Nous avons rendez-vous aujourd’hui au Centre de conservation des éléphants (ECC). L’endroit se gagne par un petit bateau traversant un lac entouré de forêt. À peine arrivés, nous avons déjà la chance de voir un éléphant se baigner. Nous prenons nos quartiers dans un magnifique bungalow qui surplombe l’eau. Un cadre bucolique à souhait !
La vue de notre bungalowQuelques mots sur cette initiative privée qui fait un travail formidable. L'objectif de l'ECC est de récupérer des éléphants captifs, venant des cirques, des circuits touristiques ou de l’industrie du bois, pour en prendre soin. Le Centre s’occupe d’eux pour tenter de transformer d’anciens prisonniers en futurs troupeaux heureux. La finalité est en effet de les relâcher dans la nature.
Le déjeuner est justement l’occasion d’en apprendre plus en visionnant une courte mais instructive vidéo. Le Laos compte environ 800 éléphants. Le Royaume du million d’éléphants est loin derrière… Sur ces 800, la moitié est captive. Les femelles étant assez âgées, on ne compte que 2 naissances pour 10 décès. À ce rythme, l’espèce s’éteindra d’ici 20-30 ans dans le pays.
C’est pourquoi l’ECC mène un travail crucial : il s’agit de sauver un maximum d’éléphants de la captivité et de faire en sorte qu’ils se reproduisent. La structure travaille avec des mahouts (un cornac par éléphant), des vétérinaires et des volontaires internationaux. Les 34 éléphants présents sur le site, tous d’anciens captifs, réapprennent à vivre en communauté et sans travail forcé, dans une belle forêt de 6 000 hectares. Ici, les éléphants ne sont pas amenés aux voyageurs comme c’est généralement le cas dans les nombreux « camps d’éléphants » en périphérie des villes touristiques du Sud-Est asiatique. Là c’est à nous de venir les voir dans leur habitat naturel, que l'ECC contribue aussi à protéger.
Allez, c’est l’heure des visites ! Première halte à l’espace « nurserie » au bord du lac. Deux mamans viennent boire, avec leur bébé respectif, âgés de deux et trois ans. Ces deux derniers sont particulièrement surveillés par l’équipe. En effet, ce sont les seuls petits qui ont survécu jusqu’à présent. Tous les autres sont malheureusement morts, ou bien dans le ventre de leur mère, ou bien peu après la naissance. Une situation qui rappelle les fausses-couches et les morts subites du nourrisson, deux drames qui touchent aussi les humains et qui nous rapprochent de nos cousins pachydermiques… Ces tristes informations sont compensées par les mouvements vraiment mignons des éléphanteaux, un peu maladroits, et par leurs touchants barrissements. Le Centre fait tout son possible pour prendre soin de la santé de ces bébés car il en va de l’avenir de l'espèce au Laos.
Après cette première rencontre, nous suivons trois femelles en train de manger des quantités astronomiques de végétaux. Quelques chiffres qui donnent le vertige : un éléphant consomme quotidiennement 10% de son poids, soit environ 300 kilos de nourriture ; ayant un mauvais système digestif, il n’absorbe que 40% de ce qui est ingéré ; mangeant par conséquent environ 17 heures par jour et faisant ses besoins jusqu’à 20 fois ! Les trois mastodontes devant nous engloutissent les bananiers entiers sous nos yeux ébahis. Qu’elles sont agiles avec leur trompe. D’ailleurs, nous n’en revenons toujours pas, saviez-vous que cet organe comporte à lui seul 150 000 muscles ?
Direction l’hôpital (le seul du Laos), pour en apprendre plus sur la santé des éléphants. On nous fait une présentation détaillée des contrôles médicaux des pensionnaires : vérification du poids, détection d'éventuelles infections ou problèmes digestifs, soin des pieds, coupe des ongles… Ici, des vétérinaires prodiguent les éventuels soins après avoir consulté les mahouts qui connaissent mieux que quiconque leur animal. Ce sont eux qui vont partager aux scientifiques de précieuses informations : l’éléphant a-t-il bien mangé ? Ses selles sont-elles normales ? Son comportement est-il inhabituel ? Nous verrons d’ailleurs une femelle faire un passage rapide à l’hôpital, pour nettoyer un œil infecté. La véto lui verse du sérum physiologique, puis lui applique une compresse. Finalement comme pour un humain, à un détail près : il aura fallu un demi-litre de sérum !
Des biologistes font également régulièrement des prises de sang pour étudier plus en profondeur les hormones liées à la reproduction et celles liées au stress. Un travail passionnant que nous raconte une jeune biologiste espagnole. Nous découvrons que les mâles connaissent périodiquement ce qu’on appelle le « musth ». Pour simplifier, disons qu’ils ont une poussée de testostérone et d’autres hormones, les rendant agressifs (cela peut durer de trois semaines à deux mois). Dans ces cas, l’ECC préfère les isoler pour éviter des affrontements voire une mise en danger des éléphanteaux.
La visite se poursuit par un long moment autour des enjeux de reproduction. Pour sauver les éléphants du Laos, il faut compter sur de nouvelles naissances. Or, nous découvrons que c’est un véritable parcours du combattant ! Les femelles du Centre sont âgées et donc moins fertiles (ménopause à 50 ans, tiens encore comme les humains…) La fenêtre d’ovulation est terriblement courte (trois jours… tous les trois mois !) La grossesse dure deux ans. Une femelle doit ensuite attendre trois ans avant de pouvoir retomber enceinte. De l’autre côté, les mâles, en tant qu’anciens captifs, ont pour l’immense majorité été drogués à la progestérone pour annihiler leur période de rut et de musth, durant laquelle ils sont improductifs. Ils doivent donc retrouver un cycle naturel et leur libido. En présence de femelle, la plupart n’ont pas le réflexe de copuler !
C’est pourquoi, mahouts et biologistes travaillent main dans la main pour favoriser les naissances. Si tous les voyants sont au vert, que copulation il y a et que la grossesse arrive à son terme, d’autres problèmes se posent. L’accouchement est toujours très délicat. La taille du nourrisson peut l’empêcher de sortir. La morphologie de la mère suppose en outre un énorme travail de poussée. Certains bébés restent bloqués et doivent être sortis manuellement, car une césarienne est impossible sur un éléphant (tous les organes tomberaient).
Et la suite n’est pas plus réjouissante. En plus des risques de décès liés aux infections courantes chez les nourrissons, se pose un autre problème. Les femelles, toutes d’anciennes captives, n’ont pour la plupart jamais vu d’éléphanteaux de leur vie, et ne savent pas toujours comment s’en occuper. Comme chez les humains, ce genre de choses s’apprend grâce à l’expérience du groupe. Certaines mamans représentent donc un danger pour leur propre progéniture : elles peuvent être trop vives et les blesser, ne savent pas les faire téter, ne vérifient pas leur santé… Le travail du Centre est aussi d’apprendre aux femelles à devenir des mères.
Alors que nous essayons d’assimiler toutes ces informations, nous nous dirigeons vers le lac. C’est encore l’heure d’un bon bain pour les femelles qui le veulent. Deux d’entre elles passent un long moment dans l’eau, à jouer ensemble. Nous sommes gratifiés de barrissements impressionnants. Quel bonheur de les voir si épanouies sachant la vie qu'elles ont eue avant.
On accompagne ensuite les mahouts qui ramènent les animaux en forêt pour la nuit. Il faut les attacher tous les soirs, cela pour plusieurs raisons. Premièrement, pour les empêcher de partir. Un éléphant sans contrôle se dirigera souvent vers les zones habitées, ravageant les cultures. C’est une catastrophe pour les habitants du coin, qui n’hésitent pas à tirer sur les intrus ! L’un des éléphants du Centre a des trous dans les oreilles, résultat de précédentes escapades. Deuxièmement, pour les protéger. En effet, un éléphant libre peut quitter la zone de surveillance, et devenir la proie des braconniers : aujourd’hui encore, les défenses sont très recherchées pour confectionner les objets de luxe qui partent en Chine, et des animaux sont mutilés ou tués chaque année.
Nous sommes arrivés. On dit bonne nuit aux éléphants, quoi que cela ne soit pas très pertinent : ils ne dorment que trois à quatre heures par nuit !
Les mahouts et les mamouths !Pour terminer la journée, nous grimpons dans un kayak pour faire un tour de lac. Le coucher de soleil est splendide, notre plus beau en Asie ! Notre petite excursion nous ouvre l’appétit, et nous dînons avec les autres voyageurs : riz gluant bien sûr, mais aussi soupe à la noix de coco, sauté de légumes et salade fraîche.
L’une des volontaires, française, nous parle du festival annuel des éléphants, qui se tient justement en ce moment-même dans la ville toute proche de Sayabouri sous l’égide du gouvernement. Durant un mois, des centaines de mahouts débarquent dans ce village avec leur animal. L'évènement est l’occasion d’échanger avec d'autres mahouts, de faire vérifier la santé de sa bête, mais surtout de participer à des parades, des défilés et des expositions touristiques (comme leur faire jouer de l’harmonica !) Le côté « bête de foire » est mis en avant dans toute sa splendeur. L’avis de notre guide est tranché : ce « festival » est une horreur, qui encourage les pratiques néfastes nuisant à la santé des éléphants. Mais l’ECC est obligé d’y participer. En effet, la moitié de leurs animaux appartient au gouvernement. Le Centre en profite pour sensibiliser les festivaliers dans l'espoir de faire évoluer les mentalités et les pratiques.
Le lendemain, après le petit-déjeuner, nous suivons un mahout en forêt qui va retrouver son éléphant. Sur le chemin, il coupe un bananier entier, qu’il emporte sur son épaule : « une petite friandise », nous précise-t-il ! Tous les matins, il offre à son éléphant un petit quelque chose (bon c’est plutôt toujours énorme, vu la taille de la bête !) Nous retrouvons donc l’une des femelles rencontrées hier. Elle dévore goulûment son cadeau, avant de se mettre en route pour la nurserie où elle retrouve deux copines.
Tenez, ces quelques fleursNotre dernier arrêt se fait à l’espace de socialisation. L’endroit est grand, et pour notre part, nous sommes dans une petite tour d’observation pour ne pas les déranger. C’est un moment essentiel de la journée durant lequel les éléphants sont tous ensemble et peuvent donc interagir comme bon leur semble. Les éléphants sont des animaux sociaux par excellence. Ils ont besoin du contact régulier de leurs semblables pour être en bonne santé. Tous les jours, les mahouts les laissent ici plusieurs heures pour qu’ils créent des sympathies et des dynamiques de groupe. L’idée finale est de générer un esprit de troupeau pour les relâcher à plusieurs.
On reste longtemps à les regarder, et nous constatons effectivement des différences de caractères. Certains restent dans leur coin, tandis que d’autres interagissent à coup de trompes et de barrissements. Les mamans et leur petits passent également un bon moment au bord de la mare. Un à un, les pachydermes regagnent tranquillement la forêt. Nous les voyons disparaître dans les feuillages à tour de rôle. On aimerait rester encore des heures…
Mais, le séjour au Centre s’achève. Ce fut deux jours riches en enseignements et en émotions. D’un côté, nous sommes vraiment heureux d’avoir pu observer de si près la vie quotidienne de ces adorables pachydermes et de les savoir bien plus heureux ici que dans leurs anciennes vies de captivité. De l’autre, nous sommes préoccupés pour l’avenir des éléphants au Laos, qui pourraient disparaitre d’ici peu.
Le nord du Laos nous a beaucoup plu : montagnes, fleuves et campagnes forment un tout d'une grande beauté qui respire la sérénité. Nous nous dirigeons désormais plus au sud, pour réaliser la célèbre boucle en moto de Khammouane !