, un aperçu de la petite chapelle, où les paroissiens ont eux-mêmes installé l'électricité (une petite victoire du Padre)!
Le lendemain, nous partons tôt pour une célébration très festive dans un petit village abandonné à 10km de Colquechaca où tous les anciens habitants reviennent en cette occasion. Malgré l'heure matinale, beaucoup de monde est déjà présent, les échoppes sont installées et on commence déjà à boire. Tous les musiciens portent des habits traditionnels, je me régale de ce que je vois et de ce que j'entends, je suis prise dans cette vague de culture et de traditions! En Bolivie, encore bien plus que dans d'autres pays d'Amérique du Sud, la religion chrétienne est incroyablement liée aux croyances et aux rituels ancestraux. Cette dualité est dûe aux stratagèmes des colons espagnols pour mieux faire accepter la religion chrétienne (par exemple, dire que la Pachamama est en fait la Vierge Marie) et à un ancrage culturel et traditionnel particulièrement fort (surtout dans le campo, plus isolé). C'est pour ça que les fêtes religieuses sont souvent fort arrosées et que les prêtres se retrouvent souvent à bénir des voitures (pour éviter les accidents, et on comprend vu la fréquence des accidents de voiture dans le campo), des semences (pour que la récolte soit bonne) et même... des excréments d'animaux (pour que le troupeau prospère). Je découvre ainsi le rôle des Monos, un personnage toujours présent lors de ce type de fêtes. Il s'agit de plusieurs hommes qui s'habillent en rouge et portent une sorte de perruque de peau de mouton, ils sont en quelques sortes chargés de l'animation du jour: ils parlent d'une voix super aigüe toute la journée et quand on leur adresse la parole, on doit également prendre une voix aigüe, ils font des blagues et jouent de la musique. Pendant la messe, l'église est comble, et il y a encore plein de gens dehors qui jouent de la musique et font déjà la fête. Après la célébration, il y a une procession autour de l'église menée par le Padre et le responsable communal (photos 5-7). Une fois la messe finie, la file est longue autour du Padre pour les bénédictions à l'eau bénite (comme toujours d'ailleurs! Elle a une importance capitale à leurs yeux et j'en ai vus plusieurs fois aller la boire directement dans le seau quand le Padre avait le dos tourné ˆˆ). Une paroissienne nous apporte gentiment un repas chaud puis de nouvelles personnes arrivent et demandent au Padre s'il peut redire la messe car ils n'ont pas pu arriver plus tôt (la route,...). Le pauvre Padre passe ensuite deux heures dans le vent à bénir des dizaines et des dizaines de voitures.
C'est donc seulement vers 18h qu'on se met en route pour la commuauté d'Ureka où l'on nous attend pour la même fête. Nous arrivons vers 19h30 et une partie des gens est déjà bien imbibée! Le Padre murmure presque la messe, tellement sa voix est fatiguée, et les gens saouls qui parlent pendant l'office n'arrangent rien. Les paroissiens attentifs passent la messe debout à côté du Padre pour pouvoir entendre ce qu'il dit. Une fois la messe finie, le Padre m'annonce qu'on ne peut pas rentrer car il a d'autres baptêmes à célébrer le lendemain matin et que nous devons dormir sur place... On nous amène à l'école et nous prépare gentiment deux lits improvisés. Le Padre a son sac de couchage, heureusement, et moi j'étouffe sous de lourdes couvertures qui m'empêchent néanmoins d'avoir froid. Par les fenêtres cassées, on entend toujours la musique des flûtes de pan, des tambours et des grelots accrochés aux chevilles et à la taille des gens qui dansent, qui durera jusqu'au lendemain matin (je ne sais toujours pas comment les gens ont tenu, la coca sans doute). Après la messe du lendemain matin, le Padre se fait happer de partout, comme toujours, par des gens qu'il a aidés, sauvés ou qui viennent lui demander son aide. Même après une semaine à ses côtés, je suis encore ébahie par sa disponibilité. Malgré la fatigue et le rhume qui l'accable, il a du temps pour chacun, un sourire, un mot gentil, une blague. Je vois de la bonté et de l'affection dans ses yeux, et beaucoup de respect dans ceux de ses paroissiens.
Photos 8-12: l'église et les festivités d'Ureka. Photo 13: nous sommes sur le départ mais devant nous, ce camion plein à craquer de toute une communauté qui rentre chez elle. Les derniers bitus arrivent péniblement et on les soulève jusqu'à la benne, où ils s'effondrent sur les autres (on voit leurs pieds en l'air sur la photo ˆˆ). Nous gardons nos distances, de peur que le camion ne soit emporté par son chargement et nous emporte avec mais, cahin caha, il arrive jusqu'en haut de la colline, puis nos routes se séparent. Pour le chemin, nous avons deux bitus dans la benne et un hommme, sa femme et leur fille dans la voiture. Nous faisons un "crochet" par leur village, Turu Turu, avant de rentrer à Colquechaca. Dans la descente de la dernière colline, nous faisons une dizaine d'arrêts à des endroits stratégiques indiqués par notre passager. C'est apparemment un versant de montagne où il y a souvent des éboulements et l'homme indique au Padre quels endroits il doit bénir pour que les éboulements s'arrêtent. Le Padre, connu dans toute la région pour ses bénédictions et célébrations, est souvent appelé pour ce genre de cas. La majorité des endroits qu'il a bénis n'ont plus été victimes d'éboulements... A Turu Turu, nous sommes attendus pour la fête! J'ai du plaisir à voir le Padre se laisser emporter dans la farandole et même pousser quelques notes à la flûte de pan. Pour ses paroissiens, il n'est plus le gringo qu'il était il y a trente ans, il est accepté et fait partie des leurs. Il soigne encore quelques gamins avant que nous nous remettions en route avec... une poule dans la voiture, bien sûr!! Ma phobie des gros volatiles prend le pas sur ma fierté et je demande au gars à l'arrière s'il veut bien la tenir dans ses mains pendant le trajet. Malheureusement, pied de nez de la vie, tous nos passagers descendent à une demie heure de Colquechaca et la poule atterrit donc... dans mes mains ˆˆ Et finalement, c'est pas si terrible :) Nous terminons la journée chez Tatu, où nous partageons un gateau en l'honneur de l'anniversaire d'un de ses fils.
Le lendemain matin, nous partons très tôt pour Cochabamba, où le Padre a été invité au mariage d'un ami et où il co-célèbre une messe le dimanche. Sur la photo 1, le Padre qui fait lustrer ses chaussures, comme c'est possible à beaucoup d'endroits en Bolivie et dans le nord de l'Argentine. A Cochabamba, nous sommes logés chez un couple très sympathique d'anciens paroissiens du Padre, devenus des amis, José et Clothilde. Le dimanche matin, nous partons pour la petite ville périphérique de Punata. Après avoir fait un tour au centre, nous allons à la maison paroissiale et sommes accueillis par le prêtre, une connaissance du Padre. Il nous propose de se joindre à lui pour le dîner et là, je n'en crois pas mes yeux: une quantité de bons légumes sur chaque assiette et, clou du spectacle, une énorme corbeille de fruits pour le dessert! Le prêtre parti se préparer pour la messe, le Padre et moi nous faisons plaisir et faisons péter la pastèque, les kiwis i tutti quanti! Nous n'avons plus si bien mangé depuis longtemps :D A midi, la messe commence. Je me suis mise dans le fond de l'église. Plus habituée à tout cela, je suis comme un enfant, émerveillée par la taille, l'entretien et les décorations de centaines de lys de l'église; quel contraste avec l'univers que je côtoie depuis dix jours! Et puis, à l'entrée du gratin de Punata et de Cochabamba dans l'église, j'ai l'impression d'être la petite campesina qui a toujours vécu dans le campo (je ne nous compare pas bien sûr, mais c'est le sentiment que j'ai eu): je suis bouche bée devant ces costumes impeccables, ces "pinas" toutes teintées en blondes, dans des robes moulantes bien trop courtes et avec des talons bien trop hauts. Je suis presque choquée par cette opulence et ce soucis des apparences, après mes derniers jours dans le campo au contact de gens si simples. Mais le spectacle n'est pas fini: présence d'un photographe professionnel (non, je ne parle pas de moi... mouhaha), de soldats, colonie d'acolytes et, cerise sur le gateau: accordéoniste et ténor dans la chorale! Je manque encore une fois d'avaler ma pauvre écharpe! Je suis partagée entre l'envie d'éclater de rire tellement c'est too much et un gros sentiment d'amertume de voir toutes ces richesses et apparats concentrés ici alors que des gens vivent dans la misère dans la province d'à côté. Et on parle pourtant de la même Eglise... Ayant appris que le Padre parlait quechua, le prêtre lui avait demandé de co-célébrer en quechua. Je ne peux pas m'empêcher d'être animée d'une grande fierté quand je l'entends à l'autre bout de l'église s'exprimer dans quechua fluide, et je remarque la surprise sur certains visages de l'assemblée! Une fois la messe finie, nous formons un cortège et entamons une longue procession de deux heures dans les rues de Punata. Le Padre réussit à s'éclipser, de peur d'être happé de toutes parts par d'anciens paroissiens pour faire la fête: nous allons encore au mariage de son ami après. Nous passons quand même dans une famille à qui il avait promis de passer et, avec leur accueil chaleureux et toutes les connaissances du Padre qui passent et restent, nous restons plus longtemps que prévu. Ça, plus les embouteillages pour rentrer dans Cochabamba, nous loupons la cérémonie mais arrivons pour le repas. Je suis gênée, dans mes habits tout poussiéreux du campo, avec mes baskets, mon pantalon de rando et ma polaire, mais le Padre insiste pour que je l'accompagne (lui ne voit pas du tout où est le problème :D), j 'essaie quand même de me faire discrète mais ouvre grands mes yeux et profite du deuxième mariage de mon voyage! Nombreuses danses et animations avec les mariés pendant la soirée, l'ambiance est sympa (photos 5-6). Nous rentrons à Colquechaca le lendemain.
Pour mon dernier jour avec le Padre, le mardi, nous allons à Potosi, où il doit faire différentes courses. Un dernier jour et une route de plusieurs heures où nous pouvons encore bien parler. En ville, le Padre m'emmène à l'ancienne paroisse du Padre belge Gustave Evens (photo 15), ancien ami du Padre; une sorte de pélérinage pour moi, puisque c'est grâce à l'amitié qui unit nos deux familles que j'ai eu la chance de rencontrer le Padre. Et le lendemain, après ces deux semaines incroyables, je reprends ma route en solitaire, vers Potosi.
Comment résumer cette expérience, à part chronologiquement comme je viens de le faire? Je revis certains moments, revois certaines scènes, réécoute certaines conversations, pour mieux comprendre. Les ovnis, les ensorcèlements, les guérisons (physiques et de l'âme) miraculeuses, les montagnes bénies où il n'y a plus d'éboulements, la communication des morts avec le monde des vivants... J'ai décidé, dès nos premiers échanges, de simplement ouvrir mes oreilles et mon coeur sans essayer de comprendre avec mon esprit cartésien et ma raison. A quoi bon? Il n'y a plus de place pour tout ça dans notre société. J'ai été bouleversée, emportée, émerveillée, choquée, ébahie par tout ce que j'ai vécu avec le Padre. Je me sens tellement privilégiée d'avoir pu vivre à leurs côtés, d'avoir appris un peu de leur histoire, d'avoir partagé des sourires, des poignées de mains, des mots. D'être avec le Padre, j'ai été directement acceptée dans la communauté, avec beaucoup de bienveillance. J'ai néanmoins eu l'impression, par moments, d'avoir atterri dans un monde parallèle où les règles ne sont pas les mêmes que celles que je connais. J'ai côtoyé des gens qui vivent dans une grande pauvreté matérielle et intellectuelle, des écorchés de la vie pour qui c'est la loi de la survie qui prévaut: on vole, on bat, on tue, on boit, on ment, on viole, on ensorcelle. Et dans tout ça, il y a quand même des moments de joie, de bonheur, de vie. Bien sûr, rien n'excuse les actes graves, mais de les avoir regardés dans les yeux, d'avoir échangé quelques secondes avec eux, de les avoir observés avec leurs familles, dans les jours de fêtes danser, chanter, rire, partager,... je ne peux m'empêcher de me dire que seule une vie d'une dureté que nous, nous ne connaissons pas (ou plus), peut mener à cela. Les codes sont différents, c'est un monde différent. Qui suis-je, moi dans ma vie dorée, pour les juger? J'ai eu l'impression d'avoir fait un saut de trois cents ans en arrière à bien des niveaux et je pense que c'est primordial d'avoir conscience que les citoyens de certaines parties du monde vivent encore dans ces conditions en 2017.
Bien au-delà du christianisme, le Padre leur apporte des codes de société et de vivre ensemble, un fil rouge pour mener leur vie tant bien que mal d'une meilleure façon à travers toute cette corruption, cet appât du gain, dans cette violence des hommes et du destin... Il a un réel désir d'apprendre à ses communautés et de répandre un message d'amour et de fraternité. Dans ses homélies, il essaie toujours d'enseigner quelque chose de bien, il raconte beaucoup d'anecdotes, rend ses propos vivants. Il explique presque chaque phrase qu'il lit de l'Evangile, il a un réel soucis de rendre le message très proche de ses paroissiens. Mais il a aussi beaucoup d'humour et, quand la messe était en espagnol, j'avais vraiment du plaisir à l'écouter. Je me suis souvent dit que ce serait si chouette d'avoir plus de prêtres comme lui chez nous, surtout pour les jeunes. Devenant plus âgé et plus fatigué, il essaie de se concentrer sur les jeunes, la génération de demain. Il a énormément de matériel vidéo et aimerait le monter en reportages en espagnol et en quechua pour le diffuser dans son immense paroisse. Un prêtre moderne, en plus!
En plus de ses communautés et de son quotidien, l'histoire du Padre m'a profondément interpellée. C'est impossible de le côtoyer et de ne pas se poser de questions, d'essayer de remettre les choses en perspectives, de comprendre comment, pourquoi... Qui, de nos jours, se met encore de côté pour se dédier tant aux autres? C'est bouleversant de voir comme il se donne, sans relâche, et comme il garde, même dans les moments les plus difficiles, une once d'espoir, de foi en l'être humain et d'envie de se battre pour eux, pour qu'ils aient une vie meilleure. C'est quelque chose qui dépasse mon entendement et, même si je pense que je ne pourrai jamais pleinement comprendre comment il tient (sa foi à déplacer des montagnes, sans doute), je suis en admiration devant tout ce qu'il fait et a déjà accompli. Toutes les vies sauvées bien sûr, sur le plan médical, mais aussi le travail dans les communautés, les innombrables conflits qu'il a réussi à régler dans le dialogue, les combats traditionnels souvent mortels qu'il a réussi à faire cesser, l'électricité qu'il a réussi à faire amener à Colquechaca après un combat de plus de 7 ans avec les autorités, la centaine de chapelles et toutes les routes construites (et parfois même tracées par lui) sur sa paroisse grâce aux fonds qu'il a relevés, sans compter les ponts pour traverser des rios dangereux... Comme dirait Tatu, c'est comme s'il avait été envoyé du ciel. Et des comme lui, il n'y en aura pas d'autre.
Une grande rencontre humaine pour moi et un des temps forts les plus marquants de mon voyage.