5h du matin. 2nd garde de nuit aux urgences comme interne de premier semestre. Les chefs sont partis dormir. Moi aussi, depuis une vingtaine de minutes c'est plus calme. Soudain le téléphone de garde sonne, me tirant d'un demi songe où j'avais doucement glissé. « Oui? » « un enfant est là, une grande préma » me dit l'infirmière « ok j'arrive » Je me lève avec des cernes et des yeux enfarinés. Impression d'être dans le brouillard. Avant d'aller voir l'enfant, je regarde le motif sur le DMU « œdème paupière » Je me dis « Ah ok, ça ne doit pas être si grave. Sans doute des parents inquiets car c'est un tout petit...ah oui quand même 3 mois, né à 24 SA + 3 jours... mais ça doit pas être si grave » Je me dis même « j'ai peut-être le temps d'avaler quelques gorgées de café, histoire de me réveiller avant d'aller les voir ?... bon non allez j'y vais, le café attendra » Je pousse la porte du box ped, avec l'idée préconçue de « ça doit pas être si grave » Un couple s'y trouve. Un petit bébé dans les bras. « Bonjour. Anne Benoit, interne du service. Alors c'est T... qu'est ce qui lui arrive ? » « Bonjour Docteur, vous voyez elle a les paupières toutes gonflées . Un insecte à du la piquer là. On a pas vu l'insecte, mais elle a pleurée,et ensuite ça a gonflé » Ils me montrent un petit point, entre les deux yeux, qui pourrait ressembler à une piqûre. L'enfant a en effet un oedème de la paupière gauche. « Je vais l'examiner. Pouvez vous la poser sur le lit et m'aider à la déshabiller ? » Je prends l'enfant dans les bras. Elle toute molle. Toute Hypotonique. Je ne m'attendais pas à ça. Je deviens mal à l'aise. Cherche des excuses plausibles dans ma tête, me disant « peut-être que c'est parce qu'elle est prématurée, après tout c'est la première fois que j'ausculte un si petit... ? Peut-être qu'elle dort, à cet age ça tient pas sa tête...» Je regarde les parents, scrutant leur réaction, et demande innocemment « Elle est souvent hypotonique comme ça ? » « Non, normalement elle est très tonique. D'ailleurs vous ne la trouvez pas un peu pâle docteur ? » « Pâle ? Si peut-etre.. Ah oui ...» Comment je sais si c'est pâle un enfant noir ? Je ne suis pas habituée moi ! Je rabaisse les yeux sur l'enfant. Flasque dans mes bras. Elle ne respire plus. Où peut-etre c'est moi qui ne voit pas bien ? Il n'y a pas de signe de lutte... Mon cerveau cherche une explication logique. Je doute. Il se passe quelque chose de bizarre. « Attendez je vais chercher ma chef, je reviens » J'appelle son portable. 1 fois. 2 fois. Ça ne réponds pas. Du coin de l'oeil, j’aperçois les infirmières alertées, qui installent l'enfant dans la salle de déchoc. Le temps presse. Je finis par courir jusqu'à la chambre de garde. Toque. Et ouvre « Un bébé au déchoc, vite ! » Je re-sprint jusqu'à l'enfant. Les infirmières en panique installent le scope. Sortent les lunettes d'O2. Je me demande s'il faut masser. Ah non, le cœur bat. Je maintient les lunettes d'O2 en place dans les toutes petites narines. Tout le monde s'agite. Je me demande ce qu'il faut faire. Me sens complètement inutile. Désemparée. « BAVU !! BAVU !! crie la chef en arrivant. Tout va si vite . L'enfant ne respire pas. Où est rangé le BAVU ? Où sont les masques pour les petits nez comme le sien ? Voila, c'est là. On vire les lunettes d'oxygène et la ventilation au BAVU commence. Je regarde le bébé, tout en tenant le masque sur son tout petit nez, c'est bête, mais je m'adresse à lui en pensée, en lui demandant de ne pas mourir. Je me repasse la scène de ces 3 dernière minutes en boucle, en me disant que si elle meure, c'est de ma faute. J'ai pas su réagir vite avec le BAVU tout ça... Autour c'est la panique. Chaque minute qui passe sans que l'enfant respire, la tension monte d'un cran. Les parents n'ont pas le droit de rentrer dans la pièce de déchoc et tendent le cou depuis la porte d'entrée, morts d’inquiétude. La chef lève les yeux et me regarde « Va t'occuper des parents » Je laisse le BAVU dans d'autres mains, et avance vers les parents... Qu'est ce que je vais leur dire ? « On a commencé la ventilation, on s'occupe d'elle » dis je en essayant d'avoir l'air convaincante, enfin surtout convaincue. En moi, je me sens surtout désemparée, et terriblement coupable. Je ressens leur peur. Je n'ai pas les mots. Je me retrouve à côtés d'eux, essayant de ne pas avoir l'air inquiète. Mais je suis comme eux, à tendre l'oreille vers la scène qui se déroule à quelques mètres, derrière le rideau du déchoc. Je reste en silence. Génée. Gênée de ne pas avoir eu les réflexes de l'urgence directement, mais d'avoir perdu du temps en allant chercher ma chef. Et si l'enfant meure ? Ils me regardent. Je ne sais pas quoi leur dire de plus. Je ne vais quand même pas leur dire « ca va aller». Je ne sais justement pas si ça va aller. Je répète qu'on s'en occupe, qu'on fait notre maximum. Ma chef me crie d'appeler la réa Néonat. Au téléphone, devant les parents, je décrie la situation. « Bonjour, je suis l'interne des urgences. On a un enfant de 3 mois, prématurée, en arrêt respiratoire. Malaise grave. Vous descendez ? » Je suis presque gênée d'exposer la situation tel quel devant les parents. Là c'est mort pour faire genre qu'il faut les rassurer ensuite. « occupes toi des parents » ouai ok, mais je leur dit quoi au juste ? C'est long 5 minutes, quand ces minutes sont vitales. 5 minute d'apnée, 5 minutes de gasp respiratoire sur le tout petit thorax d'une prématurée. Et en même temps ça passe si vite. Soudain, l'enfant pleure. D'un coup, la tension tombe. La mère s'exclame, soupire de soulagement, sourit. Elle brave l'interdit, et avance jusqu'à son enfant. « ma chérie je suis là » Je la suis L'enfant reprend des couleurs (Ah oui en effet elle était pâle du coup avant..) Un liseré rouge s'est formé en périphérie de l'oedème palpébrale. La température est à 37,8°C Est ce allergique ? Instaure t'on des corticoïdes ? Est infectieux ? Le débat est lancé entre l'interne de pédia qui vient d'arriver et la chef. On opte pour des antibios au vu de la fièvre. L'enfant est transférée en réa néonat et je n'aurai pas le fin mot de l'histoire concernant ce malaise grave. Tiens, il est 6h... je n'ai pas dormi depuis 24h. Déjà d'autres patients arrivent... Mais avant... avant je longe le couloir, jusqu'au fond, jusqu'à la chambre de garde.J'entre. Ferme la porte. Et je pleure. Je pleure ma fatigue, mon stress, je pleure la peur de ces parents. Je pleure ma culpabilité de na pas avoir su réagir en urgence, et ma propre peur d'avoir vu cet enfant inerte dans mes bras. Je pleure mes débuts d'internat. C'est bizarre . J'ai un peu honte de vous dire ça. Voilà, ça va mieux. Je vérifie dans le miroir de la salle de bain de garde que mes yeux ne sont pas rouges, et ressors Ca y'est, je suis prête pour aller suturer l'alcoolique bagarreur du petit matin.... :)
Life is precious