Je fais rapidement mon sac et rejoins une cabane où un chauffeur doit venir me chercher. Il arrive avec un couple d’Anglaises faisant elles aussi la route vers la petite ville à une centaine de kilomètres au sud. Départ à 8h30 et arrivée prévue vers 11h30, si tout se passe bien. On monte dans une voiture flambant neuve. Même si le tarif est plus élevé, au moins le confort sera au rendez-vous. La route est agréable. Comme les créneaux de dépassement se font rares, on est surtout ralenti lorsque les camions peinent dans les montées. Notre chauffeur profite du moindre espace pour déboiter et se rabattre le plus vite possible avant qu’une mauvaise surprise n’apparaisse dans le virage. Dans cette région, des tombes aux petits airs de mausolées sont régulièrement visibles le long des routes. On en retrouve aussi parfois dans un champ ou même en plein milieu d’un jardin. Les mosquées se plus font rares et les habitants passent des nuits plus paisibles. La région est majoritairement chrétienne mais la cohabitation se passe bien. Les Batak, un peuple de plus de six millions de personnes divisé en clans, vivent ici dans la province de Sumatra du Nord. À Berastagi, on trouve les Batak Karo alors que plus au sud vers le lac Toba, ce sont les Batak Toba. Malgré quelques différences, ils ont une culture et des croyances communes.
On traverse deux villages où la musique secoue le centre et les alentours de l’église. Posés sur les grilles, des panneaux en bois recouverts de fleurs portent des messages. Notre chauffeur est musulman mais un pratiquant modéré car « vu comment j’aime ça, j’ai beaucoup de mal à ne pas boire de bières ». Il nous explique que ce sont des mariages Batak où les villages entiers se retrouvent pour célébrer l’union entre deux membres de clans différents. « Enfin ça c’était avant, maintenant tout le monde se marie avec ceux qu’ils veulent ». Les femmes portent un chapeau brun prenant la forme d’une banane qui se redresse et sont habillées avec des couleurs vives.
Après deux heures de route, on doit faire un détour car un obstacle de taille se dresse devant la voiture. Un obstacle dangereux mais aujourd’hui peu visible à cause des nuages : le Sinabung. C’est l’un des volcans les plus actifs et dangereux de ces dernières années, même si pour chaque volcan de ce pays cette qualification revient inlassablement. Il est aussi l’une des raisons m’ayant donné envie de visiter Sumatra. Pour comprendre pourquoi, il faut faire un bond dans le passé et revenir à une époque où ma pilosité faciale n’était encore que balbutiante, même si j’ai depuis accepté que je n’aurai jamais une barbe digne d’un viking en colère. Bref, là n’est pas la question et on se retrouve en 2012 sur les bancs en bois inconfortables de la fac.
En Master à Poitiers, loin de la chaleur tropicale, j’ai suivi des cours de géologie et certains d’entre eux expliquaient la mise en place du volcanisme et les notions géologiques associées. En faisant des recherches de mon côté, je tombe sur un article parlant d’un volcan situé sur une île lointaine indonésienne qui vient de se réveiller après 400 ans de « repos ». L’article est illustré par des images montrant des gigantesques coulées pyroclastiques sombres et menaçantes dévalant ses pentes. À cette époque, les volcans n’étaient qu’une notion étudiée parmi des centaines d’autres et mon intérêt était plutôt faible. Sans trop savoir pourquoi, ces photos ont produit chez moi un certain déclic et j’ai commencé à me renseigner plus en détails sur les différents édifices à travers le monde. J’ai cependant dû attendre quelques années pour enfin en voir un de mes propres yeux. Vu mes sorties étudiantes, mes finances servaient essentiellement à financer ma réserve gastronomique de pâtes et je privilégiais les voyages en Europe de l’Est où la culture différente, la possibilité de partir avec mes potes et la bière pas chère avaient toute mon attention et mes amitiés.
C’est donc le Sinabung qui m’a mis le pied à cet étrier volcanique rempli de randonnées, de gaz à l’odeur abominable et de clichés tous aussi mémorables les uns que les autres. Me retrouver face à lui présente une certaine excitation mais je n’imaginais pas ma première rencontre ainsi. Timide derrière son voile nuageux, il me refuse sa présence ! J’explique quelques trucs aux Anglaises qui semblent interloquées par cette « passion ». C’est vrai que quand on dit qu’on a des volcans comme centre d’intérêt et que c’est ce que l’on privilégie en voyage, les gens sont souvent dubitatifs...
On longe des villages devenus fantômes suite aux évacuations. Une fois à Berastagi, le taxi me laisse dans la cour d’un hôtel à quelques minutes de marche du centre. La ville est peu tournée vers le tourisme et les visiteurs sont moins visibles qu’à Bukit Lawang. Le Sibayak, un autre volcan dominant la ville à quelques kilomètres, est lui aussi invisible. Je me dirige vers l’avenue principale. Comme partout, des cafés, boutiques en tout genre et des restos occupent les trottoirs. Des bemos jaunes passent et l’un s’arrête pour m’embarquer vers la cascade de Sipisopiso. Aucun transport ne s’y rend directement et j’ai un changement dans la ville voisine de Kabanjahe. Les bus dans la région sont particuliers et uniques. Un peu comme les chicken-bus guatémaltèques, ils sont pimpés et colorés à outrance. Des pare-buffles et deux rangées de phares rajoutent de l’agressivité au véhicule. De chaque côté, deux immenses klaxons ressortent, donnant un faux air d’oreilles de Mickey. Vu la taille exagérément grande, on comprend que le klaxon ici a une certaine et récurrente utilité. L’intérieur est identique à n’importe quel bus. On y est serré, il y fait chaud et les arrêts sont toujours fréquents. Mes voisins me proposent quelques gâteaux pour passer le temps. La discussion se fait plutôt avec des signes, des sourires et des onomatopées.
Le lac Toba apparaît dans l’ombre, les nuages bloquant les rayons du soleil rendant ses eaux inhospitalièrement tristes. Comme un peu partout, des aménagements pour prendre des photos souvenirs sont installés aux points de vue. Des femmes entièrement voilées se prennent en photo avec la cascade en fond. La religion du selfie a aussi un poids non négligeable chez les plus ou moins jeunes. En indonésien, Air Tejun et Curug veulent tous les deux dire cascades mais le premier est employé plutôt pour celles qui sont hautes alors que le second est utilisé pour les plus modestes. Sipisopiso est la plus haute chute d’eau de Sumatra avec un saut de 120 mètres. La rivière souterraine débouche avec force du haut de la falaise pour s’écraser en contrebas. Elle occupe le centre d’une cuvette recouverte de végétation où la roche apparente est limitée à quelques dizaines de mètres. Des marches à l’écart conduisent à un sentier. Il est court et pentu et des rampes sont installées. Elles bougent beaucoup et s’appuyer dessus n’enlève aucun danger, bien au contraire. J’arrive vite en bas.
L’eau qui s’écrase avec fracas juste devant moi est si puissante qu’elle en soulève des litres qui virevoltent dans les airs. En moins de 15 secondes, je suis trempé de la tête aux pieds. Tant mieux vu la chaleur. Même si la région est en altitude, mon corps ne s’habitue toujours pas à la température ressentie durant les efforts. De retour en haut, les restaurants ont aménagé des petites terrasses surélevées en bois. L’accès y est payant mais personne ne surveille l’endroit presque désert. Plusieurs personnes les occupent dont un couple avec qui je discute et qui me questionne longuement. Lui est un riche homme d’affaires en vacances et me dit quelques mots en français. Je lui sors à mon tour les derniers mots que j’ai mémorisés : « Ayam » et « Saya Lapar », qui veulent dire respectivement « Poulet » et « j’ai faim » résumant bien mon état du moment.
Sur une autre plateforme, une jeune femme en habits traditionnels chante. Sur son chapeau triangulaire sont accrochés plusieurs pièces dorées alors que des pendentifs tombent de chaque côté de son visage. Un homme la filme en s’approchant et se reculant pour mieux cadrer le lac en arrière-plan. Tout sourire, elle écoute soigneusement les conseils du réalisateur du clip. Un deuxième les accompagne. Comme je l’intrigue davantage et, bien qu’il filme aussi avec son portable, il passe plus de temps le téléphone tourné vers moi me faisant de grands signes pour que je réagisse. Je vole carrément la vedette à sa compagne malgré mes compétences vocales déplorables.
Le tuk-tuk me ramène à une intersection et je marche pour rejoindre le lieu d’où partent bus et bemos. Pour le chauffeur, hors de question que je sois serré à l’arrière et il m’invite à venir me serrer devant. Comme toujours, il me propose une cigarette. La pluie commence à tomber en même temps que l’obscurité. La correspondance pour rejoindre Berastagi se fait au milieu de la route lorsqu’un homme se porte à ma fenêtre en hurlant le nom de la destination. Tous installés et entassés face à face sur les banquettes d’un minuscule van, des enceintes survoltées crachent leur musique. C’est tellement fort et violent que mon rythme cardiaque est remplacé par celui de la musique. Si à partir de maintenant j’ai un problème d’arythmie, c’est à la pop-électro indonésienne qu’il faudra faire un procès !
J’ai repéré une pizzeria un peu excentrée. Je descends à un croisement alors qu’il pleut maintenant bien plus fort. L’eau commence à stagner et les trottoirs sont transformés en pataugeoire. Les dix minutes de marche en short me paraissent longues. La salle de la pizzéria est ouverte et les courants d’air sont glacials. Au moins, la pizza est top. Le serveur a fait des études de langue et parle un peu français. Il m’explique comment me rendre au Sibayak et ne pas être pris dans le brouillard. Contrairement à ce que beaucoup de tours proposent, assister au lever du soleil n’est pas recommandé car la brume ne se dissipe qu’en milieu de matinée. Je vais alors éviter un lever à 3h du mat.
Je retourne à l’hôtel où le propriétaire m’attend. « T’as envie d’aller au Sibayak demain ou tu as d’autres plans en tête ? » - « Oui, je vais y aller demain, en partant vers 6h du matin je devrais être là-haut sans trop de nuages » - « Tu as un guide, parce qu’on travaille avec un qui est génial ? » - « Non, je vais y aller seul, le chemin a l’air plutôt facile ». Il prend une tête effrayée et, avec son associé, ils me déballent tous les arguments pour m’en dissuader, allant jusqu’à dire que certains touristes se sont perdus et que l’on a retrouvé leurs corps dans les pentes du volcan. Ils cherchent même sur internet pour me montrer qu’ils ne plaisantent pas. Ils ajoutent que pour plus de sécurité, l’accès me sera refusé si je ne suis pas officiellement accompagné. Je fais semblant de croire ce discours totalement opposé à celui du serveur qui lui n’avait aucune raison de me mentir. Selon ce dernier, avec le sentier, il est impossible de se perdre : il est aussi visible que ne l’étaient les boutons d’acné sur mon visage d’adolescent.
6h du matin. Il pleut des cordes. Je suis dégouté d’être tiré d’un sacré rêve pour constater la météo affreuse. N’ayant aucune envie d’être trempé, je repars sous la couette quelques heures. Lorsque j’émerge et me prépare à partir vers 9h, le temps est encore très nuageux et les chances de faire la rando aujourd’hui s’amenuisent. Sans grand espoir, je me rends alors à un point de vue donnant sur la ville et ses deux volcans. La route gagne en hauteur et je marche dans plusieurs petites ruelles jusqu’en bas d’une colline qu’un chemin contourne. La surprise est grande quand j’aperçois la silhouette massive et fumante du Sinabung. En tournant la tête vers la droite, le Sibayak apparaît lui aussi fumant et bien dégagé. Les nuages n’occupent qu’une partie de la vallée sans s’accrocher aux deux géants menaçants. La pyramide parfaite du Sinabung s’érige vers le ciel. Il est craquelé et ses dernières éruptions l’ont lourdement entaillé. Une impressionnante cicatrice part du cratère et occupe toute la partie supérieure de l’édifice, formant une vallée qui serpente jusqu’à son pied. Il fume beaucoup et le panache cache une partie du sommet. Maintenant je visualise encore plus les photos qui m’ont marqué. Des habitations occupent sa base et, même si elles semblent loin de toute menace, elles ne sont qu’à quelques kilomètres du dangereux front volcanique. Vu son activité intense, il est étroitement surveillé par plusieurs centres prêts à déclencher les plans d’évacuation au moindre signe d’alerte.
Le Sinabung est un stratovolcan des Bukit Barisan, une chaîne volcanique de 1 700 kilomètres dans la partie occidentale de Sumatra. Il s’est formé suite à la subduction de la plaque Indo-australienne sous la plaque de la Sonde, une microplaque régulièrement associée à la plaque Eurasienne. Il présente de nombreuses coulées de lave et dépôts pyroclastiques sur ses flancs. Son sommet est régulièrement remodelé au fil d’éruptions vulcaniennes souvent violentes. N'ayant eu aucune activité éruptive connue avec certitude durant les temps historiques, il était considéré dormant. Il surprit tout le monde lorsqu’il entra brutalement en éruption pendant en d’août 2010, provoquant un vent de panique. Le Sibayak fume lui aussi et il est encore plus près des habitations. Seule une crête fait office de muraille protectrice pour les habitants en périphérie de la ville. S’il entre dans une violente éruption, c’est la ville entière qui risque d’être rasée de la carte. Malgré les dangers, la terre tellement fertile attire de nombreux paysans qui cultivent inlassablement leurs champs.
Je repasse rapidement à l’hôtel pour m’équiper. Je croise le propriétaire qui, me voyant habillé en rando, me demande où je vais. « Je vais sûrement marcher quelques heures pour découvrir les environs au calme» - « Cool, profites-en et n’oublie pas que là-haut c’est dangereux et interdit, bro ! ». On sait pertinemment tous les deux que l’on se ment mais on fait semblant de croire le discours de l’autre. Un bus m’avance de quelques kilomètres puis s’arrête dans un petit terminal. La route, pénible et redondante, s’enfonce dans la forêt. Un van arrive derrière moi et malgré mes signes continue sa route. Il est vide et seules deux personnes sont à l’arrière. Je suis dégouté. Quelques mètres plus loin, le chauffeur me fait signe de me ramener rapidement. Un couple suédois avait privatisé le bus et lui ont demandé de s’arrêter mais ils refusent que je participe au paiement. C’est leur bonne action de la journée.
Ils font un détour et je pars seul et rejoins un couple de Français poussant le scooter qu’ils viennent de louer. Pas en panne, la pente et l’état de la route ne permettent pas de rouler. On arrive à un ensemble de cabanes en bois servant de « camp de base » où l’on doit s’inscrire et payer un droit d’entrée d’un euro. Contrairement à Java, Sumatra n’a pas encore cédé à l’appel des billets et à des prix follement exagérés. Aucune allusion au fameux guide obligatoire pour accéder au sentier. Avec la hauteur, les premières crêtes sortent de la végétation formant une falaise rocailleuse difficile à passer. C’est vraiment dur à croire que certains se soient perdus ici. La végétation laisse petit à petit place à un sol dénudé et tourmenté. Le chemin disparaît mais il suffit de continuer tout droit pour gagner la plus petite des crêtes et s’approcher du cratère.
Un sifflement se fait entendre. D’abord doux, il devient de plus en plus strident et présent. Des trous jaunis dans le sol laissent échapper de la vapeur. L’odeur caractéristique de soufre me prend au nez et à la gorge. Je ne sais pas combien de fois j’ai eu la « chance » de respirer cette odeur infecte mais c’est quelque chose à laquelle je ne m’habitue toujours pas mais qui, paradoxalement, me donne le sourire. Il y a plusieurs cavités laissant les gaz s’échapper permettant à la cocotte-minute géante de pas exploser. Le Sibayak est bien différent de son proche voisin explosif. Ce n’est qu’un cône qui s’est mis en place après l’effondrement d’un édifice plus ancien. Il n'aurait qu’une seule éruption connue s’étant déroulée en 1881. Pourtant, il est encore actif, preuve en est des nombreuses solfatares et fumerolles laissant échapper les gaz du sous-sol.
Des volcanologues lourdement chargés me précèdent et marchent d’un pas lent. Ils se dirigent vers une cavité jaunie par le soufre. Ils prennent à pleine mains un long manche relié à un appareil et l’enfonce profondément dans la cavité, tels des spécialistes en coloscopie volcanique. Vu la délicatesse de la manœuvre, heureusement que le volcan n’est pas un être vivant ! Je leur demande ce qu’ils mesurent. Entre les bruits des dégagements gazeux et leurs masques pour se protéger, j’ai du mal à comprendre. Ils relèvent les températures et les concentrations de certains gaz notamment le dioxyde de soufre et le sulfure d’hydrogène afin de détecter d’éventuels signes avant-coureurs d’une éruption ou réactivation. Même si la plupart du temps c’est de la vapeur d’eau qu’éjectent les volcans, la présence de ses gaz et de monoxyde de carbone, fait qu’il vaut que je recule des fumerolles.
Le cratère est enfin visible. Parfois rempli d’un lac, il est aujourd’hui complètement à sec. Je préfère prendre de la hauteur pour avoir un panorama à 360°. Il n’y a pas vraiment de sentier et je grimpe en mettant souvent les mains. Je fais attention où je pose les pieds car les pierres instables peuvent facilement s’arracher et dégringoler bien plus bas. Je suis sur un des sommets de la crête et la vallée apparaît en contrebas avec ses villages reliés seulement par quelques routes perdues entre les arbres. Au loin, le Sinabung crache sa colonne de fumée qui se dissipe difficilement dans les airs. Le cratère est maintenant plus impressionnant que jamais. Avec ses 900 mètres de diamètre, il est bordé par une paroi verticale, ancien vestige d’un dôme de lave qui s’effrite et s’effondre régulièrement comme en témoigne les débris comblant une partie du cratère. Des fumerolles sortant de l’autre côté de la crête crachent leurs gaz que le vent amène directement à moi, me noyant dans un brouillard nauséabond. Je retrouve les Français pour arriver au point culminant offrant une vue comprenant le cratère, la vallée et le Sinabung au fond. Malgré la facilité de la randonnée, il n’y a que très peu de personnes. La vue est merveilleuse et spectaculaire.
Je prends le chemin de la descente, facilement avalée. Malheureusement, pas de Suédois cette fois pour m’éviter les nombreux kilomètres à travers la forêt. À part un long serpent éclaté au milieu de la route et une moto qui monte ravitailler le camp de base, je ne croise pas âme qui vive. J’arrive au niveau du terminal et saute dans le premier bus vers le centre-ville. Le Sinabung apparaît maintenant coiffé d’un chapeau de nuages grignotant petit à petit ses flancs. Une église et un musée aux toits surmontés par des silhouettes cornues de vaches, jouxtent le rond-point où je descends. Je monte de nouveau dans un bus empruntant la route de Medan. Il est rempli par des collégiens sortant tout juste de leur demi-journée de cours. Je n’ai pas d’autres choix que de m’agripper fortement à l’intérieur tout en restant debout sur la marche et le corps complétement à l’extérieur.
Certainement pas le plus à l’aise du monde, les ados en rigolent. Celui avec qui je partage le marchepied profite d’un arrêt pour se hisser et s’asseoir sur le toit, rapidement rejoint par un autre gamin portant le même uniforme. Les yeux rivés sur leurs portables, ils ne prêtent aucune attention à la route. Le chauffeur n’est pas trop allumé et ne roule pas n’importe comment. J’avais demandé avant de partir si le bus aller à Sikulikap, une cascade populaire dans les environs. Le chauffeur m’a fait comprendre qu’il ne passe pas devant mais qu’il peut me déposer pas très loin. Surpris, je vois qu’il me fait signe de descendre devant l’entrée du parc où elle se trouve. Une fois hors du bus, il fait demi-tour pour repartir en me saluant chaleureusement. Il a fait un détour seulement pour m’éviter 20 minutes de marche et personne dans le bus n’a manifesté de l’énervement et a, au contraire, était plutôt souriant quand je suis descendu. Les Indonésiens sont encore et toujours plus surprenants.
Haute d’une vingtaine de mètres, la cascade est sympa mais après Sipisopiso, elle n’est pas si impressionnante. Par contre son parc est bien aménagé avec des plateformes en bois autour des arbres offrant des vues sur une gorge où coule une rivière. Les singes dans le parc se déplacent en bande en montrant parfois des attitudes menaçantes de défiance. Les macaques ne se laissent pas faire et n’hésitent pas à montrer les dents pour défendre leur territoire. Un coup de pied sur le sol suffit à les effrayer et les faire détaller.
Je marche jusqu’à un village pour découvrir les environs tranquillement et à pied. Je longe une dizaine de restaurants construits les uns contre les autres. Ils ont la particularité de s’appeler comme le nom des grandes équipes de foot européennes. Il y a le FC Barcelona, Manchester United, Milan AC et le PSG. Avec ses collines boisées qui occupent tout le paysage, ses petits villages et les palmiers qui ressortent ici et là, la vallée est superbe. Une église et une mosquée se faisant face occupent les deux côtés de la route. La seconde semble neuve avec ses dômes étincelants mais l’église a besoin d’un rafraîchissement. Un bus coloré arrive et me klaxonne pour que je me prépare à monter le plus vite possible sans perdre de temps.
Il me dépose devant une église particulière. Elle est issue d’un mélange entre deux styles assez peu enclins à se croiser. Combinant l'architecture des Batak Karo avec un style plus occidental, son aspect reprend les valeurs et les symboles issus des rites animistes mêlant esprits et forces vitales. Sur chaque arrête des toits, en plus des silhouettes cornues, des anges à genoux prient toutes ailes dehors. Des peintures et sculptures d’animaux ornent les façades alors qu’un griffon déformé occupe les murets d’enceinte. En plus de la salle de prière, un petit pavillon semi-ouvert accueille les fidèles lors des manifestations. À quelques bâtiments de là, c’est l’heure de la fin des cours pour les élèves de primaire. C’est une école musulmane et les enfants portent un uniforme coloré. Les garçons ont des chemises et des pantalons violets ou oranges et sont coiffés d'une toque noire. Les filles sont toutes en violet avec un voile noir. Je marche en plein milieu du flot et j’ai du mal à me frayer un chemin sur le trottoir. Me voyant, plusieurs groupes de gamins viennent pour me partager les quelques mots en anglais qu’ils ont appris en classe. C’est à coup de « What’s your name ? », « Hello Mister » et « Where are you from ? » que l’on communique.
En rentrant, je croise le proprio qui me demande où je suis allé. J’hésite lui dire qu’il m’a menti hier, mais la salle est pleine de voyageurs et de familles. Je lui raconte pour la cascade et la visite des environs. Quand, il me dit que c’est dommage de ne pas connaître le volcan, je vois dans ses yeux et il voit dans les miens, que l’on continue de se mentir sans retenue. Situation plutôt cocasse lorsque deux hypocrites se parlent. Un Polonais, chauve et imposant physiquement, rentre dans la pièce et s’assoit près de nous. Je l’ai croisé menant un groupe sur le volcan. Il me fixe sans me reconnaître. Dommage, ça aurait donné une nouvelle tournure pimentée à la discussion.
Le Lendemain, je pars sans trop tarder pour l’île de Samosir sur le lac Toba. Il faut prendre plusieurs bus. Je marche jusqu’à la rue du marché d’où partent les bemos. Au lieu de me rendre directement à Kabanjahe, je fais un détour par le Sinabung pour le voir de plus prêt et visiter un village Batak à son pied si le temps me le permet. Lorsqu’un passant entend ma destination, il me fait signe de le suivre et me montre un van sur le point de partir avant de disparaître au milieu des étals. On roule une vingtaine de minutes en slalomant entre les vélos, les piétons et les nids de poules pour arriver à la limite de la zone d’exclusion. J’indique au chauffeur un endroit dégagé où je veux descendre mais une femme me prend le bras pour me dire que plus loin, un endroit permet une meilleure vue. Elle avait totalement raison. Perdu sur le bord de la route au milieu de la campagne, je suis en bordure de la zone interdite face au volcan. À part quelques cabanons au milieu des champs, la région est vidée de toute présence humaine. Les nuées ardentes ont chassé les habitants en rayant les villages de la carte.
Avec mon gros sac sur le dos, marcher plusieurs kilomètres devient vite pénible. Je ne voulais pas le laisser à l’hôtel pour ne pas revenir sur mes pas. Je voulais aller au village traditionnel de Lingga mais les bus ne s’y arrêtent pas et continuent jusqu’à Kabanjahe. Ils peuvent bien sûr me laisser sur le bord de la route mais les cinq kilomètres restants me découragent. Je reprends le même bus que deux jours plus tôt pour rejoindre Siantar, petite ville entourée de montagnes où je prendrai ma dernière correspondance pour le lac Toba.