Olinda quitte le désert de Paracas et s'enfonce désormais dans les routes de campagne. Près de Chincha Alta, on constate un changement de population. Ici, beaucoup d’habitants sont noirs ou métis. Nous nous dirigeons vers El Carmen, village connu pour être le cœur de la culture afro-péruvienne.
Afro-péruvien, ça vous étonne ? Si le Brésil et les Caraïbes font la part belle aux cultures afrodescendantes, le Pérou n’est pas en reste. Méconnue du grand public, pour qui ce pays rime plutôt avec les Incas et les Andes, la culture d’origine africaine est pourtant ici bien vivante, vibrante même.
Arrivés dans ce petit village, nous nous baladons sur la place centrale, très belle avec ses hauts palmiers et son église jaune, entourée de maisons basses et colorées. Nous trouvons à l’endroit un air de São Luis, au Brésil. Les habitants discutent sur les pas des portes ; tous se saluent et semblent se connaître.
Plusieurs boutiques proposent des vins à base de multiples fruits. C'est manifestement une spécialité du coin. Dans l'un des magasins, on goûte plusieurs saveurs originales excellentes. On repart avec un vin de maracuja, le combo ultime du bonheur pour Cochon, qui descendra la bouteille en moins de deux jours…
La place abrite plusieurs restos qui mettent en avant les spécialités afro-péruviennes. Malheureusement, tout étant à base de viande, nous ne pouvons pas vous donner de retour. En revanche, on vous partage notre avis sur la décoration, qui nous semble franchement décalée. La majorité des établissements misent sur l'identité afro mais toute l'esthétique reprend de manière étonnante les clichés de l'époque coloniale et esclavagiste. On trouve ainsi des poupées géantes en osier qui ont des bouches énormes et sont vêtues en esclaves... Ce qui nous marque le plus, c’est la publicité omniprésente pour le grand restaurant du coin, le « refuge de Mamainé » dont le slogan est « des mains noires qui cuisinent pour vous ».
Pour en apprendre plus sur la présence afro-péruvienne dans la région, nous visitons la Hacienda San Jose. Il s’agit d’une ancienne grande propriété agricole de l'époque coloniale, qui comme beaucoup d'autres, cultivait coton et canne à sucre grâce à l'emploi d'esclaves. Rappelons en effet que dès le début de la colonisation, la population autochtone baisse dramatiquement : les Incas et les autres peuples sont décimés par les maladies importées avec les colonisateurs et ils meurent aussi d'épuisement au travail forcé. Les Espagnols ont alors très tôt recours à des esclaves venus d'Afrique pour maintenir un niveau de main d’œuvre important pour les travaux agricoles et l'exploitation des mines.
Aujourd'hui l'hacienda a été reconvertie en hôtel de luxe et propose un tour guidé. Nous passons dans les jolis jardins, les salons élégamment meublés, les patios patinés et l’église finement travaillée.
Mais le plus intéressant se passe sous terre, dans les catacombes. Équipés de casque et de torche, nous nous enfonçons dans des boyaux qui, selon le guide, remontent jusqu’à la côte ! Ces souterrains étaient utilisés pour acheminer des esclaves depuis le port jusqu’à la propriété, ce qui permettait d'éviter de les déclarer et donc de payer des impôts ! La visite se conclut par les salles où les esclaves réfractaires étaient enfermés, battus ou exécutés.
Le tour est intéressant mais reste un peu dérangeant : on a sous les yeux des fers ou des instruments de torture, mais à quelques mètres de là, de belles tables sont dressées pour déjeuner au soleil comme si de rien n'était...
Alors que nous sommes de retour au village d'El Carmen, nous sommes alpagués en français par une dame. Avec nos dégaines de touristes et nos habits Quechua, cette dernière a deviné que nous étions français et nous invite aussitôt à boire un verre. Nous faisons donc la connaissance de Sylvie qui vit ici depuis plusieurs décennies. Après avoir pas mal baroudé dans le monde, elle a épousé un musicien afro-péruvien du coin très célèbre et, ensemble, ils ont ouvert un centre culturel consacré aux arts afro-péruviens. On papote longuement, attablés autour d’une bouteille de vin (de raisin). Après cet apéro, nous sommes cordialement invités à dîner chez Sylvie, ce que nous acceptons avec grand plaisir. Nous discutons à bâtons rompus toute la soirée de nombreux sujets. La musique et les arts, bien sûr, mais aussi de politique, d’environnement, de la vie quotidienne des gens du coin… Le lendemain, après une bonne nuit au calme, nous prenons ensemble le petit-déjeuner et profitons même d’une douche chaude !
Surtout, nous visitons ce fameux centre culturel qui porte le nom, d'Amador Ballumbrosio, un grand musicien originaire d'El Carmen qui fit connaître dans tout le pays (et au-delà) la musique afro-péruvienne. C'est en fait le père du mari de Sylvie ! Le centre culturel a plusieurs fonctions. À travers des panneaux explicatifs, il met à l'honneur les danses et les arts. C'est aussi un lieu d'accueil de concerts et qui dispense des cours de musique. Il comporte un restaurant et une bibliothèque. Enfin, le centre vient en appui aux jeunes afro-péruviens pour l'obtention de bourses scolaires d'excellence.
Le centre est très agréable et nous y apprenons énormément sur cette culture qui nous est complètement étrangère. Nous découvrons ainsi des instruments de musique typiques. Le cajon est une simple boîte en bois qui fait office de tambour. La quijada est une mâchoire inférieure d'âne sur laquelle les musiciens tapent ou font s’entrechoquer les dents. Ces deux exemples nous rappellent qu'à l'époque coloniale, les esclaves trouvaient dans la musique une sorte d’échappatoire à leur terrible condition et qu'ils la pratiquaient avec les moyens du bord.
Nous découvrons aussi que de nombreuses danses sont encore extrêmement vivaces de nos jours. Sylvie nous a notamment parlé de l'Atajo de negritos qui a lieu à la période de Noël. Des bandes de jeunes défilent et se défient par mouvements de danse interposés. Les chants évoquent la naissance de Jésus, l'amour des jeunes noirs pour les jeunes femmes andines et la vie dans les champs au temps de l'esclavage. De nombreuses autres festivités célèbrent ces étonnants syncrétismes. Dans le village, le soir même, des jeunes répètent déjà les danses pour l'Atajo à venir, toute une préparation...
Encore merci à Sylvie pour son accueil, et surtout bravo pour son incroyable travail au service de la culture locale et des habitants du coin !