De Bukit Lawang jusqu'à Padang, voici ma descente de Sumatra où j'ai pu observer les orang-outans, grimper des volcans actifs, expérimenter les bus locaux mais surtout tâter du bitume en scooter.
Août 2022
23 jours
Partager ce carnet de voyage
1

Après deux semaines sur Java et une escale en Malaisie, c'est l'heure du départ pour Sumatra. Voler de Kuala Lumpur jusqu’à Medan, c’est un peu se sentir comme Marty et Doc de « Retour vers le futur ». Décollage à 11h10 pour un atterrissage à… 11h10. À l’arrivée, c’est le même cheminement qu’à Jakarta pour obtenir le Visa. D’abord un passage sanitaire puis le paiement avant de se présenter à l’immigration. Des chaises sont alignées et forment des rangées pour instaurer un minimum d’ordre devant les bureaux des vérifications. Dès que quelqu’un se lève, tout le monde avance d’un rang pour arriver devant l’infirmière qui valide les QR codes. Un militaire, grand et physiquement balèze, veille au grain et donne les instructions pour que les changements soient rapides et fluides. Il sait parfaitement user de la voix pour se faire obéir comme l'apprendra à ses dépens une femme qui tentera de doubler la file.

Un train relie l’aéroport et le centre de Medan. Contrairement à Java, le réseau ferroviaire est peu développé sur Sumatra. La plus grande partie se trouve au sud de l’île, et quelques lignes desservent les alentours de Padang et Medan, les deux villes les plus peuplées. Après une dizaine de minutes, je change à la gare centrale pour prendre un autre train jusqu’à Binjai. Alors, pourquoi Sumatra? Notamment pour découvrir une autre île qui inspire le voyage mais aussi voir un des volcans les plus impressionnants et redoutés sans oublier de partir à la rencontre d’une espèce emblématique aujourd’hui menacée de disparition. Des treks partent de deux villages en s’enfonçant dans la jungle à la recherche des « hommes de la forêt », traduction en malais d’orangs-outans.

Il faut faire un choix entre Ketambe et Bukit Lawang. Deux raisons m’amènent à privilégier le second. Plus facile d’accès, il n’est qu’à quelques heures en bus de Medan. Ketambe est plus loin et est situé dans la province d’Aceh. Quel est le souci avec cette région ? C’est seulement un désaccord idéologique. Aceh étant la seule province indonésienne où la charia est appliquée, je refuse de m'y rendre. C’est dommage car c’est là-bas que les orangs-outans vivent à l’état sauvage tandis que ceux de Bukit Lawang sont semi-sauvages car habitués à la présence humaine depuis qu’un centre de réhabilitation a fermé il y a 20 ans.

À la sortie de la gare de Binjai, des conducteurs de tuk-tuk en piteux état me font signe pour que je grimpe. Le chauffeur me lâche sur un grand rond-point inondé de klaxons. Un bemo, un taxi collectif similaire à un van, tout pourri attend encore quelques passagers avant de partir. Quand un employé me voit arriver, il agrippe mon sac et le cale comme il peut dans le coffre manquant cruellement d’espace. La journée s’est parfaitement déroulée avec à chaque fois des temps d’attente ridiculement courts. Tout se goupille bien. C'est plutôt étrange car ça arrive rarement. Je sens qu’il va bientôt se passer un truc déplaisant sinon cette chance insolente va devenir carrément flippante ! Je ne m’en aperçois pas de suite mais je me fais pas mal arnaquer sur le prix du ticket que je paye bien plus cher que les locaux. Quand je demande ce qu’ils ont payé, ils restent évasifs.

Par la fenêtre, j’interpelle le type dehors qui m’a vendu le billet et lui dis de me rendre la somme en trop qu’il m’a lâchement escroquée. Ouf, le mauvais sort est maintenant conjuré. Le gars fait la sourde oreille et ne pouvant pas descendre, il ferme les portes tout en donnant l’ordre au chauffeur de démarrer. Ah le filou ! Ça aime arnaquer mais ça flippe quand on veut le confronter ! Visiblement l'arnaque est bien rodée et d'autres étrangers que j'ai rencontré par la suite l'ont aussi vécu. Visiblement les pigeons européens sont leurs proies favorites.

On est à l’étroit à l’intérieur et le manque d’air se vite ressentir. La fournaise s’empare de l’habitacle et je recommence à me transformer en cascade humaine. Mes voisins semblent mieux la supporter mais présentent eux aussi des signes de surchauffe. L’asphalte se détériore peu à peu et laisse place à une piste cabossée. Le massage des lombaires dispensé par mon siège fatigué n'est pas des plus agréables. Les plantations de palmiers à huile font des ravages et grignotent à une vitesse folle des hectares de forêts tropicales. Sans fin, elles dénaturent « moins » le paysage que celles près de Kuala Lumpur. Il nous faut 3 heures pour parcourir les 63 kilomètres, le bus s’arrêtant des dizaines de fois pour décharger ou récupérer des passagers. Alors que l’on arrive à destination, un orage violent éclate et déverse ses trombes d’eau. On a beau être en saison sèche, dans cette région au climat équatorial, il pleut presque tous les jours. Le terrain vague où le bus vient de me lâcher se transforme en champ de boue. Un homme détrempé sur un scooter déboule et demande à un tuk-tuk transformé en side-car de m’emmener. Le village s’étirant le long de la rivière, aucune voiture ne peut circuler à l’intérieur. Malgré quelques scooters déboulant à toute vitesse dans les ruelles étroites, le calme prédomine

Le propriétaire m’accueille et me passe les clés de ma chambre. Une immense terrasse donne sur les toits et la rivière. Il me propose un trek d’une journée ou de deux jours. Même si j’aime beaucoup marcher en montagne, la jungle ne m’emballe pas encore autant. Avec un guide, on fera deux boucles pour optimiser les chances de voir des orangs-outans et les nombreuses espèces peuplant la jungle. Il récite un discours seulement interrompu par mes questions : combien on sera car je n’ai aucune envie de déambuler dans la jungle avec un groupe important et surtout s’ils nourrissent les animaux pour les faire venir. J’accorde beaucoup d'importance à ce dernier point car il me vante sa démarche écologique.

Je rencontre sur la terrasse des touristes venant de renter du trek. Couverts de boues et trempés, ils sont enchantés de la journée qu’ils viennent de vivre. Ils n’ont pas vu leurs accompagnateurs sortir des fruits pour attirer les bestioles et ils n’étaient qu’un groupe de quatre. Je retrouve le propriétaire et lui confirme que je suis partant pour « Jungle trekking » si durement vanté. Je dois rajouter 10€ si on veut rentrer au village en tubing. Ça ne m’emballe pas vraiment mais on verra selon mon état de fatigue.

Alors que la nuit va tomber dans moins d’une heure, je profite de la fin de l’orage pour faire un premier tour en solo en suivant le sentier sortant du village et qui longe la rivière. Une passerelle traverse le cours d’eau. Sur la rive où je loge, le village sort timidement de ce tapis vert si dense qui semble vouloir avaler et faire disparaître toute trace humaine. Sur l’autre rive, les toits en tôle sont plus nombreux et rapprochés. Je croise un personnage bien chelou qui attend sous une bâche trouée. Il me dit qu’il peut me trouver ce que je veux. Super, j’ai justement envie d’une pizza 4 fromages et d’un cidre normand ! Il n'a que deux mots à la bouche « Marijuana and girls ». Visiblement on est pas sur la même longueur d'ondes.

Le village disparaît rapidement derrière le mur végétal. Seuls les bruits des rapides et ceux provenant de la jungle sont perceptibles. Même si je n’aperçois aucun animal, c’est agréable de marcher en étant seul au monde. J’ai lu que l’accessibilité du village était problématique car il devenait souvent bondé et que le côté nature disparaissait. C’est sûrement vrai pour les week-ends mais en semaine c’est le calme plat. Il doit y avoir en tout à peine une vingtaine de visiteurs dans le village. Pour manger, je trouve un boui-boui un peu à l’écart où la nourriture défie toute concurrence. La bière est disponible mais seulement pour les touristes occidentaux se perdant ici. Globalement, Sumatra n’a pas vraiment la côte auprès des touristes internationaux, beaucoup lui préférant Java mais surtout Bali.

Mon guide, un homme petit et râblais avec d’immenses sourcils lui donnant un air décalé, vient me serrer la main. Il est accompagné de l’homme venu me chercher en scooter hier remplissant le rôle d’ouvreur. C’est aussi le frère cadet du propriétaire et l’homme à tout faire. Je rencontre aussi Tina, une sino-hollandaise avec qui je partagerai la balade. Bonne nouvelle, nous ne serons que deux aujourd’hui. Bizarrement, les treks à la rencontre des orangs-outans sont nés pour permettre une meilleure protection de ces grands singes. C’est une source de revenus pour les locaux et ils peuvent ainsi davantage se consacrer à la préservation de l’environnement et limiter sa destruction par de nouvelles plantations.

On marche rapidement, traverse la rivière avant de franchir les dernières maisons du village. La végétation est dense et luxuriante. Il y a de grosses racines, des lianes et une grande variété de plantes. La pluie de ces derniers jours a rendu le terrain si glissant que la moindre montée ou descente devient compliquée et le sol se dérobe à chaque pas. Et dire que l’on a fait à peine 300 mètres… J’ai déjà transpiré près de six litres. Si ça continue, je ne vais pas tarder à finir aussi déshydraté qu’un raisin sec.

Il faut progresser en silence car des singes, oiseaux ou autres animaux peuvent apparaître à tout moment avant de disparaître s’ils se sentent dérangés. Le frère est parti en avant pour voir s’il aperçoit quelque chose. Des singes se déplacent bruyamment d’arbre en arbre en sautant. Ils sont bien trop loin pour les voir. Le guide s’arrête net en montrant une branche au loin. En plissant les yeux, je distingue un rapace au plumage obscur scrute autour de lui à la recherche de son petit dej. Ses longues plumes cachant le bas de son corps sont ornées de points blancs réguliers. Après quelques secondes, il prend difficilement son envol avant de s’extirper et de planer au-dessus de la végétation.

On entend parfois les voix d’un autre groupe à proximité avant qu’elles ne s’éloignent. Une petite grotte offre un passage escarpé pour passer de l’autre côté. Tel un contorsionniste à la retraire, je plie difficilement mon corps en prenant appui sur une paroi pour passer au-dessus des rochers. La cime des arbres laisse maintenant entrevoir le ciel nuageux. Sans surprise, il fait chaud mais surtout si humide que l’on est déjà littéralement en nage. Caché derrière un tronc, un corps poilu entame un timide mouvement. On ne distingue qu’une masse inerte en équilibre sur une branche. Doucement sa tête se soulève en découvrant le bas du visage. Redresser le haut de son corps lui prend de longues secondes avant qu’il ne s’avachisse de nouveau sur la branche. Je suis en face de mon premier orang-outan, un cousin pas si éloigné. En déclin à cause des cultures intensives pour produire l’huile de palme, sa survie est aussi menacée à cause des maladies transmises par les humains. Mais c’est surtout le braconnage qui est la principale menace car elle a souvent pour but de tuer la mère afin de revendre le petit au marché noir ou, dans quelques cas, se nourrir.

Petit à petit, il se réveille et devient de plus en plus actif. Ce n’est qu’en voyant son visage en entier qu’il est possible de connaître son sexe avec certitude. Comme il est dénué de bourrelet, c’est donc une femelle qui nous fixe. Elle quitte son perchoir et se déplace en faisant des mouvements amples jusqu’à s’agripper à une branche et de descendre lentement en rappel. Elle continue de passer de branche en branche pour s’éloigner. Je suis surpris de la voir se déplacer avec tant d’aisance m’étant imaginé un animal bien plus pataud.

Elle s’arrête et tourne sur elle-même. Elle arrache quelques feuilles qu’elle amène jusqu’à sa bouche tout en délicatesse. S’accrochant à deux mains à un tronc, elle nous dévisage et nous fixe droit dans les yeux, comme si elle voulait communiquer. Croiser son regard est un moment troublant. Cette pupille noire entourée par un iris marron donne l’impression de fixer un humain. Même si l’on partage 97% de similitudes entre nos génomes, ce n’est pas tant la ressemblance qui me marque mais surtout sa gestuelle, ses mimiques et son comportement.

Le calme prend fin lorsqu’un autre groupe arrive. Tout aussi ébahis, ils veulent se rapprocher au plus près pour prendre de meilleures photos. Leur guide refuse mais la discussion se tend. On en profite pour partir, ultra chanceux d’avoir eu ce moment pour nous. L’ouvreur nous dit qu’un mâle ne doit pas se trouver loin. On le suit à travers des hautes herbes en pataugeant dans de grosses flaques de boue pendant quelques minutes. Un groupe est déjà là, silencieux et immobile.

Quelques mètres devant, un gros mâle prend la direction opposée. Le bourrelet entourant son visage est impressionnant et lui donne un air sévère. Son menton est recouvert d’une impressionnante barbe rousse digne d’un chanteur de métal ou d’un viking. Lui aussi se déplace avec aisance dans les arbres malgré sa morphologie imposante. Étonnement, il change de direction et vient vers nous en s'éloignant spécifiquement de l’endroit d’où un guide, avec la tenue officielle, sort. Sans en être complétement sûr, j’ai l’impression d’apercevoir dans sa main une banane. Putain, un type l'a nourrit pour l'appâter ! Ça n’a pas l’air de plaire à tout le monde car une discussion assez tendue démarre entre les guides des différents groupes.

À force de se rapprocher, on peut presque le toucher de la main. Un guide, délaissant le débat qui fait rage, nous demande de reculer pour laisser une distance minimale. Certains s’en foutent royalement et dégainent les portables pour faire la « photo parfaite ». Ils se rapprochent au maximum et se tiennent debout avec les bras ballants le long du corps. Et le balai se répète de nombreuses fois. Ce qui est cool, c’est que l’on partage la même envie avec la Hollandaise et notre guide nous fait rester en retrait.

Alors que tous les groupes convergent vers lui maintenant, on lève le camp pour arriver dans une petite clairière. Les héveas, ou arbres à caoutchouc, ont été percés et taillés pour récolter un liquide blanc et visqueux qui se déverse dans une noix de coco posée au sol. Tous les matins, une entaille dans le tronc est faite. Le liquide coule alors toute la journée avant que les hommes viennent le récolter le soir pour le vendre au marché ou aux industriels travaillant le latex.

On s’enfonce plus profondément dans la végétation et les rencontres avec d’autres groupes se font de plus en plus rares. À plusieurs reprises, le guide s’arrête pour scruter les coins où pourrait se cacher une bestiole plus silencieuse que les autres. Il y a de nombreux macaques à queue de cochon plutôt entreprenants et n’hésitant pas à s’approcher à la moindre occasion pour piquer un fruit pendant nos arrêts. Ananas, fruits de la passion, mangues sont la base de nos pauses gastronomiques. Pourtant pas trop fan d’ananas, ici je pourrais passer ma journée à en manger. Courageux mais pas téméraires, les macaques détalent bruyamment lorsque l’on se retourne en leur faisant face. Ils ne restent cependant jamais très loin et suivent du regard nos déplacements. Des groupes de semnopithèques de Thomas profitent eux aussi de l’agitation pour tenter de voler à leur tour quelques fruits. Facilement reconnaissables avec leur queue faisant plus d’une fois et demie leur corps, ils virevoltent à une vitesse folle. Pour les prendre en photo, il faut attendre qu’ils s’immobilisent pour scruter l’environnement grâce à de rapides mouvements de tête. Arborant une crête blanche et noire tel un punk, cette espèce endémique du nord de Sumatra, n’est pas craintive vis-à-vis de l’homme.

Des papillons plutôt massifs volent au ras du sol. Au milieu du sentier se balade un argus géant, un membre de la même famille des paons et faisans. C’est un mâle et ses plumes terminales sont rétractées. Plumes marrons tachetées, tête bleue et pattes rouges, il se confond assez bien avec les feuilles mortes tapissant le sol. Visiblement autant surpris que nous, il prend la fuite mais ralentit en passant à notre hauteur pour adopter un pas calme et régulier, comme un défilé de mode. On ne bouge pas car le guide est déjà à la recherche d’une autre espèce. « On va voir si vous arrivez à trouver l’animal qui se cache en face ». On scrute pendant un moment tous les recoins et cachettes qu’offrent les arbres face à nous mais rien n’y fait. Se délectant du spectacle avec un large sourire, il donne quelques indications en montrant un arbre chétif. Deux pattes forment un triangle de part en part du tronc. En marchant doucement autour de l’arbre, le propriétaire des pattes apparaît. Un dragon des forêts s’agrippe à l’écorce grâce à ses griffes recourbées tout en dévoilant sa longue rangée d’épines dorsales. Imperturbable, il reste immobile pendant que l’on l’observe sous toutes les coutures.

Des fourmis géantes tapissent les racines. Seuls les mâles piquent en provoquant de vives douleurs. Le guide en attrape une qu’il bloque entre deux doigts. Elle se débat vigoureusement pour s’en échapper. Il nous demande de nous rapprocher et la sentir. Son odeur est atroce et rappelle l’ammoniac. On fait un détour par une partie plus dégagée. Un groupe lève la tête vers la cime des arbres. Une femelle orang-outan et son petit se tiennent à plusieurs mètres de hauteur. Le juvénile, tout ébouriffé, essaye de se déplacer par lui-même. Manquant encore de repère et d’agilité, il est régulièrement agrippé et rattrapé par sa mère. Parfois, il parvient à l’esquiver et se retrouve tout seul suspendu par les pattes arrière, le visage tourné vers le sol et les bras pendants.

Mon t-shirt a triplé de poids sous l’humidité et la transpiration. Chaque mouvement est accompagné d’une sensation désagréable qui colle à la peau. Mon bandana est lui aussi hors d’usage car il ne peut plus absorber de liquide. Toujours aussi glamour, il faut essorer à la main. Après 5h à marcher dans la boue, le Nasi Goreng emballé dans une feuille de bananier est un délice. On entend au loin le cri d’un calao, un oiseau à l’apparence physique étonnante. Comme les toucans, il possède un bec coloré mais surtout un casque soudé sur le dessus du crâne, lui donnant l’allure d’un rhinocéros volant. Les cris semblent tout proches mais impossible de l’apercevoir.

On a deux options pour rentrer jusqu’au village. Descendre la colline par un chemin escarpé et glissant

jusqu’à la rivière et rentrer en tubing ou revenir sur nos pas et marcher deux heures. J’en propose une troisième. Hier, le long de la rivière, j’ai repéré plusieurs passages où l’eau peu profonde permettait de passer d’une rive à l’autre. Le guide n’est pas chaud et évoque les dangers du courant. Mouais, il fait surtout le forcing pour le retour en bouée car il faut payer un supplément. La Hollandaise veut rentrer de cette façon. On descend la pente abrupte et glissante comme la glace d’une patinoire. Je chute plusieurs fois et m’étale de tout mon long dans cette boue visqueuse. Je suis repeint lorsque l’on arrive au petit ruisseau qu’il faut traverser. Dans l’espoir de nettoyer un maximum mes fringues, je barbotte dans l’eau froide mais salvatrice pendant que les bouées sont préparées. Comme d’habitude, c’est l’homme à tout faire qui s’en charge. Depuis hier, il n’a pas arrêté de bouger ou de préparer des trucs.

Avant de monter dans la bouée, je jette un dernier regard en arrière. Les rayons du soleil en cette fin d’après-midi forment des halos au-dessus de la rivière. Le tubing c'est de grosses chambres à air de camions gonflées et posées sur l’eau dans laquelle on se laisse porter par le courant. Nos affaires sont empaquetées dans de grands sacs étanches attachés à l’arrière. Nos deux guides sont à la proue et à la poupe de l’embarcation de fortune. Souvent tranquille, quelques petits rapides apparaissent pour dynamiser ce retour. Je n’étais pas très chaud à la base mais je dois bien avouer que cette activité est plutôt sympa. On croise des enfants se baignant et sautant depuis des rochers dans cette eau sombre et tumultueuse. À quelques mètres seulement de la zone de baignade, un énorme varan fait surface et escalade la berge. La bête est immense et doit mesurer pas loin des deux mètres. On pourrait le prendre pour un dragon de Komodo mais ses écailles forment quelques tâches ou bandes sur son corps et sa queue.

La journée a dépassé mes espérances. Bien sûr, j’aurais aimé voir d’autres espèces peuplant la jungle comme les gibbons, les porcs-épics et les calaos, mais on ne donne pas rendez-vous à la nature. Je réserve un taxi partagé pour me rendre à Berastagi demain matin. Rester plus longtemps ici n’a pas vraiment de sens car le village n'offre aucune autre activité que les treks. Il est possible d’en faire certains durant 9 jours et ainsi rejoindre Ketambe, l’autre village d’où partent les treks pour voir les Orang-outang.

Avant de prendre une douche, je retourne avec mon appareil photo à l’endroit où j’ai vu le varan. Je tourne pendant un moment pour le trouver. Malheureusement, il a décampé et je rentre alors qu’un orage vient tout juste d’éclater. L’eau froide de la douche n’est pas un problème et je me sens revivre avec ma propreté retrouvée. Vu mon état de fatigue, la soirée est courte et se résume à aller manger un truc vite fait dans un warung. Je déploie la moustiquaire et enclenche le ventilateur pour ne pas trop souffrir de la chaleur. Au lieu de m’endormir avec le bruit de la rivière, ce sont les cris d’un groupe d’Allemands qui accompagnent mes derniers instants de conscience.

2

Je fais rapidement mon sac et rejoins une cabane où un chauffeur doit venir me chercher. Il arrive avec un couple d’Anglaises faisant elles aussi la route vers la petite ville à une centaine de kilomètres au sud. Départ à 8h30 et arrivée prévue vers 11h30, si tout se passe bien. On monte dans une voiture flambant neuve. Même si le tarif est plus élevé, au moins le confort sera au rendez-vous. La route est agréable. Comme les créneaux de dépassement se font rares, on est surtout ralenti lorsque les camions peinent dans les montées. Notre chauffeur profite du moindre espace pour déboiter et se rabattre le plus vite possible avant qu’une mauvaise surprise n’apparaisse dans le virage. Dans cette région, des tombes aux petits airs de mausolées sont régulièrement visibles le long des routes. On en retrouve aussi parfois dans un champ ou même en plein milieu d’un jardin. Les mosquées se plus font rares et les habitants passent des nuits plus paisibles. La région est majoritairement chrétienne mais la cohabitation se passe bien. Les Batak, un peuple de plus de six millions de personnes divisé en clans, vivent ici dans la province de Sumatra du Nord. À Berastagi, on trouve les Batak Karo alors que plus au sud vers le lac Toba, ce sont les Batak Toba. Malgré quelques différences, ils ont une culture et des croyances communes.

On traverse deux villages où la musique secoue le centre et les alentours de l’église. Posés sur les grilles, des panneaux en bois recouverts de fleurs portent des messages. Notre chauffeur est musulman mais un pratiquant modéré car « vu comment j’aime ça, j’ai beaucoup de mal à ne pas boire de bières ». Il nous explique que ce sont des mariages Batak où les villages entiers se retrouvent pour célébrer l’union entre deux membres de clans différents. « Enfin ça c’était avant, maintenant tout le monde se marie avec ceux qu’ils veulent ». Les femmes portent un chapeau brun prenant la forme d’une banane qui se redresse et sont habillées avec des couleurs vives.

Après deux heures de route, on doit faire un détour car un obstacle de taille se dresse devant la voiture. Un obstacle dangereux mais aujourd’hui peu visible à cause des nuages : le Sinabung. C’est l’un des volcans les plus actifs et dangereux de ces dernières années, même si pour chaque volcan de ce pays cette qualification revient inlassablement. Il est aussi l’une des raisons m’ayant donné envie de visiter Sumatra. Pour comprendre pourquoi, il faut faire un bond dans le passé et revenir à une époque où ma pilosité faciale n’était encore que balbutiante, même si j’ai depuis accepté que je n’aurai jamais une barbe digne d’un viking en colère. Bref, là n’est pas la question et on se retrouve en 2012 sur les bancs en bois inconfortables de la fac.

En Master à Poitiers, loin de la chaleur tropicale, j’ai suivi des cours de géologie et certains d’entre eux expliquaient la mise en place du volcanisme et les notions géologiques associées. En faisant des recherches de mon côté, je tombe sur un article parlant d’un volcan situé sur une île lointaine indonésienne qui vient de se réveiller après 400 ans de « repos ». L’article est illustré par des images montrant des gigantesques coulées pyroclastiques sombres et menaçantes dévalant ses pentes. À cette époque, les volcans n’étaient qu’une notion étudiée parmi des centaines d’autres et mon intérêt était plutôt faible. Sans trop savoir pourquoi, ces photos ont produit chez moi un certain déclic et j’ai commencé à me renseigner plus en détails sur les différents édifices à travers le monde. J’ai cependant dû attendre quelques années pour enfin en voir un de mes propres yeux. Vu mes sorties étudiantes, mes finances servaient essentiellement à financer ma réserve gastronomique de pâtes et je privilégiais les voyages en Europe de l’Est où la culture différente, la possibilité de partir avec mes potes et la bière pas chère avaient toute mon attention et mes amitiés.

C’est donc le Sinabung qui m’a mis le pied à cet étrier volcanique rempli de randonnées, de gaz à l’odeur abominable et de clichés tous aussi mémorables les uns que les autres. Me retrouver face à lui présente une certaine excitation mais je n’imaginais pas ma première rencontre ainsi. Timide derrière son voile nuageux, il me refuse sa présence ! J’explique quelques trucs aux Anglaises qui semblent interloquées par cette « passion ». C’est vrai que quand on dit qu’on a des volcans comme centre d’intérêt et que c’est ce que l’on privilégie en voyage, les gens sont souvent dubitatifs...

On longe des villages devenus fantômes suite aux évacuations. Une fois à Berastagi, le taxi me laisse dans la cour d’un hôtel à quelques minutes de marche du centre. La ville est peu tournée vers le tourisme et les visiteurs sont moins visibles qu’à Bukit Lawang. Le Sibayak, un autre volcan dominant la ville à quelques kilomètres, est lui aussi invisible. Je me dirige vers l’avenue principale. Comme partout, des cafés, boutiques en tout genre et des restos occupent les trottoirs. Des bemos jaunes passent et l’un s’arrête pour m’embarquer vers la cascade de Sipisopiso. Aucun transport ne s’y rend directement et j’ai un changement dans la ville voisine de Kabanjahe. Les bus dans la région sont particuliers et uniques. Un peu comme les chicken-bus guatémaltèques, ils sont pimpés et colorés à outrance. Des pare-buffles et deux rangées de phares rajoutent de l’agressivité au véhicule. De chaque côté, deux immenses klaxons ressortent, donnant un faux air d’oreilles de Mickey. Vu la taille exagérément grande, on comprend que le klaxon ici a une certaine et récurrente utilité. L’intérieur est identique à n’importe quel bus. On y est serré, il y fait chaud et les arrêts sont toujours fréquents. Mes voisins me proposent quelques gâteaux pour passer le temps. La discussion se fait plutôt avec des signes, des sourires et des onomatopées.

Le lac Toba apparaît dans l’ombre, les nuages bloquant les rayons du soleil rendant ses eaux inhospitalièrement tristes. Comme un peu partout, des aménagements pour prendre des photos souvenirs sont installés aux points de vue. Des femmes entièrement voilées se prennent en photo avec la cascade en fond. La religion du selfie a aussi un poids non négligeable chez les plus ou moins jeunes. En indonésien, Air Tejun et Curug veulent tous les deux dire cascades mais le premier est employé plutôt pour celles qui sont hautes alors que le second est utilisé pour les plus modestes. Sipisopiso est la plus haute chute d’eau de Sumatra avec un saut de 120 mètres. La rivière souterraine débouche avec force du haut de la falaise pour s’écraser en contrebas. Elle occupe le centre d’une cuvette recouverte de végétation où la roche apparente est limitée à quelques dizaines de mètres. Des marches à l’écart conduisent à un sentier. Il est court et pentu et des rampes sont installées. Elles bougent beaucoup et s’appuyer dessus n’enlève aucun danger, bien au contraire. J’arrive vite en bas.

L’eau qui s’écrase avec fracas juste devant moi est si puissante qu’elle en soulève des litres qui virevoltent dans les airs. En moins de 15 secondes, je suis trempé de la tête aux pieds. Tant mieux vu la chaleur. Même si la région est en altitude, mon corps ne s’habitue toujours pas à la température ressentie durant les efforts. De retour en haut, les restaurants ont aménagé des petites terrasses surélevées en bois. L’accès y est payant mais personne ne surveille l’endroit presque désert. Plusieurs personnes les occupent dont un couple avec qui je discute et qui me questionne longuement. Lui est un riche homme d’affaires en vacances et me dit quelques mots en français. Je lui sors à mon tour les derniers mots que j’ai mémorisés : « Ayam » et « Saya Lapar », qui veulent dire respectivement « Poulet » et « j’ai faim » résumant bien mon état du moment.

Sur une autre plateforme, une jeune femme en habits traditionnels chante. Sur son chapeau triangulaire sont accrochés plusieurs pièces dorées alors que des pendentifs tombent de chaque côté de son visage. Un homme la filme en s’approchant et se reculant pour mieux cadrer le lac en arrière-plan. Tout sourire, elle écoute soigneusement les conseils du réalisateur du clip. Un deuxième les accompagne. Comme je l’intrigue davantage et, bien qu’il filme aussi avec son portable, il passe plus de temps le téléphone tourné vers moi me faisant de grands signes pour que je réagisse. Je vole carrément la vedette à sa compagne malgré mes compétences vocales déplorables.

Le tuk-tuk me ramène à une intersection et je marche pour rejoindre le lieu d’où partent bus et bemos. Pour le chauffeur, hors de question que je sois serré à l’arrière et il m’invite à venir me serrer devant. Comme toujours, il me propose une cigarette. La pluie commence à tomber en même temps que l’obscurité. La correspondance pour rejoindre Berastagi se fait au milieu de la route lorsqu’un homme se porte à ma fenêtre en hurlant le nom de la destination. Tous installés et entassés face à face sur les banquettes d’un minuscule van, des enceintes survoltées crachent leur musique. C’est tellement fort et violent que mon rythme cardiaque est remplacé par celui de la musique. Si à partir de maintenant j’ai un problème d’arythmie, c’est à la pop-électro indonésienne qu’il faudra faire un procès !

J’ai repéré une pizzeria un peu excentrée. Je descends à un croisement alors qu’il pleut maintenant bien plus fort. L’eau commence à stagner et les trottoirs sont transformés en pataugeoire. Les dix minutes de marche en short me paraissent longues. La salle de la pizzéria est ouverte et les courants d’air sont glacials. Au moins, la pizza est top. Le serveur a fait des études de langue et parle un peu français. Il m’explique comment me rendre au Sibayak et ne pas être pris dans le brouillard. Contrairement à ce que beaucoup de tours proposent, assister au lever du soleil n’est pas recommandé car la brume ne se dissipe qu’en milieu de matinée. Je vais alors éviter un lever à 3h du mat.

Je retourne à l’hôtel où le propriétaire m’attend. « T’as envie d’aller au Sibayak demain ou tu as d’autres plans en tête ? » - « Oui, je vais y aller demain, en partant vers 6h du matin je devrais être là-haut sans trop de nuages » - « Tu as un guide, parce qu’on travaille avec un qui est génial ? » - « Non, je vais y aller seul, le chemin a l’air plutôt facile ». Il prend une tête effrayée et, avec son associé, ils me déballent tous les arguments pour m’en dissuader, allant jusqu’à dire que certains touristes se sont perdus et que l’on a retrouvé leurs corps dans les pentes du volcan. Ils cherchent même sur internet pour me montrer qu’ils ne plaisantent pas. Ils ajoutent que pour plus de sécurité, l’accès me sera refusé si je ne suis pas officiellement accompagné. Je fais semblant de croire ce discours totalement opposé à celui du serveur qui lui n’avait aucune raison de me mentir. Selon ce dernier, avec le sentier, il est impossible de se perdre : il est aussi visible que ne l’étaient les boutons d’acné sur mon visage d’adolescent.

6h du matin. Il pleut des cordes. Je suis dégouté d’être tiré d’un sacré rêve pour constater la météo affreuse. N’ayant aucune envie d’être trempé, je repars sous la couette quelques heures. Lorsque j’émerge et me prépare à partir vers 9h, le temps est encore très nuageux et les chances de faire la rando aujourd’hui s’amenuisent. Sans grand espoir, je me rends alors à un point de vue donnant sur la ville et ses deux volcans. La route gagne en hauteur et je marche dans plusieurs petites ruelles jusqu’en bas d’une colline qu’un chemin contourne. La surprise est grande quand j’aperçois la silhouette massive et fumante du Sinabung. En tournant la tête vers la droite, le Sibayak apparaît lui aussi fumant et bien dégagé. Les nuages n’occupent qu’une partie de la vallée sans s’accrocher aux deux géants menaçants. La pyramide parfaite du Sinabung s’érige vers le ciel. Il est craquelé et ses dernières éruptions l’ont lourdement entaillé. Une impressionnante cicatrice part du cratère et occupe toute la partie supérieure de l’édifice, formant une vallée qui serpente jusqu’à son pied. Il fume beaucoup et le panache cache une partie du sommet. Maintenant je visualise encore plus les photos qui m’ont marqué. Des habitations occupent sa base et, même si elles semblent loin de toute menace, elles ne sont qu’à quelques kilomètres du dangereux front volcanique. Vu son activité intense, il est étroitement surveillé par plusieurs centres prêts à déclencher les plans d’évacuation au moindre signe d’alerte.

Le Sinabung est un stratovolcan des Bukit Barisan, une chaîne volcanique de 1 700 kilomètres dans la partie occidentale de Sumatra. Il s’est formé suite à la subduction de la plaque Indo-australienne sous la plaque de la Sonde, une microplaque régulièrement associée à la plaque Eurasienne. Il présente de nombreuses coulées de lave et dépôts pyroclastiques sur ses flancs. Son sommet est régulièrement remodelé au fil d’éruptions vulcaniennes souvent violentes. N'ayant eu aucune activité éruptive connue avec certitude durant les temps historiques, il était considéré dormant. Il surprit tout le monde lorsqu’il entra brutalement en éruption pendant en d’août 2010, provoquant un vent de panique. Le Sibayak fume lui aussi et il est encore plus près des habitations. Seule une crête fait office de muraille protectrice pour les habitants en périphérie de la ville. S’il entre dans une violente éruption, c’est la ville entière qui risque d’être rasée de la carte. Malgré les dangers, la terre tellement fertile attire de nombreux paysans qui cultivent inlassablement leurs champs.

Je repasse rapidement à l’hôtel pour m’équiper. Je croise le propriétaire qui, me voyant habillé en rando, me demande où je vais. « Je vais sûrement marcher quelques heures pour découvrir les environs au calme» - « Cool, profites-en et n’oublie pas que là-haut c’est dangereux et interdit, bro ! ». On sait pertinemment tous les deux que l’on se ment mais on fait semblant de croire le discours de l’autre. Un bus m’avance de quelques kilomètres puis s’arrête dans un petit terminal. La route, pénible et redondante, s’enfonce dans la forêt. Un van arrive derrière moi et malgré mes signes continue sa route. Il est vide et seules deux personnes sont à l’arrière. Je suis dégouté. Quelques mètres plus loin, le chauffeur me fait signe de me ramener rapidement. Un couple suédois avait privatisé le bus et lui ont demandé de s’arrêter mais ils refusent que je participe au paiement. C’est leur bonne action de la journée.

Ils font un détour et je pars seul et rejoins un couple de Français poussant le scooter qu’ils viennent de louer. Pas en panne, la pente et l’état de la route ne permettent pas de rouler. On arrive à un ensemble de cabanes en bois servant de « camp de base » où l’on doit s’inscrire et payer un droit d’entrée d’un euro. Contrairement à Java, Sumatra n’a pas encore cédé à l’appel des billets et à des prix follement exagérés. Aucune allusion au fameux guide obligatoire pour accéder au sentier. Avec la hauteur, les premières crêtes sortent de la végétation formant une falaise rocailleuse difficile à passer. C’est vraiment dur à croire que certains se soient perdus ici. La végétation laisse petit à petit place à un sol dénudé et tourmenté. Le chemin disparaît mais il suffit de continuer tout droit pour gagner la plus petite des crêtes et s’approcher du cratère.

Un sifflement se fait entendre. D’abord doux, il devient de plus en plus strident et présent. Des trous jaunis dans le sol laissent échapper de la vapeur. L’odeur caractéristique de soufre me prend au nez et à la gorge. Je ne sais pas combien de fois j’ai eu la « chance » de respirer cette odeur infecte mais c’est quelque chose à laquelle je ne m’habitue toujours pas mais qui, paradoxalement, me donne le sourire. Il y a plusieurs cavités laissant les gaz s’échapper permettant à la cocotte-minute géante de pas exploser. Le Sibayak est bien différent de son proche voisin explosif. Ce n’est qu’un cône qui s’est mis en place après l’effondrement d’un édifice plus ancien. Il n'aurait qu’une seule éruption connue s’étant déroulée en 1881. Pourtant, il est encore actif, preuve en est des nombreuses solfatares et fumerolles laissant échapper les gaz du sous-sol.

Des volcanologues lourdement chargés me précèdent et marchent d’un pas lent. Ils se dirigent vers une cavité jaunie par le soufre. Ils prennent à pleine mains un long manche relié à un appareil et l’enfonce profondément dans la cavité, tels des spécialistes en coloscopie volcanique. Vu la délicatesse de la manœuvre, heureusement que le volcan n’est pas un être vivant ! Je leur demande ce qu’ils mesurent. Entre les bruits des dégagements gazeux et leurs masques pour se protéger, j’ai du mal à comprendre. Ils relèvent les températures et les concentrations de certains gaz notamment le dioxyde de soufre et le sulfure d’hydrogène afin de détecter d’éventuels signes avant-coureurs d’une éruption ou réactivation. Même si la plupart du temps c’est de la vapeur d’eau qu’éjectent les volcans, la présence de ses gaz et de monoxyde de carbone, fait qu’il vaut que je recule des fumerolles.

Le cratère est enfin visible. Parfois rempli d’un lac, il est aujourd’hui complètement à sec. Je préfère prendre de la hauteur pour avoir un panorama à 360°. Il n’y a pas vraiment de sentier et je grimpe en mettant souvent les mains. Je fais attention où je pose les pieds car les pierres instables peuvent facilement s’arracher et dégringoler bien plus bas. Je suis sur un des sommets de la crête et la vallée apparaît en contrebas avec ses villages reliés seulement par quelques routes perdues entre les arbres. Au loin, le Sinabung crache sa colonne de fumée qui se dissipe difficilement dans les airs. Le cratère est maintenant plus impressionnant que jamais. Avec ses 900 mètres de diamètre, il est bordé par une paroi verticale, ancien vestige d’un dôme de lave qui s’effrite et s’effondre régulièrement comme en témoigne les débris comblant une partie du cratère. Des fumerolles sortant de l’autre côté de la crête crachent leurs gaz que le vent amène directement à moi, me noyant dans un brouillard nauséabond. Je retrouve les Français pour arriver au point culminant offrant une vue comprenant le cratère, la vallée et le Sinabung au fond. Malgré la facilité de la randonnée, il n’y a que très peu de personnes. La vue est merveilleuse et spectaculaire.

Je prends le chemin de la descente, facilement avalée. Malheureusement, pas de Suédois cette fois pour m’éviter les nombreux kilomètres à travers la forêt. À part un long serpent éclaté au milieu de la route et une moto qui monte ravitailler le camp de base, je ne croise pas âme qui vive. J’arrive au niveau du terminal et saute dans le premier bus vers le centre-ville. Le Sinabung apparaît maintenant coiffé d’un chapeau de nuages grignotant petit à petit ses flancs. Une église et un musée aux toits surmontés par des silhouettes cornues de vaches, jouxtent le rond-point où je descends. Je monte de nouveau dans un bus empruntant la route de Medan. Il est rempli par des collégiens sortant tout juste de leur demi-journée de cours. Je n’ai pas d’autres choix que de m’agripper fortement à l’intérieur tout en restant debout sur la marche et le corps complétement à l’extérieur.

Certainement pas le plus à l’aise du monde, les ados en rigolent. Celui avec qui je partage le marchepied profite d’un arrêt pour se hisser et s’asseoir sur le toit, rapidement rejoint par un autre gamin portant le même uniforme. Les yeux rivés sur leurs portables, ils ne prêtent aucune attention à la route. Le chauffeur n’est pas trop allumé et ne roule pas n’importe comment. J’avais demandé avant de partir si le bus aller à Sikulikap, une cascade populaire dans les environs. Le chauffeur m’a fait comprendre qu’il ne passe pas devant mais qu’il peut me déposer pas très loin. Surpris, je vois qu’il me fait signe de descendre devant l’entrée du parc où elle se trouve. Une fois hors du bus, il fait demi-tour pour repartir en me saluant chaleureusement. Il a fait un détour seulement pour m’éviter 20 minutes de marche et personne dans le bus n’a manifesté de l’énervement et a, au contraire, était plutôt souriant quand je suis descendu. Les Indonésiens sont encore et toujours plus surprenants.

Haute d’une vingtaine de mètres, la cascade est sympa mais après Sipisopiso, elle n’est pas si impressionnante. Par contre son parc est bien aménagé avec des plateformes en bois autour des arbres offrant des vues sur une gorge où coule une rivière. Les singes dans le parc se déplacent en bande en montrant parfois des attitudes menaçantes de défiance. Les macaques ne se laissent pas faire et n’hésitent pas à montrer les dents pour défendre leur territoire. Un coup de pied sur le sol suffit à les effrayer et les faire détaller.

Je marche jusqu’à un village pour découvrir les environs tranquillement et à pied. Je longe une dizaine de restaurants construits les uns contre les autres. Ils ont la particularité de s’appeler comme le nom des grandes équipes de foot européennes. Il y a le FC Barcelona, Manchester United, Milan AC et le PSG. Avec ses collines boisées qui occupent tout le paysage, ses petits villages et les palmiers qui ressortent ici et là, la vallée est superbe. Une église et une mosquée se faisant face occupent les deux côtés de la route. La seconde semble neuve avec ses dômes étincelants mais l’église a besoin d’un rafraîchissement. Un bus coloré arrive et me klaxonne pour que je me prépare à monter le plus vite possible sans perdre de temps.

Il me dépose devant une église particulière. Elle est issue d’un mélange entre deux styles assez peu enclins à se croiser. Combinant l'architecture des Batak Karo avec un style plus occidental, son aspect reprend les valeurs et les symboles issus des rites animistes mêlant esprits et forces vitales. Sur chaque arrête des toits, en plus des silhouettes cornues, des anges à genoux prient toutes ailes dehors. Des peintures et sculptures d’animaux ornent les façades alors qu’un griffon déformé occupe les murets d’enceinte. En plus de la salle de prière, un petit pavillon semi-ouvert accueille les fidèles lors des manifestations. À quelques bâtiments de là, c’est l’heure de la fin des cours pour les élèves de primaire. C’est une école musulmane et les enfants portent un uniforme coloré. Les garçons ont des chemises et des pantalons violets ou oranges et sont coiffés d'une toque noire. Les filles sont toutes en violet avec un voile noir. Je marche en plein milieu du flot et j’ai du mal à me frayer un chemin sur le trottoir. Me voyant, plusieurs groupes de gamins viennent pour me partager les quelques mots en anglais qu’ils ont appris en classe. C’est à coup de « What’s your name ? », « Hello Mister » et « Where are you from ? » que l’on communique.

En rentrant, je croise le proprio qui me demande où je suis allé. J’hésite lui dire qu’il m’a menti hier, mais la salle est pleine de voyageurs et de familles. Je lui raconte pour la cascade et la visite des environs. Quand, il me dit que c’est dommage de ne pas connaître le volcan, je vois dans ses yeux et il voit dans les miens, que l’on continue de se mentir sans retenue. Situation plutôt cocasse lorsque deux hypocrites se parlent. Un Polonais, chauve et imposant physiquement, rentre dans la pièce et s’assoit près de nous. Je l’ai croisé menant un groupe sur le volcan. Il me fixe sans me reconnaître. Dommage, ça aurait donné une nouvelle tournure pimentée à la discussion.

Le Lendemain, je pars sans trop tarder pour l’île de Samosir sur le lac Toba. Il faut prendre plusieurs bus. Je marche jusqu’à la rue du marché d’où partent les bemos. Au lieu de me rendre directement à Kabanjahe, je fais un détour par le Sinabung pour le voir de plus prêt et visiter un village Batak à son pied si le temps me le permet. Lorsqu’un passant entend ma destination, il me fait signe de le suivre et me montre un van sur le point de partir avant de disparaître au milieu des étals. On roule une vingtaine de minutes en slalomant entre les vélos, les piétons et les nids de poules pour arriver à la limite de la zone d’exclusion. J’indique au chauffeur un endroit dégagé où je veux descendre mais une femme me prend le bras pour me dire que plus loin, un endroit permet une meilleure vue. Elle avait totalement raison. Perdu sur le bord de la route au milieu de la campagne, je suis en bordure de la zone interdite face au volcan. À part quelques cabanons au milieu des champs, la région est vidée de toute présence humaine. Les nuées ardentes ont chassé les habitants en rayant les villages de la carte.

Avec mon gros sac sur le dos, marcher plusieurs kilomètres devient vite pénible. Je ne voulais pas le laisser à l’hôtel pour ne pas revenir sur mes pas. Je voulais aller au village traditionnel de Lingga mais les bus ne s’y arrêtent pas et continuent jusqu’à Kabanjahe. Ils peuvent bien sûr me laisser sur le bord de la route mais les cinq kilomètres restants me découragent. Je reprends le même bus que deux jours plus tôt pour rejoindre Siantar, petite ville entourée de montagnes où je prendrai ma dernière correspondance pour le lac Toba.

3

Les choses sérieuses commencent car la route subit chaque année l’assaut des conditions climatiques lors de la saison des pluies. Des trous béants apparaissent et l’asphalte se fait la malle. On est réduit à rouler si lentement que les scooters nous doublent sans peine. On passe dans des petites villes lors de la sortie des écoles. Il y a des élèves partout et peu de transports pour les ramener. La seule solution consiste à s’entasser sur les toits, se serrer les uns contre les autres et se laisser porter en toute confiance.

À Siantar, je dois trouver un moyen de rejoindre Parapat. Le prochain bus ne part pas avant deux heures mais des voitures privées font le trajet. Elles ne partent que lorsqu’il y a au minimum quatre passagers. Voyager seul présente beaucoup d’avantages mais aussi un inconvénient majeur : il faut soit être patient soit accepter l’idée de payer plus pour partir vite. Pas question de payer l’équivalent de quatre personnes alors j’attends de longues minutes adossé au mur de la maison servant de quartier général aux chauffeurs. La matriarche et cheffe de la bande me fait une proposition. Si je paye l’équivalent de deux personnes, je peux partir de suite. Le marché est plus qu’honnête et je charge mon sac au milieu des cartons qui seront livrés dans la ville portuaire.

Dans la succession de virages y menant, les déchets jetés par les véhicules rendent heureux les singes qui farfouillent à la recherche de nourriture. À certains endroits, la vision est cauchemardesque et le bords de la route est devenu une décharge à ciel ouvert. Dans le port, un ferry est déjà à quai en attendant de prendre la mer (intérieure). Plus qu’une vingtaine de minutes de traversée et j’atteindrai enfin l’île. Le voyage de 5h pour seulement 145 kilomètres m’a épuisé. Même si je commence à y être habitué, les journées de transferts sont toujours éprouvantes.

Une corne de brume retentit plusieurs fois alors que les hélices se mettent à tourner. Le ferry s’arrache de la berge et s’éloigne des autres embarcations. Le bateau peut accueillir au maximum quelques scooters mais il transporte avant tout des passagers. Les voitures sur l’île arrivent par la route car sur la rive ouest, seul un minuscule bras d’eau la sépare du « continent ». Un pont l’enjambe et permet à l’île d’être reliée au reste de Sumatra. On est une vingtaine à l’arrière du ferry alors qu’il y a une soixantaine de places. Des marchandises occupent le centre du pont ouvert. Les banquettes sont réduites au minimum avec des accoudoirs en fer et des dossiers en bois aussi durs qu’inconfortables. Malgré ce confort spartiate, avec la fatigue accumulée, je pourrai m’endormir comme une masse sans aucun problème. Les pneus accrochés sur la coque, permettant d’amortir les chocs, claquent sur le bois dont la peinture commence à s’effriter.

Après plusieurs arrêts pour décharger marchandises et passagers, je descends à quelques minutes de marche de mon hôtel. Tuk-Tuk est l’endroit où se concentre la majorité des installations touristiques mais en s’écartant du centre, des bungalows avec jardins et accès au lac sont disponibles. Je pose mes valises pour les trois prochaines nuits dans l’un d’eux. Au fond du jardin, je rejoins un abri bordant les eaux sombres. Chaque guesthouse ou maison a son ponton et les habitants possèdent parfois leurs propres bateaux, allant de la barque en bois au jet-ski. Des hommes en maillot de bain se frottent énergiquement avec un savon et se lavent dans le lac. Les abris aux toits incurvés offrent une vue splendide et ma guesthouse a installé un hamac sous le sien.

Je fais un rapide tour dans le centre désert de Tuk-Tuk. La route prend de la hauteur et dévoile la petite baie que forme la péninsule à cet endroit. Il y a de nombreux magasins de souvenirs ici, eux aussi désespérément vides au grand dam des commerçants. Dès le lendemain, je veux partir découvrir l’île en solo. Pour le faire, il faut louer un scooter. Les prix sont plutôt élevés et les loueurs en profitent allègrement. Je me renseigne dans quelques agences, des connaissances travaillant avec les hôtels, pour comparer les tarifs. En pleine tournée, c’est le scooter qui vient directement à moi. Une femme s’arrête sur le bord de la route pour me demander si je cherche un scooter. Elle descend du sien et me dit qu’il est à moi pour le reste de la journée. On négocie quand même le tarif. Elle rajoute un peu d’essence dans le réservoir puis me tend les clés. Avant que je parte, elle me précise de faire attention car il n’a pas d’assurance. Je demande un casque mais ne reçois qu’un sourire en retour, « Non, c’est inutile ici et il n’y a pas de police qui surveille ». Super…

Le scooter est lourd et vieux. Le cadran des kilomètres est bloqué et la jauge de carburant ne fonctionne pas. Pour vérifier s’il en reste, je dois ouvrir la trappe sous le siège et secouer le scooter pour visualiser le niveau d’essence. Impossible de tenir le ralenti car le moteur s’arrête si je relâche la poignée des gaz trop longtemps. C’est vraiment la location parfaite si on cherche les problèmes !

Aujourd’hui, je me concentre sur la partie nord de l’île en suivant la route qui longe le lac avant d’en sortir pour rejoindre un sommet. Je ne sais pas encore sur lequel je jetterai mon dévolu mais ça promet d’être une bonne journée. Il ne me faut que quelques kilomètres pour arriver à Ambarita, un village musée sur la culture des Batak. On reconnaît rapidement que l’on se trouve en territoire Batak essentiellement grâce aux maisons à l’architecture si reconnaissable. À l’intérieur du musée, des maisons et des totems sculptés sont alignés de part et d’autre de la large allée centrale. Les maisons sont en bois et adoptent une forme rectangulaire. Le toit en forme de selle de cheval, en référence aux cornes des buffles, est soutenu par plusieurs grands piliers calés avec des pierres. De grande taille et accueillant plusieurs familles, les maisons ont un grand séjour qui occupe la partie centrale. Pouvant avoir plus d’une centaine d’années, aucun clou n’est utilisé pour assembler les différentes parties, seul des jeux d’angles permettent d’emboiter les éléments.

Un escalier en bois donne sur une porte réduite pour rentrer à l’intérieur. Des bandes de bois sculptées avec des motifs mêlant le noir, le rouge et le blanc décorent les façades. Souvent, des masques massifs aux yeux globuleux ou sourires agressifs sont fixés au-dessus de l’entrée comme s’ils surveillaient les allées et venues. Parfois, des cornes de buffles les accompagnent. Pour reconnaître la maison du chef, il suffit de trouver celle ayant un totem humain sculpté et posé à côté de la porte. D’autres totems bien plus grands et empilant les visages humains sont érigés au centre du village. L’endroit est franchement dépaysant. Ici, les toits sont en ardoise alors que ceux de la majorité des maisons traditionnelles restantes dans la région sont en tôle. Au centre du village, des chaises taillées en pierre forment un cercle. C’est ici que se réunissaient les notables et la classe dirigeante afin de siéger lors de cérémonies importantes ou lors de jugements. Si une condamnation à la peine capitale était prononcée, le supplicié était amené jusqu’à une table voisine en pierre pour y être exécuté.

Je reprends le vieux scooter fatigué. Les paysages changent petit à petit autour de la route principale. Au pied des flancs escarpés du relief protégeant le centre de l’île, les rizières asséchées ont mauvaise mine et ressemblent à des terrains en friche. Je perds de vue le rivage pendant plusieurs kilomètres avant qu’il ne revienne au fil des virages et montées. Plusieurs villages entourés de végétation apparaissent. L’usure a délavé les toits en tôle effaçant leur couleur rouille caractéristique. Une petite route vers le lac disparaît au profit d’un chemin défoncé qui me fait sauter de la selle. Nouveau défaut observé : les amortisseurs sont eux aussi en fin de carrière. Une grande plage herbeuse offre suffisamment d’espace aux familles qui viennent se détendre. Un petit village de vacances est installé et propose de louer des pédalos colorés. Des bateaux passent au large à vive allure et tractent des jeunes au bout d’une corde ou sur une bouée. Des ados suivent un entrainement militaire où ils se font littéralement gueuler dessus par un instructeur et ses adjoints. Au moindre faux pas perturbant la cadence, les cris redoublent et les décibels s’abattent sur eux comme une pluie de pierre. Visiblement nerveux, ce type a vraiment besoin de vacances et devrait laisser tomber son habit camouflage pour partir se louer un pédalo et décompresser.

J’arrive à Pangururan, la plus grande ville de Samosir. Le chaos reprend sur la route alors que des travaux ont transformé la chaussée en une gigantesque mosaïque de trous et d’ornières. Profitant de m’arrêter pour choisir vers quel sommet me diriger, je secoue le scooter et vérifie l’essence. Il va vite falloir trouver un endroit où faire le plein sinon je vais être dans le cambouis jusqu’au cou. J’opte pour le Bukit Holbung car facilement accessible et surtout pas très loin d’où je me trouve. La route serpente entre les collines avant de plonger pour revenir longer le lac. J’essaye de ne pas taper trop dans l’accélérateur car j’ai peur de me retrouver à pousser ce tas de ferraille en plein milieu d’une montée. Heureusement, dans un virage, une mini-station apparaît.

Un voile blanc s’élève des montagnes et une odeur de brulé envahit l’air. Il doit y avoir un paysan qui fait brûler ses récoltes inutilisables dans le coin mais impossible de voir d’où ça peut venir. Par contre, j’espère qu’il sait ce qu’il fait car j’aperçois régulièrement des flancs de collines noircies sans végétation comme si elles avaient été carbonisées. Les villages se font de plus en plus rares et je ne croise plus personne sur la route. Des rizières en terrasse sont logées au pied des reliefs et des buffles prennent des bains de boue dans les mares. Après une dernière montée éprouvante pour mon destrier, j’arrive en vue d’un parking et de quelques petites cahutes construites autour d’un chemin surmonté par le panneau « Holbung ». Ravi de me voir, les jeunes qui tiennent l’entrée et les petits stands veulent faire la conversation. Ils sont rapidement rejoints par un groupe de jeunes travailleurs occupés à restaurer une cabane non loin de là. Pour atteindre le sommet, il suffit de suivre le chemin qui va toujours tout droit. Il n’y a que vers la fin où il est parfois difficilement visible car des hautes herbes ont repris du terrain vu le peu de passage là-haut.

Après une succession de montées, descente et rencontres, j’arrive au pied de la dernière « difficulté ». Le chemin se perd rapidement dans les fourrés. Ce ne sont plus des hautes herbes mais carrément un champ vu la hauteur de la végétation. À plusieurs reprises, elle arrive même à la hauteur de mes épaules et les feuilles sont coupantes. Pas très douloureux mais pas non plus agréable, mes jambes et bras prennent cher et j’ai hâte de sortir de ce traquenard. En haut, la vue se dégage et le gigantesque lac apparaît. Difficile d’imaginer qu’il s’agit bien d’un lac vu tous les sommets qui m’entourent. J’ai plutôt l’impression d’être au milieu d’un archipel. La fumée blanche qui s’élève en face a encore gagné en intensité et masque désormais une partie du paysage. Mais, qu’est-ce qu’il fout le paysan ? Il s’est endormi ou quoi ?

Au sein d’une caldeira, ce lac est un lac volcanique mais pas n’importe lequel : c’est le plus grand du monde. Avec ses 100 kilomètres de long, 35 de large et une profondeur maximale de 505 mètres, c’est l’un des géants de notre planète. Pour créer une telle caldeira, il a fallu une éruption si importante qu’elle est difficilement imaginable. À l’origine, le « super volcan » Toba occupe le centre de la caldeira. Ce type de volcan produit des « super éruptions », jamais observées aux temps historiques, qui laissent de profondes cicatrices géologiques sous forme de caldeiras géantes. Ce sont les éruptions de ce type qui peuvent affecter durant des années un continent entier voire même toute la planète en la plongeant dans une ère où la vie se retrouve menacée. Il existe plusieurs « super volcans » à travers le monde dont les plus connus sont le Taupo en Nouvelle-Zélande, le Mont Aso au Japon, Yellowstone aux USA sans oublier les Champs Phlégréens, toujours actif et de plus en plus menaçant, où notre brillante espèce a eu l’idée de génie d’y installer Naples…

Maintenant que le décor est planté, il faut remonter en -73 000 lorsque le Toba entre en éruption et expulse au minimum 2 800 km3 de téphras répartis entre magma et cendres. L’indice d’explosivité atteint 8 soit la plus grande valeur théorique de cette échelle car (encore) jamais observée. La chambre magmatique complétement vidée, l’édifice s’est effondré pour former la caldeira actuelle. Quelques milliers d’années plus tard, son fond s’est soulevé en donnant naissance à l’île de Samosir. Cette éruption a été suffisamment violente pour refroidir le climat de quelques degrés provoquant un hiver volcanique de plusieurs années et un refroidissement global où certaines preuves suggèrent une durée d’environ un millénaire. Grande star, cette éruption a même une théorie portant son nom : la théorie de la catastrophe de Toba. Suite à l’éruption, des scientifiques ont émis l’hypothèse d’un goulet d’étranglement pour l’espèce humaine, soit une réduction importante de la population et de la diversité génétique suivie par une nouvelle période d’augmentation démographique. Même si cette théorie a ses détracteurs, des généticiens ayant étudié l’ADN de nos mitochondries suggèrent que l’ensemble des humains actuels descendent d’un groupe de quelques milliers d’individus ayant survécu à la catastrophe et originaires d’Afrique de l’Est. On serait donc tous bien plus apparentés que ce que l’on croit et ceci n’est pas dû au renvoi de l’Eden d’Adam et Eve mais bien à l’expulsion massive de magma des profondeurs de la Terre.

Le mythe évoquant la création du lac Toba n’est pas en accord avec la version scientifique. Selon la légende, dans le nord de Sumatra, vivait un jeune homme nommé Toba. Agriculteur, ses récoltes ne furent pas suffisantes et il se mit à pêcher pour engranger de nouveaux revenus. Un jour, il attrapa un gros poisson aux écailles dorées. Sortant chercher du bois pour le cuisiner, il constata à son retour qu’il avait disparu. Seule une femme se tenait dans la pièce et lui avoua qu’à la suite d’une malédiction des dieux, elle avait été transformée en poisson. Amoureux, il la demanda en mariage et elle accepta à une condition : jamais il ne devra révéler son secret à quiconque. Ils eurent ensemble un fils qu’ils nommèrent Samosir. Gâté par ses parents, il était paresseux. Un jour, sa mère lui demanda d’apporter le déjeuner à son père travaillant dans les champs. Ayant faim, il mangea le repas en chemin. N’ayant aucune culpabilité, son père explosa de colère et l’insulta de poisson. Vexé il s’en alla s’en plaindre à sa mère. Lorsqu’elle entendit ces mots, la déception que son mari n’ait pas respecté sa promesse la frappa. La malédiction la rattrapa et le ciel s’assombrit déversant une pluie se transformant en torrent. Elle n’eut que le temps de dire à son fils de courir en haut de la colline avant de se transformer de nouveau en poisson. Toba fut soudainement emporté par le déluge et se noya. La vallée totalement immergée, seule la colline où s’était réfugié Samosir dépassa de la surface. Toujours caché là-bas, il donna le nom à l’île occupant le centre du lac Toba.

Je redescends du sommet et enfourche rapidement le scooter. La colline est maintenant noyée par la fumée mais surtout est en proie aux flammes. Je me dépêche de franchir cette longue montée avant de basculer de l’autre côté dans une vallée baignée par le soleil. Mais là aussi, l’incendie fait rage. Le son caractéristique du feu mêlant bruit de fond et craquement se fait continuellement entendre. La moitié de la colline est déjà partie en fumée et deux camions de pompiers sont stationnés sur la route pour combattre les flammes avec des jets souvent trop courts. D’autres, à pied, progressent dans la pente en essayant d’éteindre le front brûlant avec de la terre ou en tapant dessus. Les flammes ne sont ni hautes ni impressionnantes mais, poussées par le vent, elles se déplacent rapidement. Les pompiers sortent une pompe qu’ils démarrent manuellement et qu’ils immergent dans la rivière. Les flics arrivent sur place pour faire la circulation. Ils me font comprendre d’un geste autoritaire de passer.

Vu les nuages qui se réunissent sur les sommets, j’abandonne l’idée de rentrer en coupant par le centre de l’île et refait le même chemin qu’à l’aller. Heureusement, sur la route du retour, les premières gouttes se mettent à tomber avant que la région ne soit balayée par de véritables trombes d’eau. J’ai tout juste le temps de rentrer rendre le scooter qui, à ma grande surprise a tenu le choc, et de me mettre à l’abri.

Le lendemain, après une soirée passée dans le hamac, je retourne dans le centre pour louer un scooter et m’attaquer cette fois à la partie sud de l’île. Je trouve mon bonheur et, pour le même prix, j’ai cette fois-ci un scooter flambant neuf, agréable à conduire et qui a suffisamment de puissance pour ne pas galérer dans les montées. Rapidement arrivé à Tomok, une autre ville proche de Tuk-Tuk, je m’arrête pour voir les différents magasins vendant des masques. Je tombe sous le charme d’une petite boutique où un homme s’affaire sur un bout de bois pour lui donner les formes qu’il imagine. Les murs entiers en sont recouverts et vu la poussière accumulée sur certains, ils doivent être ici depuis un long moment. Il gonfle ses prix, plutôt normal, mais je négocie pour trouver un tarif juste sans qu’il soit lésé. Heureusement, ses petites filles sont là et m’aident pour traduire.

Sur cette partie d’une vingtaine de kilomètres, je suis systématiquement en hauteur et je ne verrai jamais la rive. Les paysages sont bien plus impressionnants qu’hier et la circulation est pratiquement inexistante. C’est dans cette partie de l’île qu’un autre élément culturel est visible. Il saute même aux yeux. Les sépultures sont très colorées et forment des maisons miniatures installées en bord de route ou sur des petits promontoires à la vue de tous. Les Batak prenant soin de leurs morts, les tombeaux se succèdent le long de la route. Certains sont plus extravagants que d’autres et sont personnalisés. J’en croise un surmonté d’une jarre et avec des visages peints, un autre avec une statue de tigre rugissant ou un dernier avec la sculpture d’un couple debout sur le toit en béton de l’abri protégeant le caveau. Richement décorés, tous ont la même forme que les toits des maisons et sont parfois placés à des endroits avec une vue incroyable.

Il y a très peu de monde sur la route et dans les rues des rares villages que je traverse. On est dimanche et en cette fin de matinée, la messe bat son plein. Des chants s’élèvent des églises mélangeant voix harmonieuses et claquements des mains, un peu comme du gospel. Les scooters ne roulent plus mais sont tous entassés devant les maisons de Dieu. Ici, les rizières sont plus nombreuses et face aux contraintes du relief, s’étirent en formant des terrasses sur un important dénivelé. J’aperçois vaguement un Allemand rencontré à Berastagi sur son scooter. Hier je n’ai pas croisé énormément d’étrangers mais aujourd’hui c’est le néant.

Je reviens au village pour rendre le scooter en milieu d’après-midi. J’ai vraiment beaucoup aimé le lac et ses paysages mais il me reste encore une journée ici et, à part relouer un scooter, je ne sais pas quoi faire d’autre. Me reposer peut-être ? L’idée est bonne mais la fin du voyage se rapprochant, il ne me reste plus que deux semaines avant mon vol retour. Vu les étapes que j’ai en tête, raccourcir d’un jour ma visite ici afin d’en gagner un autre ailleurs est une option intelligente. Sur le pont du ferry, je rencontre une Française en solo qui une fois débarquée, va directement au terminal pour prendre un bus vers Bukittinggi plus au sud. C’est exactement là où je me rends aussi mais je veux marquer une pause à mi-chemin dans une petite ville blottie au pied d’un sommet offrant une randonnée dans une jungle aussi chaude qu’épaisse. Évidemment, tout ne va pas se passer comme prévu et mes trois prochains jours vont être rythmés par des galères, des attentes et des situations inattendues laissant loin derrière moi le calme plat entourant le lac Toba.

4

On se dirige vers le bureau de la seule compagnie de transport qui relie Medan à Padang en passant par Parapat. Pour ce trajet de 750 kilomètres, le bus met environ 26h. Le relief escarpé, les virages et l’état de la chaussée expliquent cette durée astronomique. Pour aller jusqu’à Bukittinggi depuis le Lac Toba, le bus ne met « que » 17 heures. Enfin, en théorie... Même si je veux rejoindre cette ville, je préfère d’abord m’arrêter à Panyambungan, une ville située plus ou moins à mi-chemin.

Dans le bureau, on sympathise avec une Allemande qui prend le même bus. Pour les billets, il n’y a aucun problèmes pour elles qui ont demandé à leurs hôtels de réserver. Ca s’annonce plus délicat pour moi car le bus est plein. On me propose une solution : je devrais m’asseoir au fond sur une chaise de jardin en plastique calée entre la paroi et des marchandises. Je décline car je sens mal de passer près de 11 heures sur ce bout de plastique alors que la route n’est qu’une succession de virages sans fin. Je me renseigne pour savoir s’il ne reste pas un siège disponible jusqu’à Balige, une ville au sud du lac Toba. Cette fois j’accepte la chaise en plastique vu que le trajet ne devrait pas excéder plus d’une heure et demie.

Les abords de Parapat étant bouchés, le bus se gare sur un trottoir. En guise de chaise, ça sera plutôt un tabouret bleu turquoise, sans dossier donc. J’ai bien fait de refuser la première proposition. Pour que les filles se mettent à côté, des Indonésiens échangent leurs places entre eux sans que personne ne leur demande quoique ce soit. Je monte et j’aperçois le tabouret tout au fond posé à côté des toilettes, la place rêvée et enviée de tous. En voyant m’installer, un homme quelques rangées devant moi me fait signe. Me demandant où je descends, il se lève et me dit de prendre sa place lorsqu’il entend Balige. Je suis super gêné et je refuse qu’il passe une partie du trajet sur ce truc inconfortable. Mais je n’ai pas le choix et c’est avec le sourire qu’il « m’oblige » à accepter son offre.

Le siège est super confortable et le bus semble neuf. Avec ces conditions, les 17 heures de voyage doivent passer bien plus vite que ce que j’ imaginais. J’avais en tête un vieux bus avec des sièges pourris mais c’est une agréable surprise. Le bus me débarque à l’écart de la ville. Un homme en moto me propose de m’y déposer moyennant de généreuses finances. Après une dure négociation, il me dépose devant un hôtel et je repère une pizzeria où aller dîner. Là-bas, alors qu’ils étaient sur le point de fermer la cuisine, je suis chaleureusement accueilli par des étudiants bossant le week-end. J’attire l’attention d’un couple à la table à côté. D’abord timides, ils finissent par me parler en me posant les questions d’usage. Ils sont en lune de miel autour du lac et viennent d’une province du sud de Sumatra. Elle est réservée mais lui beaucoup moins.

Ils me déposent à l’hôtel et le jeune à la réception me renseigne sur où prendre le bus demain. Je vois une bâche plastique sur laquelle la photo d’un van est imprimée. Je demande des renseignements à des types alcoolisés autour d’une table juste à côté. La conversation est lunaire et je me fais régulièrement, mais gentiment, crier dessus en indonésien parce que je ne pige pas ce qu’ils baragouinent. Finalement, avec Google Trad, je comprends que je dois venir ici demain vers 10h30 pour acheter mon billet. Grande joie, ils m’annoncent un temps de trajet de d’au moins 6h pour faire les 220 kilomètres.

Je me lève plus tôt et longe la rive du lac d’où un ferry vient de partir. Rien de particulièrement passionnant surtout après les deux jours sur Samosir. Par contre, le marché est bien plus intriguant. Prenant la forme des maisons traditionnelles, plusieurs abris accueillent des stands et des vendeurs à l’abri du soleil. Des masques immenses dans les mêmes coloris que sur l’île sont posés au sommet. Ici, il y a bien plus de femmes voilées que sur l’île et on retrouve quelques mosquées.

Attendant sur un banc, j’assiste à l’arrivée d’un haut gradé de la police locale ordonnant à ses sous-fifres de charger des pneus dans son 4x4. Je m’ennuie tellement que cette scène capte toute mon attention, à tel point que je ne remarque pas le van blanc qui vient de se garer. Un type saute sur moi en agrippant mon sac et en me demandant où je vais. Je n’ai pas le temps de lui répondre « Panyambungan et lâche mon sac stp » qu’il a déjà pris la direction du minibus avec ma penderie complète sur les épaules. Finalement on part dans la foulée et après quelques petits détours pour prendre des passagers sur le pas de leurs portes, on se retrouve rapidement entouré par la nature. Durant tout le voyage, on traverse des villages plus ou moins étendus mais surtout des centaines voire des milliers de rizières. Une végétation à perte de vue recouvre tous les sommets visibles jusqu’à l’horizon.

Je commence à percuter pourquoi le temps de voyage est si long. Outre le fait que le van fatigué est proche de la retraite, ce sont surtout les arrêts d’une vingtaine de minutes toutes les heures qui nous ralentissent. Toutes les occasions sont bonnes pour s’arrêter : pause repas, pause toilettes, regonfler un pneu, puis un autre… Le conducteur doit être à son quatrième repas quand il s’arrête une nouvelle fois pour laisser le volant à un second bien plus jeune. Fumant clope sur clope, la fumée s’installe dans l’habitacle. Heureusement, avec la chaleur, personne ne s’oppose à l’ouverture des fenêtres. Peu avant d’arriver, on passe dans un village plus grand que les autres. La réserve est maintenant allumée depuis un moment et, comme il y a la queue à la station, le chauffeur perd patience et s’en va en espérant trouver une solution plus loin. Dans un minuscule hameau, un homme attend sur le bord de la route avec des bouteilles en plastique pleines. Quelques litres dans le réservoir devraient faire l’affaire.

Juste à côté, un magasin qui récupère des télés est installé et des téléviseurs cathodiques d’un autre âge s’entassent en débordant sur le trottoir. On passe aussi à plusieurs reprises devant des commerces vendant des coupoles des minarets, signe du retour dans une région majoritairement musulmane. Je descends au coin d’une rue et me mets à la recherche d’un hôtel. La nuit vient de tomber et le voyage a duré plus de 7h30. Le trajet n’a pas été si difficile malgré le confort minime et les nombreux vomissements de mes voisins.

Je fais signe à un bica, un tuk-tuk avec une coque solide lui donnant l’allure d’une capsule spatiale ayant pris quelques coups, et lui demande de me déposer à un hôtel. Me voilà rapidement devant une devanture kitsch mais plutôt bien située. Il y a plusieurs offres de chambres, du basique avec toilettes indonésiennes, l’équivalent des turques chez nous, ou une medium, simple mais suffisante. Le prix par contre est élevé pour ce qui est proposé. J’ai une immense flemme de chercher un autre hôtel et je prends une chambre devant les regards interloqués des jeunes réceptionnistes. « Excuse-moi, mais que fais-tu ici ? » est la question qui revient en boucle. C’est vrai que généralement, il n’y a pas beaucoup de visages pâles traînant dans les parages. Je suis ici pour le Sorikmarapi, un volcan situé à quelques kilomètres avec un imposant cratère. Abritant un lac acide de couleur turquoise, il me rappelle le Santa Ana au Salvador et me fait particulièrement de l’œil.

Mais avant, je dois trouver un scooter pour m’y rendre. Je demande aux jeunes s’ils connaissent une solution. Pendant qu’ils se renseignent, je vais faire quelques courses pour trouver un semblant de repas pour la soirée. Nouilles instantanées, chips et fruits feront l’affaire. Je profite de passer devant deux vigiles armés surveillant une banque pour leur demander pour le scooter. Après concertations et plusieurs SMS envoyés, ma question reste toujours sans réponse. Par contre, j’ai quand même droit à la demande habituelle de selfies, que ce soit avec les passants ou les vigiles. À l’hôtel, une bonne nouvelle me parvient. Ils connaissent quelqu’un devant venir demain matin et qui pourra peut-être m’aider. Dès mon réveil, cette nouvelle prometteuse se transforme rapidement en mauvaise. Il peut m’y conduire mais préfère me mettre en garde. Le chemin, bien marqué même si peu emprunté, est assez éprouvant et il faut compter au moins trois heures de marche dans la jungle. Jusque là, je ne suis pas inquiet. Comme le volcan est vénéré par les habitants, il faut d’abord demander la permission de passer au chef du village. Il n’est pas favorable à ce que quelqu’un d’étranger à la communauté aille au sommet. Bizarrement, c’est le seul sommet d’Asie du Sud-Est à être interdit aux femmes sous couvert de motifs traditionnels.

Je vais au terminal voisin et achète mon billet pour Bukittinggi. J’opte pour la compagnie aux bus confortables et j’ai deux heures devant moi pour faire un tour en ville. Elle est entourée de rizières et de palmiers. La silhouette du Sorikmarapi, qui ne laisse rien présager de sa véritable nature, est encore découverte en ce milieu de matinée même si quelques nuages se dirigent vers ses pentes. Toujours actif, sa dernière éruption date de 1996 et a été découverte de manière originale. C’est l’équipage d’un avion de Quantas qui déclara au contrôle aérien voir de la fumée à plusieurs kilomètres au-dessus de Sumatra. Personne ne s’en était rendu compte et un satellite est passé au-dessus de la zone peu de temps avant sans rien déceler.

La rivière qui traverse la ville est le lieu où de nombreux habitants se retrouvent. Les enfants jouent là où une marche fait chuter l’eau alors que d’autres lavent voitures et scooters directement depuis la berge. De l’autre côté, des ouvriers munis de pelles construisent des bancs de sable afin de dévier le courant. Dans les fossés aux eaux stagnantes, des buffles attachés attendent. Ils lèvent la tête et me regardent avec peine lorsque je passe.

Je croise Bima, un homme d’une cinquantaine d’années au sourire édenté. Pédalant difficilement sur son vieux vélo dénué de vitesses et freinant laborieusement, il transporte des bonbonnes d’eau toute la journée. Pour moins galérer, il a installé une planche en bois à la place du cadre afin de supporter la bouteille et être assez à l’aise pour pédaler. Sans parler la même langue, il s’arrête pour me faire la conversation. Je sors mes quelques mots en bahasa ce qui a l’air de le ravir en plus de l’amuser. J’en profite pour lui tirer le portrait et il m’indique une direction à suivre pour arriver sur « l’allée des mosquées ». Les rencontres éphémères se multiplient. Le fait de connaître un petit peu de vocabulaire permet aussi d’établir un premier contact rempli de curiosité. C’est souvent comme ça en Indonésie.

J’arrive sur la route principale où les mosquées se succèdent. Aucune ne se ressemble et leurs couleurs varient comme si l’avenue était un arc-en-ciel. Rose, vert, bleu, blanc et argenté, presque toutes les couleurs y passent. De nombreux bicas parcourent les rues à la recherche de clients et j’en hèle un depuis le bord de la route. En me perdant dans les rues, je n’ai pas vu le temps passer et le bus va arriver dans peu de temps. Après être retourné à l’hôtel, rendu les clés et échanger mes réseaux sociaux avec un des jeunes de la réception, je pars pour le terminal. Le bus aura du retard alors je m’installe à une table et je suis rapidement rejoint par plusieurs hommes. Conducteurs de bicas, ils attendent aussi que le bus arrive pour se proposer aux passagers. Tout semble bien rodé et chacun a garé son véhicule de façon à ne pas empiéter sur les autres. Le temps d’attente est long et le retard augmente à chaque appel de l’employé au chauffeur du bus.

Le bus arrive avec presque deux heures de retard. Tout le monde se lève et se prépare lorsque la couleur verte et le logo de la compagnie apparaissent. Vu le confort du bus pris il y a deux jours, je tombe de haut quand il s’arrête devant moi dans un nuage de poussière. Mais c’est quoi cette épave ? C’est le désenchantage, le désenchantement ou même la désenchantation. Choisissez le mot que vous préférez car à ce moment-là, mon cerveau est complétement embrumé et ne sait pas quoi penser. Où est le bus confortable et quasi neuf ? Quand je monte à l’intérieur c’est encore pire. L’odeur de cigarette est si prenante qu’elle me fait tousser et les sièges ont l’air tous plus déglingués les uns que les autres. Il faut que je retourne dans les montagnes du nord du Pérou pour me rappeler d’un bus en aussi piteux état. Je vais passer au moins 7h dans ce tas de ferraille et je sens que ça va être long, très long même ! Mais, c’est là que la beauté du voyage opère car je n'étais absolument pas préparé à ce que ce dernier tronçon me réservait. Au lieu des sept heures de trajet, j’arriverai au milieu de la nuit à destination soit après 11h de voyage dans ce cercueil roulant.

Dès la première heure, le ton est donné. On a parcouru tout juste 23 kilomètres et il en reste un peu moins de 200. Ca tourne sans fin et je n'avais jamais vu autant de virages si serrés en aussi peu de temps, parfois même un tous les vingt mètres ! Quand on parle de Trans-Sumatra, on peut s’attendre à une route plutôt large, mais ici, pas tellement. Vu le faible trafic, ça ne pose pas trop de problèmes mais croiser un bus ou un camion est, sur certains tronçons, une prouesse et on rase littéralement les parois rocheuses taillées dans la montagne. Pour survivre c'est simple : soit tu prends le volant, soit tu fais confiance au chauffeur qui maîtrise et semble impassible peu importe les situations.

Comme j’ai acheté l’un des derniers billets, j’ai droit à un siège premium. Non je plaisante, j’ai droit à l’un se trouvant au fond, ceux pour lesquels on se battait au collège mais que j’échangerai volontiers maintenant. Il y a un espace conséquent entre moi et la rangée devant, servant à transporter des marchandises. À chaque freinage, mon siège se décroche et je dois mettre les pieds en opposition pour ne pas partir vers l’avant et m’écraser dans le dossier deux mètres plus loin. Au moins, je n’ai pas le vide de l’escalier sous mes pieds. Ce n’est pas confortable mais chaque minute me rapproche de la sortie.

Un bruit strident se fait entendre après deux heures de trajet. J’espère que le vieux bus ne va pas nous claquer entre les doigts maintenant que l’on est au milieu de nulle part. On s’arrête peu de temps après sur une petite aire où deux restaurants sont ouverts. Pendant que je me dégourdis les jambes, les hommes s’agglutinent autour du capot ouvert à l’arrière. Il y a une fuite massive d’eau et on est dans l’incapacité de repartir. L’équipage est composé de deux chauffeurs, un jeune garçon qui aide à charger et décharger les marchandises et un agent de liaison représentant la compagnie. Ce dernier détonne avec ses cheveux blonds, longs et décolorés, un t-shirt de moto orange et des baskets roses. Il a un style bien à lui qui ne ressemble à aucun de celui de ses compatriotes.

On attend depuis deux heures et tout le monde prend son mal en patience. Des jeunes mères occupent leurs enfants comme elles peuvent mais jamais ne s’énervent. Il n’y a que moi qui tourne en rond, davantage par ennui que par énervement. Me voyant marcher, le blond peroxydé s’approche de moi pour me dire « don’t worry. It’s okay ». Finalement, alors que la nuit commence à tomber, un homme pousse un cri victorieux repris en cœur. Même si l’ensemble reste fragile, il a réussi à colmater la fuite avec du ruban adhésif. C’est l’heure de remonter mais le bus est sans dessus dessous. L’un des chauffeurs balaye pour nettoyer grossièrement les allées et ne s’embarrasse pas du fruit de sa récolte. Tous les déchets sont dégagés du bus par un coup de balai énergique avant d’être laissés à même le sol alors qu’une poubelle se trouve à seulement quelques mètres…

Alors que le chauffeur invite tout le monde à monter, le haut-parleur de la petite mosquée collée à la boutique se fait entendre et résonne dans cette petite vallée. Changement de plan, tout le monde va prier avant de repartir. Comme la salle de prière est minuscule, ils ne peuvent rentrer qu’à 5 ou 6 en même temps. Pour ne rien arranger, je suis passé devant le pneu en remontant et un détail m’a sauté aux yeux. Une profonde fissure de plusieurs centimètres balafre le caoutchouc noir vieillissant. En plus, c’est celui juste au dessus duquel je suis assis ! Il ne manquait plus que ça… Après pour relativiser, je ne suis pas spécialement inquiet car même s’il lâche, vu que l’on dépasse rarement les 50 km/h, le risque d’éclatement semble moindre.

Plus de gros imprévus pour le reste du voyage. Vers 22h, on s’arrête dans une petite ville pour changer de chauffeur. L’homme qui dormait juste derrière nous sur la partie surélevée prend place derrière le volant. On en profite pour effectuer un chargement de quelques bidons d’essence. Et quand je dis bidons, je parle de trucs en plastiques pouvant contenir une centaine de litres. L’espace pour mes jambes se restreint mais je me sers du bidon pour appuyer mes jambes et varier un peu les positions. Celui aidant au chargement, ayant fait sa part du travail, prend place sur le sol entre les bidons pour s’endormir. À chaque coup de frein un peu trop sec, l’ensemble vacille et tangue juste au-dessus d'un l’homme assoupi sur le sol. Personne ne semble inquiet et le sommeil gagne l’ensemble des passagers.

Pas pour longtemps car un coup de klaxon suivi d’un freinage soudain me sort de mon état de somnolence. Vu le confort, quand je me réveille, j’ai tellement bien dormi que je ne sais plus si je passe la nuit dans un bus pourri ou bien dans le king size d’un hôtel de luxe…Mais un autre problème pointe le bout de son urètre et grandit de minutes en minutes. Il faut que j’aille aux toilettes tellement ma vessie me brûle. Heureusement, il ne reste plus qu’une quinzaine de kilomètres avant d’arriver. Mais, parce qu’aujourd’hui il y a toujours un « mais », comme Bukittinggi est en altitude, il reste encore une dernière et longue montée. Avec une vitesse de pointe de 20km/h, la montée est interminable et j’ai l’impression de ne plus pouvoir tenir. C’est terrible car je ne pense qu’à ça et comme il n’y pas de toilettes dans ce carrosse, je suis vraiment en souffrance. Je suis même à deux doigts d’espérer une crevaison qui obligera le bus à s’arrêter au bord de la route.

Heureusement, on arrive avant la défaillance de mon sphincter et la perte de ma dignité. Dès que je sors du bus, je me précipite dans les toilettes du petit terminal. Ici, c’est l’apocalypse des sens. Aucune envie de décrire ce que je vois et encore moins ce que je sens mais mes narines et mes paupières sont violemment agressées. Je récupère mon sac et me met en marche pour atteindre l’hôtel à plusieurs centaines de mètres. Il est deux heures du matin et les rues sont noires, vides et silencieuses. La porte de l’hôtel est fermée et toutes les lumières sont éteintes. Je commence à me dire que je vais finir par dormir dehors et que le bus n’était finalement pas un si mauvais refuge. Une silhouette sort de derrière le comptoir et le jeune garçon au regard fatigué me tend les clés en me faisant comprendre que l’on gérera les détails de l’enregistrement demain matin.

5

Après le transport chaotique de la veille, j’aspire à une longue nuit récupératrice. C’est bien mal connaître les matinées en Indonésie. Les mosquées, pourtant très proches de l’hôtel, se sont évidemment éveillées mais trop endormi, elles n’ont pas réussi à me tirer du sommeil profond dans lequel je végétais. Un autre son me sort de ma torpeur. Le lit, mon corps, mes os mais aussi la pièce entière tremble à intervalles réguliers. Le marteau-piqueur dans le bâtiment accolé à ma chambre fait des ravages. Je d'être à la réception pour demander où louer un scooter. Très simple pour une fois, je dois redescendre dans une heure et quelqu’un sera là pour m’en livrer un pour l’équivalent de 4€ par jour.

Depuis la terrasse, la vue sur la ville est sympa. Les minarets accompagnés du dôme vert et doré de la principale mosquée du quartier se détachent par rapport aux toits en tôle rouge des bâtiments. Une imposante pyramide sombre et cachée s’élève plus loin dominant la région. En tournant le regard vers la gauche, une deuxième apparaît encore plus occultée par les nuages qui s’accrochent à ses flancs. Avoisinant tous deux les 3 000 mètres, le Marapi et le Singgalang entourent la ville ne laissant la place qu’à une seule route empruntant le col qui les sépare.

D’ici, je ne sais pas encore comment m’organiser mais je suis sûr que je vais m’élancer sur les pentes de l’un d’eux. D’habitude, partir de nuit pour arriver en haut à l’aube garantit généralement un temps clair. Sauf qu’à seulement quelques kilomètres de l’équateur, les sommets sont souvent pris dans le brouillard et ce dès les premières lueurs du jour. Il va me falloir croiser les doigts et avoir beaucoup de chance. Ma préférence va pour le Marapi qui est le seul actif alors que son voisin bien plus calme est recouvert d’une épaisse forêt avec deux lacs dans la zone sommitale.

Le scooter vient d’arriver. Son propriétaire, pas très grand, frêle et vêtu d’un manteau bien trop large pour lui m’accueille chaleureusement dans un anglais parfait ponctué d’un fort accent. Il sort du coffre une feuille froissée sur laquelle il s’empresse de marquer le prix, son numéro et m’indique d’apposer ma signature en bas. Pour une fois, les choses ont l’air de se faire selon certaines règles. C’est ce que je pensais avant qu’il m’indique de faire attention car l’assurance n’est pas totalement « présente ». Aucune idée de ce que ça signifie mais je dois éviter les problèmes.

Alors qu’au lac Toba je ne croisais que peu de voitures, ici la circulation est plus dense et chaotique. Rouler sans casque n’est pas une option viable. Je me retrouve plongé dans un environnement qui m’oblige à toujours être vigilant en surveillant en permanence tous les côtés. C’est épuisant mais, à ma grande surprise, je m’habitue vite et des automatismes apparaissent rapidement. Même si deux ou trois voitures grillant les feux déclenchent des frissons me parcourant tout le corps, je suis globalement plutôt serein derrière mon guidon.

La place principale est l’endroit où tout le monde converge pour se retrouver. La tour de l’horloge d’une vingtaine de mètres est plantée au milieu. Mêlant une architecture de l’époque néerlandaise et un toit pointu caractéristique de la région, les mécanismes de l’horloge seraient les jumeaux de Big Ben. Des barrières encerclent la place qui surplombe la ville basse. Les toits en tôle, les antennes et la végétation s’emmêlent alors qu’au fond, le Marapi joue à cache-cache avec les nuages.

Bonjol est à une heure de route. Je dois redescendre la côte sans fin que le bus a péniblement montée la nuit dernière. Les virages s’enchaînent et la pente s’accentue. Beaucoup de camions roulent comme des dingues et déboitent sans se poser de questions. Me collant, ils n'attentent pas toujours une ligne droite pour engager la manœuvre. Même si je gagne en aisance, je ne suis toujours pas un virtuose et mes virages s’ouvrent parfois un peu trop. Presque toujours lorsqu’ils me dépassent, j’ai le droit à un « Hello mister » émanant du passager qui accompagne un coup de klaxon amical.

Je dois trouver une station-service car j’ai encore l’impression que la jauge ne fonctionne pas correctement. L’aiguille fait des va et vient et ne stoppe jamais sa course au même endroit. Bonjol est en vue et la ville s’étale le long de la route. À première vue, il n’y a rien à faire mais c’est ici que l’équateur sépare Sumatra en deux. La ligne est matérialisée par une passerelle et un immense globe. Des vendeurs guettent l’arrivée des touristes prêts à se ruer sur eux en proposant des t-shirts. Je craque pour l’un d’eux, pas très beau et au flocage plutôt raté mais qui ne coute que 2€. Faisant du M, l’homme me tend un XL. Je ne sais pas comment le prendre ! Après essayage le soir dans ma chambre d’hôtel, le XL est trop petit. Heureusement que l’œil de lynx du vendeur a parlé en m’évitant de prendre le M, sinon j’étais sûr de déclencher une polémique avec mon crop-top flambant neuf.

Je m’empresse d’enjamber la ligne rouge symbolique peinte au sol. À cet instant, j’ai les parties les plus importantes de mon anatomie dans les deux hémisphères différents. Aucun sous-entendu là-dedans, je parle bien évidemment de mes deux hémisphères cérébraux ! La ligne mène à une statue de Tuanku Iman, d’un blanc éclatant posée devant le musée à la gloire du légendaire résistant. Passant la tête par la porte pour me faire une idée, je suis accueilli par cinq personnes. Le conservateur du musée est le seul qui parle anglais et le reste de la famille m’accompagne pour me faire visiter les deux petites salles d’exposition. Entre les boulets de canon, les tenues et les armes dans les vitrines, des peintures ornent les murs et présentent les grands événements de la vie d’Iman.

Plutôt troublant, je suis filmé par une femme tout au long de la visite qui ne dure pas plus d’un quart d’heure. Alors que je me dirige vers la porte, on me fait signe de m’installer dans le salon pour prendre le thé et manger quelques gâteaux de la région. Avant de partir, j’ai encore et toujours droit à la traditionnelle session photo et on me demande de participer à une vidéo Tik-Tok avec une chorégraphie sur fond de musique traditionnelle. J’espère qu’ils n’envisagent pas de s’inspirer de mon déhanché parce que l’accueil risque d’être mitigé. Je suis aussi à l’aise qu’un pingouin au milieu du Sahel. Sous les rires moqueurs, on regarde les résultats sur le petit écran du portable. J’ai alors la confirmation de mon aisance incroyablement ridicule.

La remontée est longue mais je comprends pourquoi le bus a autant galéré pour arriver à Bukittinggi. Certains passages, en plus d’être excessivement pentus, sont très longs et je dépasse de nombreux camions et bus à l’agonie. Je m’arrête à plusieurs reprises car les paysages sont somptueux. Des rizières entourées de végétation apparaissent à chaque virage. Quelques cabanes vétustes et mosquées disséminées ici et là sont les seules manifestations humaines au milieu des champs. Je passe le centre-ville pour me rendre de l’autre côté dans une vallée inondée par le soleil qui décline en cette fin d’après-midi.

Le canyon de Sianok est posé au pied du Mont Singgalang et la rivière à l’origine de sa création serpente toujours en son centre. En la suivant, la ville s’éloigne et je me retrouve vite sur une route étroite qui s’enfonce à travers les collines. Des panneaux indiquent l’entrée d’un parc de loisirs pris d’assaut en cette chaude fin de journée. Je prends un peu de hauteur pour gagner une zone dégagée. Difficile d’y arriver, il faut enjamber des tuyaux rouillés entassés ici et là et surtout monter une colline en escalant la roche friable qui la compose. La rivière apparaît alors en même temps qu’un immense bloc rocheux de plusieurs dizaines de mètres. À son sommet un seul arbre lutte pour rester accroché. Au cœur du canyon, les rizières occupent des hectares et les ouvriers s’affairent autour du riz malgré l’heure avancée. Chapeau vissé sur la tête, serpette sous le bras et smartphone dans la main, ils quadrillent inlassablement les champs. Alors que j’enchaîne les points de vue, je repère un petit café en hauteur. Sans le savoir, je m’apprête à en découdre avec le durian.

Celui que les Indonésiens surnomment « le roi des fruits » a déjà retourné quelques estomacs fragiles. Sa renommée légendaire vient autant de son goût savoureux que de son odeur insoutenable. Dans de nombreux lieux publics et transports, un durian barré apparaît pour bien faire comprendre l’interdiction de l’exposer. Le gérant, voyant mes bras, me montre fièrement ses tatouages en remontant son short. Il laisse apparaître sa jambe entièrement recouverte où se mêlent écritures et motifs plus ou moins effacés.

La connexion étant établie, il sort un durian du frigo pour me le tendre. J’avais envie d’essayer depuis un petit moment déjà malgré les nombreux témoignages entendus. Une fois ouvert, cet énorme fruit, mélange entre un ananas et un corossol, laisse place à des quartiers jaune pâle et sa chair a une texture particulière oscillant entre le crémeux et le gluant. Devant le sourire particulièrement visible de mon bourreau gustatif, je ne fais pas le fier lorsque je l’ai dans les mains. L’odeur est forte, très forte même. Souvent décrite comme pestilentielle et semblable à une odeur de pourriture ou de chaussettes de rando sales et humides, je ne la trouve pourtant pas si dérangeante. Peut-être que les particules olfactives m’ont déjà grillé le cerveau. La seule odeur que je distingue ressemble à celle d’un fromage fort qui aurait commencé à tourner. Ce n’est quand même pas incroyablement appétissant.

Une fois dans la bouche, impossible de dire si j’ai aimé ou alors détesté. Le goût est unique et surprenant. Je m’arrête après deux quartiers car je commence à sentir un goût gagnant en intensité et qui reste dans la bouche. Café, coca ou autre, rien n’y fait. Le goût s’est installé et a décidé que mon palais serait sa nouvelle demeure. Plutôt agréablement surpris au début, je regrette carrément cette expérience. Il faut un moment pour qu’enfin le goût disparaisse. Un problème en chasse un autre car j’ai maintenant des spasmes au niveau de l’estomac qui se transforment en crampes. Je vais être malade pour avoir gouté à ce fruit puant… Finalement, tout s’est bien passé et je me lève frais le lendemain. Pour moi le durian c’est fini mais j’encourage vivement tout le monde à l’essayer pour vivre une aventure culinaire particulière. Peut-être qu’entre deux tarentules grillées, ça passe beaucoup mieux !?

Le lendemain, je traverse la ville en direction de l’est pour rejoindre la vallée d’Harau. Une heure après être parti, un panneau modeste indique la direction à suivre. Je ne vais pas entrer directement dans la vallée mais bifurquer en la contournant pour ensuite suivre un chemin rejoignant les villages logés en son cœur.

Ici, il n’y a pas grand-chose à faire. Même si c’est un endroit très touristique, je n’ai croisé que deux autres étrangers. C’est ce qui est vraiment plaisant à Sumatra, car contrairement à Bali ou même Java, ici l’île est vaste et encore à l’écart des sentiers battus. Les gens sont vraiment souriants et honnêtes, constat accentué dans cette vallée.

Nichées au milieu d’immenses falaises verticales et zébrées, les rizières vert émeraude s’étendent à perte de vue coupées seulement par quelques maisons organisées en hameaux. De petits cours d’eau s’écoulent et abreuvent les champs dans lesquels seuls des chapeaux pointus dépassent des hautes herbes. Les falaises sont hypnotisantes et je me retrouve immobile à fixer les parois pendant de longues secondes.

Je ne remarque pas qu’à quelques mètres de là, les herbes s’agitent et qu’un énorme varan sort sa tête et s’avance vers moi avant de s’immobiliser. Je bondis comme le gamin que j’étais devant des films d’horreur tout en lâchant un bon vieux « putain » de surprise venant droit du cœur. Il fait au moins 1m50 voire peut-être 2 mètres. Je me recule de cette bestiole aux allures préhistoriques alors qu’il détourne le regard pour continuer son chemin, se foutant royalement de cette silhouette apeurée. Moi, au contraire, je me retrouve à scruter bien plus souvent les herbes qui m’entourent.

Des petits chemins longent les canaux d’irrigation. À seulement une heure de l’effervescence de Bukittinggi, le contraste est fort avec le silence régnant ici et interrompu seulement par les cris lointains des gibbons. La seule chose à faire est de s’arrêter, déambuler et marcher dans les rizières atteignables seulement à pied. Les agriculteurs s’arrêtent souvent pour échanger quelques mots ou expliquer ce qu’ils font. Heureusement que Google trad existe sinon la conversation se limiterait à une personne parlant et moi hochant poliment la tête. Comme il faut de la chaleur et beaucoup d’eau, produire le riz n’est possible que dans des régions où règne un climat tropical, ce qui permet jusqu’à 3 récoltes chaque année. Je montre étonné les noix de coco posées sur des bâtons dépassant des herbes. Ils servent à éloigner les oiseaux lorsque le riz arrive à maturité. Il y a d’autres nuisibles comme les escargots mais surtout les souris qui ravagent souvent les cultures. Les nombreux serpents présents ne sont pas seulement vus comme une menace mais aussi comme une aide précieuse pour réguler les rongeurs. Vu mon courage face au varan, je n’ose imaginer mon état si je me retrouve par surprise nez à nez avec un cobra et son capuchon déployé.

La route laisse peu à peu place à un chemin défoncé bientôt plus carrossable. Je retourne sur mes pas en prenant des chemins plus étroits qui me plongent dans les coins les plus isolés de la vallée. Je passe aux pieds des falaises avant de rejoindre une succession de bassins où nagent sans se soucier des poissons que les agriculteurs s’empressent d’attraper. Les falaises offrent des possibilités d’escalades à l’infini. Parfois, certaines sections sont entièrement équipées alors que sur d’autres du vieux matériel laissé à l’abandon pend dans le vide.

Après avoir croisé plusieurs varans traversant lentement la chaussée, j’arrive devant une cabane servant de péage donnant accès au cœur de la vallée. La longue ligne droite semble s’écraser sur la paroi verticale mi-zébrée, mi-végétalisée en face. Les mêmes paysages se succèdent à nouveau alors que la sonnerie de fin des cours retentit. Les écoles se vident et la route se remplit d’ados souriants et bruyants. Le calme revient doucement et l’appel à la prière se fait alors entendre dans les haut-parleurs des différentes mosquées. Le décalage donne l’impression que les muezzins chantent en canon des mélodies qui se ressemblent mais ne diffèrent que dans l’intonation et le rythme.

Le retour est pénible. Sur la grande route, les véhicules conduisent comme des dingues. J’ai toutes les peines du monde à me sentir en sécurité et je me questionne avant d’entamer chaque dépassement. La route longe encore et toujours des rizières, de nombreuses mosquées et de plus en plus de maisons aux toits recourbés et pointus typiques des minangkabaus, l’ethnie majoritaire de la région. Le Marapi est toujours caché dans les nuages, ce qui ne présage rien de bon car j’ai prévu son ascension le lendemain. Avec ses 2891 mètres, ce beau bébé qui promet de m’en faire baver, est le plus haut volcan de la moitié nord de Sumatra. Depuis mon arrivée, je ne l’ai pas vu une fois dans son intégralité.

Dans tous les cas, il faudra être au sommet avant 9h du matin pour espérer voir quelque chose et éviter une marche dans le brouillard pendant des heures. Ça c’est la théorie mais dans les faits, il faut être en haut à l’aube pour maximiser les chances. Vu le profil de la rando, 1 400 mètres de dénivelé à travers la jungle pour 5,5 kilomètres de montée, le départ sera très matinal, à 3h30 au plus tard. Ce n’est pas une ascension très difficile mais entre la boue, l’humidité, la météo changeante et des passages inclinés, il ne faut pas non plus la prendre à la légère.

Je change d’hôtel pour dormir à une dizaine de minutes en scooter du sentier. Au bord de la route menant à Padang plus au sud, une façade rouge vif attire l’œil. L’homme assis derrière un minuscule bureau servant de réception m’annonce un prix d’environ 9€ pour la nuit. Ce ne sera clairement pas le luxe mais pour dormir quelques heures à peine, c’est amplement suffisant. Juste avant de payer, il prend mon portable et me fait comprendre de télécharger l’application de la chaîne d’hôtel à laquelle il appartient. C’est bizarre mais je m’exécute. Je trouve l’hôtel avec un prix différent. Vais-je me faire avoir ? Pas du tout ! Via l’application, le prix a encore baissé et la nuit n’est plus qu’à 6€. Après validation en ligne, l’homme accepte enfin les billets. Trop d’honnêteté chez le réceptionniste pour ne pas être surpris. Je m’assure de pouvoir sortir de l’hôtel au milieu de la nuit pour ne pas trouver la porte close.

Sans surprise, la chambre est minuscule, humide et la salle de bain pas très propre mais avec le ventilateur au plafond, l’atmosphère est largement supportable. La large terrasse en travaux offre une vue sur les volcans de nouveau bien protégés par leur camisole nuageuse. J’essaye de sombrer assez vite pour avoir au moins 3 ou 4h de sommeil et éviter ainsi d’être trop à la ramasse pendant l’ascension. Je réussis à m’endormir assez tôt avant qu’un problème entre deux véhicules n’entraîne un déluge sans fin de klaxon. Impossible de me rendormir après cet épisode. Je n’ai qu’à peine trois heures de sommeil au compteur lorsque l’écran de mon portable bascule sur 3:00, déclenchant une alarme aussi brutale que stridente.

6

Même sous l’équateur, il fait super froid en altitude. J’ai juste un t-shirt et une petite veste mais le vent de la nuit me frigorifie en quelques minutes seulement. Comme je ne veux pas m’encombrer et ne pas le laisser à côté du scooter, je n’ai pas pris mon casque. Je bifurque de la route principale et rejoins rapidement la cabane marquant le début du sentier. Je continue de monter jusqu’à arriver devant un chemin étroit et défoncé. Il est 3h30, la lune est à peine voilée et éclaire la nuit qui m’enveloppe. J’arrive rapidement à une intersection et sors mon tracé GPS pour me repérer. Plus les mètres passent et plus je m’écarte. Mon GPS est peut-être mal calibré alors je continue de suivre l’unique chemin qui longe des champs et quelques cabanes en bois.

J’arrive dans un espace qui s’ouvre sur un immense champ en pente et le chemin s’arrête net devant les clôtures. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Je tourne en rond pendant plusieurs minutes avant de revenir sur mes pas et prendre l’autre chemin. Je m’enfonce cette fois bien plus profondément entre les arbres et la lumière de la lune n’arrive plus à atteindre le sol. Le chemin se rétrécit jusqu’à s’arrêter lui aussi brutalement devant un mur végétal dense et infranchissable. Je balaye à la frontale les environs mais aucune trace de sentier.

Non mais c’est quoi ce délire ? Ça fait plus de 40 minutes que je tourne en rond. Je commence à perdre patience et l’énervement me gagne. Il est maintenant presque 5h00 et c’est mort pour l’ascension. Le temps de monter, les nuages seront peut-être déjà en haut et tous les efforts déployés n’auront servi à rien. Je reviens au scooter, cherche quand même un autre chemin pour me rendre au camp de base mais, je ne trouve rien. C’est plutôt bizarre car c’est un comportement qui ne me ressemble pas trop. D’habitude, je suis plutôt têtu et j’ai assez d’abnégation pour passer des plombes à chercher. Mais là, ma motivation s’est volatilisée et je n’ai plus envie de me lancer dans cette rando.

Je rejoins une cabane surplombant les champs qui offre une vue dégagée sur les deux volcans en face. Le soleil se lève et ses premiers rayons réchauffent l'atmosphère alors qu'une mer de nuages s'écoule en continue dans la vallée. Lorsque je me retourne, je vois que le Marapi est presque totalement dégagé, ce qui accentue encore plus le sentiment de rage que je ressens. Je retourne à l'hôtel dans l'espoir de dormir quelques heures. À partir de 8h du matin, les types roulant comme des dingues s’adonnent rapidement à leur activité favorite : klaxonner.

Quand je repars, je ne prends pas la direction de la ville mais celle du volcan. Cette fois, j’y retourne pour repérer le chemin en prévision d'une potentielle nouvelle sortie nocturne. Je retourne jusqu'au mur végétal. De jour, tout est clair. Les arbres ont été abattus sur 40 mètres mais n'ont pas été ramassés, si bien qu'ils comblent et cachent totalement le sentier. Sur la gauche, entre deux arbres, il y a un minuscule passage permettant de contourner cette partie. Je suis totalement dégoûté d’être passé à côté. Je continue un peu mon exploration jusqu'à arriver à une clairière où de nombreuses petites cabanes côtoient un terrain de camping. Lorsque je lève les yeux, je vois alors la silhouette du Marapi totalement dégagée. Sans comprendre ce qu’il me passe par la tête, je m'élance sur le sentier. Idée complètement stupide car rien ne m'assure le beau temps une fois en haut. En plus, j'ai laissé le scooter à la vue de tous avec des affaires accrochées dessus. J’ai la flemme de faire demi-tour pour les récupérer et je veux surtout être en haut le plus rapidement possible pour ne pas descendre de nuit. En plus de mes chaussures, j'ai laissé mes bâtons qui auraient pourtant été de précieux alliés sur le terrain boueux qui m'attend.

Très rapidement, c'est la jungle qui m'entoure avec son écrasante et insupportable humidité. Je grimpe en suivant un chemin serpentant entre les arbres. Leurs racines s'entremêlent et forment des marches naturelles. C’est comme si je montais des escaliers sans fin. Petit à petit l'inclinaison se fait davantage sentir tout comme la fatigue de la courte nuit. Je dois ralentir le rythme pour ne pas me griller complétement. Le sol est de plus en plus boueux et la chute n'est jamais très loin. De temps en temps, des nuages s’accrochent au flanc du volcan plongeant la végétation dans une brume épaisse où la visibilité disparaît. La température baisse mais l'humidité grimpe. J'ai tellement chaud et je sens déjà que mon t-shirt trempé s'alourdit à chaque pas.

Il me reste encore pas mal de chemin mais ma réserve d’eau diminue rapidement et dangereusement. Je croise plusieurs groupes de jeunes qui montent passer la nuit au sommet. À chaque rencontre avec un groupe, j’ai le droit à des selfies mais aussi à une multitude de questions auxquelles je réponds en baragouinant quelques mots mémorisés. Visiblement, ça amuse mes interlocuteurs de voir un bulé à l'accent prononcé. Après seulement six ou sept phrases, j’atteins mes limites et l’anglais devient ma bouée de secours.

Après plus de 2h30 de montée, je sors enfin de la jungle et arrive à un abri entouré de bâches. Un groupe d’une vingtaine de jeunes se réchauffe en se préparant à manger. Au sein du groupe toutes les religions se côtoient sans problème. Même si la région dans laquelle je me trouve semble suivre un islam assez rigoriste, il n’empêche que la cohabitation avec les autres est facile. Avec la chaleur, j'ai beaucoup d’empathie pour les femmes portant un voile que je croise en rando. Avec eux, j’apprends de nouvelles expressions et mots indonésiens mais je partage aussi quelques mots de français aux plus volontaires. L'un d'eux s'empresse d'aller dire "je t'aime" à sa dulcinée qui, loin de l'effervescence du groupe, reste de marbre face à sa déclaration.

Le ciel reste nuageux mais il est aussi régulièrement ponctué d'éclaircies. Je les abandonne profitant d'une percée des rayons du soleil pour m'aventurer cette fois sur un sol dénué de végétation et où de nombreux blocs rocheux affleurent. Lors de cette ultime montée, les nuages reviennent si rapidement que je me retrouve totalement enveloppé dans cette brume glaciale en seulement quelques secondes. L'inclinaison est maintenant plus forte que jamais et le sol devient de plus en plus instable à mesure que je me rapproche du sommet. Les pierres pleuvent à chacun de mes pas et dévalent la pente avant de s'écraser plus bas. Il n'y a pas de chemin et il faut toujours aller tout droit en bifurquant seulement quand un obstacle trop imposant barre la route. Je marche depuis plus de 3h et je sens la fatigue prendre possession de mon corps. Je pousse pour grimper rapidement et profiter d'une éventuelle éclaircie alors que mon organisme m'envoie tous les signaux possibles pour que je m'économise le plus possible.

Je passe la dernière barre rocheuse et déboule sur un immense plateau. Le brouillard est si épais que je ne distingue rien à plus de trois mètres devant. C'est bien beau d'avoir de la motivation pour se décider subitement à monter un volcan mais une fois en haut dans le brouillard c'est de nouveau l'abattement qui me submerge. Je ne suis pas vraiment au sommet du volcan, car il est situé quelques kilomètres plus loin sur un autre versant et sous une épaisse jungle. Pour y arriver, il me faudrait encore plusieurs heures de marche. Il y a un claquement régulier qui se fait entendre mais je n’arrive pas à savoir d’où il vient. Ce n'est qu'en montant une petite butte que je distingue enfin le drapeau indonésien malmené par les vents balayant le sommet. Deux hommes se tiennent à côté et, plein de sarcasme, me disent qu’ils "adorent cette vue magnifique" avant de s'éloigner dans un rire traduisant leur dépit.

En m'élançant en fin de matinée, j'étais très optimiste mais maintenant dans le brouillard, tout ça me semble si loin. Je pars pour traverser le plateau en diagonale dans l'espoir d’enfin distinguer quelque chose. Tout à coup, brutalement même, le soleil se fraye un chemin entre les différentes couches nuageuses et inonde la zone. J'aperçois alors un trou béant qui commence à se découvrir droit devant. En moins d'une minute, les nuages s'effacent et le ciel bleu apparaît. Je ne perds pas une seconde et accélère le pas en direction de l’arrête qui me fait face. D’en haut, ce n’est pas un mais quatre cratères qui se découvre totalement. L'un d'eux crache de la fumée alors que son voisin aborde des teintes de différentes couleurs allant du rouge au jaune vif. Dans mon esprit, c'est un soulagement doublé d'une joie immense qui prend le dessus. Si je n'étais pas aussi physiquement entamé, je sauterais de joie mais à cet instant mes muscles sont si raides que les crampes commencent à se manifester.

J'approche enfin du cratère coloré alors qu'un gros nuage fait son apparition et commence à doucement descendre et envahir la zone. Si je ne dépêche pas, je ne pourrai rien voir. C’est une véritable course poursuite, plutôt un contre-la-montre, qui s'engage entre moi et ce nuage. Cette fois, je ne me contente pas d’accélérer mais cours en sautant entre les rochers pour ne pas prendre de temps. Mais ce qui devait arriver arriva et les premières crampes font leur apparition en même temps dans les deux jambes. Je grimace en serrant les dents pour ne pas trop ralentir. Ma démarche s'apparente plus à celle d'un vieillard de 85 ans qui déambule avec difficulté qu'à un type de 30 ans… Qu’importe, j'arrive avant le nuage. Le bord tombe à pic en direction des entrailles de la Terre. J'aperçois en bas une couleur verte oscillant entre le pâle sur les côtés et des teintes bien plus vives au centre. Ce lac de cratère acide est la cerise sur le gâteau, la surprise du chef même. Je n’ai que le temps de prendre deux photos avant d'être de nouveau englobé dans l'épaisse brume.

Le Marapi, « Montagne de feu » en Minangkabau, est le volcan le plus actif de Sumatra avec pas moins d’une cinquantaine d’éruptions depuis la fin du 18ème siècle. Son sommet est particulier car il présente un groupe de cratères alignés. La plupart des explosions sont modérées avec l’émission de cendres de faible altitude. Il n’empêche qu’il peut aussi s’avérer redoutable car l’un des plus grands dangers qu’il présente sont les lahars se formant sur ses pentes. Les pluies diluviennes de mousson se mélangent aux cendres volcaniques fraîchement déposées pour former des coulées de boue dévastatrices. Lorsque j’écris ces lignes quelques semaines plus tard, une soudaine éruption s’est déclenchée le 7 janvier alors qu’une cinquantaine de randonneurs se trouvaient dans la zone du sommet. Aucune victime, mais quand j’ai vu cette info, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’à quelques mois près, j’aurais pu aussi me retrouver bloquer en mauvaise posture. Même chose le 3 Décembre 2023 mais cette fois 22 randonneurs ont trouvé la mort dans l'explosion du sommet.

Il n’y aura plus aucune éclaircie et je rejoins deux autres cratères fumants mais bien moins impressionnants. Les crampes sont de plus en plus nombreuses et douloureuses. Déjà que la descente s’annonce difficile, là elle va être vraiment galère… Je bois le plus possible d'eau pour les atténuer tout en me rationnant car mes réserves sont presque vides et j’ai encore deux heures de marche dans la jungle. Sur les 5h30 de rando, le soleil est apparu seulement quinze minutes. Coup de chance magistral, c'était le moment où je déambulais au sommet ! Je retraverse le plateau via la zone où les groupes bivouaquent. Elle est vraiment infâme, pour ne pas dire tout simplement dégueulasse. Des détritus et des plastiques sont éparpillés partout et s'envolent à chaque bourrasque. Sur le Marapi, il est impossible de se perdre car il suffit de suivre les emballages qui parsèment le chemin, une version revisitée et sale du petit poucet.

Je ne m'étais pas rendu compte lors de la montée mais la pente est très importante. C'est vraiment dur de descendre avec des parpaings à la place des cuisses. Petit à petit et en faisant attention, j'arrive à m'en sortir en choisissant des passages plus ou moins stables. Je reprends des selfies avec les groupes que je recroise et dans l'un d'eux, le porteur d'eau officiel de la bande me dit qu’il peut remplir ma bouteille. Il m'avait déjà proposé au camp mais j'avais refusé. N'étant pas indonésien, vu mon fragile système digestif d'européen, je pense que je subirais certaines conséquences intestinales si je buvais cette eau. J'ai plutôt bien fait car l’eau de son bidon a une couleur jaune pâle et la fin de mon séjour se serait alors déroulé intégralement entre les quatre murs d'une salle de bain…

De retour dans la jungle, j'ai moins de crampes mais le terrain devient plus boueux. Vu mes qualités de descendeur, je mise sur 3 chutes avant de revenir au scooter. Durant la première heure, j'arrive à éviter tous les pièges et racines, même si je manque parfois de grâce. De moins en moins concentré, je ne vois pas la rigole devant moi et glisse en m'étalant de tout mon long dans la boue avant de dévaler 5 ou 6 mètres. C'est le début d'une longue série de glissades toutes plus ridicules les unes que les autres. Enfin au camp, j'achète deux bouteilles que je descends sans prendre le temps de respirer entre les gorgées. C'est uniquement dans ce genre de moment que l'on s'aperçoit à quel point on adore l'eau !

J'arrive au scooter et là, ô surprise, mon casque, mes bâtons et surtout mes chaussures sont toujours là. J'aime beaucoup trop ce pays, ces gens et cette mentalité pour avoir envie d'en partir ! Après seulement quelques minutes de route, ma position pose problème et je sens alors mes jambes se contracter de manière incontrôlable. Pas question cette fois de doubler les autres dès que possible et je reste sagement le plus près possible du bord de la route. Un choix judicieux car je dois m'arrêter plusieurs fois en urgence pour m'étirer. Maintenant que je maîtrise plutôt bien le scooter, certainement trop bien même, je me permets des trucs que je ne ferai pas d'ordinaire. Mais ce soir, c'est la sagesse qui prime et cette demi-heure de retour passe à une vitesse d'escargot. Après un dernier étirement sur le bord de la nationale, j'arrive à l’hôtel où un nouveau bonheur m’attend : la douche !

J’ai vraiment une démarche d’un vieil homme. Connaissant mon projet d’ascension, les jeunes de l’hôtel m’accueille par des checks. Le détour jusqu’au comptoir est difficile après le trajet éprouvant rempli de crampes, toutes plus douloureuses les unes que les autres. Malgré le déglinguage général de mon organisme et les galères matinales, j'ai le sentiment que cette journée a été l'une des plus mémorables depuis le début du voyage !

7

Malgré le doliprane et l’automassage, rien n’y fait. J’ai les jambes dures comme des parpaings et chaque mouvement est douloureux. Je pars demain soir plus au sud pour Padang et il ne me reste que peu de temps pour visiter le pays Minangkabau, ses palais, son lac emblématique et ses courses traditionnelles de taureaux. C’est Alfredo, le propriétaire du scooter, qui m’a informé de la tenue de cet événement qui rassemble de nombreux spectateurs dans un petit village.

Je pars pour Batusangkar, la capitale des Minangkabaus, l’ethnie des « buffles victorieux ». Ce nom proviendrait d’un désaccord entre les Minangkabaus et le royaume du Majapahit. Pour le résoudre, un combat de buffles fut organisé. Alors que les Majapahits faisaient dans la finesse en amenant le plus gros et agressif de leurs buffles, les autres préférèrent la ruse. Ils affamèrent un jeune buffle tout en lui aiguisant les cornes pour qu’elles soient aussi coupantes que des poignards. Lorsqu’il vit l’adulte, il se précipita vers lui en espérant trouver du lait. Ne voyant pas de menace, il continua de chercher un adversaire à sa hauteur. Tâtonnant pour trouver une mamelle, le jeune buffle blessa mortellement l’adulte et assura ainsi la victoire à son peuple. Cette référence aux buffles se retrouvent aussi dans l’architecture car les toits des maisons traditionnelles reprennent la courbure des cornes. Certaines mosquées adoptent elles aussi cette particularité architecturale en plus de leur forme triangulaire atypique.

Pour m’y rendre, il faut une heure et demie de scooter. Je quitte la route rectiligne pour m’enfoncer sur les dernières pentes du Marapi. La route serpente et les virages s’enchaînent en gagnant de l’altitude. Le Sago apparaît plus loin mais je ne peux apercevoir que son imposante base. Heureusement que je n’ai pas planifié l’ascension du Marapi aujourd’hui car d’épais nuages noirs le recouvrent et quelques gouttes les accompagnent. Je traverse quelques villages traditionnels où de nombreuses habitations cornues s’élèvent vers le ciel. Le nombres de cornes est un marqueur de la classe sociale à laquelle appartient la famille : deux pour les plus modestes, quatre pour celles de la classe moyenne et au minimum six pour les notables ou les plus fortunés. Pour ces derniers, les toitures sont en tuiles mais pour l’écrasante majorité, ce sont des tôles qui recouvrent les charpentes. L’état des maisons est très variable. Alors que certaines sont totalement restaurées avec des façades peintes et reluisantes, beaucoup sont laissées à l’abandon et tombent parfois en ruines. Les maisons sont posées sur des fondations en piliers conçues pour mieux résister aux séismes parfois dévastateurs qui secouent la région.

L’appel de la prière se fait entendre dans le village où je me suis arrêté et beaucoup de regards se posent sur moi. Bizarrement, j’ai l’impression de déranger alors que je suis seulement arrêté sur le bord de la route sans gêner personne. C’est la première fois que j’ai ce ressenti dans le pays. Je ne m’attarde pas trop et me retrouve de nouveau au milieu des rizières. Pour ma première étape de la journée, je m’arrête devant un petit palais désert, l’ancienne demeure royale. La façade est entièrement recouverte de motifs blancs qui contrastent avec la couleur foncée du bois. Un crâne de buffle orne l’entrée symbolisant l’importance de la demeure. De chaque côté, un grenier à riz est construit sur le parvis mais n'a qu’une fonction décorative.

Quelques kilomètres plus loin, je me gare devant l’Istano Basa, le Grand Palais du Royaume de Pararuyung, un ancien royaume maintenant disparu. Rien à voir avec le précédent, je suis face au mastodonte des palais. Les motifs donnent l’impression que des écailles multicolores sont collées sur la façade et la toiture est recouverte de bambous séchés. Des mascottes de Minnie et Mickey attendent sur les marches côtoyant des femmes en habits traditionnels. Elles portent des coiffes qui tombent sur le côté de la tête et qui rappellent de nouveau les cornes de buffles. La société des Minangkabaus est atypique car elle est matrilinéaire. Ce sont les femmes qui possèdent les biens et richesses et la succession ne se transmet qu’aux filles, les hommes devant partir s’ils veulent faire fortune.

L’énorme palais a été reconstruit plusieurs fois à la suite d’incendies volontaires ou naturels. Dernier en date, il prit feu après avoir été frappé par la foudre en 2007. Au XIXème siècle, il fut incendié par les Padri, un groupe de musulmans s’opposant aux Minangkabaus et leurs mœurs qu’ils jugèrent légères. Durant le conflit, ils éliminèrent beaucoup de personnalités notables et brulèrent le palais. Aussi grand soit-il de face, ce sont ses côtés qui m’impressionnent le plus. Le pignon est imposant mais le toit qui pointe vers le ciel l’est tout autant et donne une impression de gigantisme incroyable. Le temps passe vite et je dois rejoindre en vitesse un petit village sur les hauts plateaux.

Plus d’une demi-heure plus tard, je roule sur des petites routes encerclées par les rizières. Je fais demi-tour, bifurque, reviens sur mes pas encore et encore. Je suis totalement perdu au milieu de nulle part. Je cherche le petit village qui accueille aujourd’hui le Pacu Jawi. C’est bien simple, on m’a dit de suivre la grande route et de prendre à droite après un restaurant. De là, je dois toujours continuer tout droit de village en village. C’est exactement ce que j’ai fait mais je me retrouve sur le bord d’une rizière isolée. Quelqu’un vient à ma rencontre et m’indique que le village est en réalité de l’autre côté de la route. Plusieurs scooters qui se suivent me font penser que je suis enfin sur la bonne voie. Suite à un embouteillage dans les rues étroites d’un hameau, j’en profite pour demander à mon voisin de guidon si je suis sur le bon chemin. Par un hochement de tête suivi d’un signe de la main, il m’invite à le suivre.

Les scooters sont alignés par dizaines voire centaines sur ce champ servant aujourd’hui de parking. Un homme m’indique un espace minuscule où me garer. Il faut être précis et ne pas tourner la poignée des gaz comme un bourrin pour ne pas envoyer valdinguer toute la rangée au sol. Au loin des cris, des rires et des acclamations retentissent même s’ils sont couverts par une musique forte et répétitive. Je pénètre dans cette arène éphémère et naturelle où la boue virevolte dans les airs sous un tonnerre d’applaudissements. Bienvenue dans l’antre du Pacu Jawi, des courses de taureaux où des jockeys un peu différents se défient dans la joie et la bonne humeur. Y assister est un heureux hasard du calendrier car les courses ne sont organisées que dans cette région de Sumatra et qu’à la fin des récoltes qui viennent tout juste de se terminer. Les week-ends de courses s’enchaînent car rapidement les rizières boueuses laissées à l’abandon seront de nouveau retravaillées pour préparer les prochaines cultures. Pour l’instant, le but est de divertir les agriculteurs après leurs longues semaines de labeur. La tradition veut que depuis les rizières utilisées le Marapi soit visible. Avec les nuages, visible est un bien grand mot, alors on va lui préférer le terme discernable !

Cette discipline de l’extrême est aujourd’hui pratiquée selon les mêmes codes qu’autrefois. Il faut s’imaginer une course de chars romains dans une eau boueuse arrivant à mi-mollet où le char est remplacé par deux arceaux en bois formant des plateformes aussi fragiles qu’instables. Au lieu d’un casque en acier protecteur, les gladiateurs indonésiens ont au mieux une casquette, un chapeau ou encore un bandana. Les harnais sur les épaules des animaux permettent de fixer solidement les arceaux. Ce n’est pas vraiment une compétition dans le sens où il n’y a pas de vainqueur officiel.

Même si de plus en plus de touristes assistent aux courses, je n’en vois pas d’autres dans les tribunes, ou plutôt sur le bord surélevé formant un talus où tout le monde s’attroupe. On joue des coudes pour avoir la meilleure vue possible. Des vendeurs ambulants assurent le ravitaillement en sodas et chips en criant le plus fort possible. J’attire le regard et les sourires. Même avec la barrière de la langue, beaucoup viennent me voir pour me parler ou juste me saluer. Un homme qui parle très bien anglais m’explique les règles. Mais avant, il tente de s’immiscer devant pour demander aux gens de me laisser leur place. Gêné, j’indique aux personnes m’entourant de rester à leur place car étant l’un des plus grands, j’ai une vue plutôt dégagée sur la longue piste inondée.

Les jockeys ne courent pas les uns contre les autres mais passent un par un. Les départs sont compliqués et plusieurs hommes maintiennent les taureaux pour qu’ils ne se débattent pas et partent tout droit. Trop nerveux, ils se libèrent parfois de l’emprise humaine et foncent à travers la rizière sur une centaine de mètres. Quand tout se passe bien, le départ est donné lorsque le jockey tire la queue des animaux ou bien les mord. Oui oui, mordre la queue. Les bestioles, surprises, ne se font pas prier pour détaller à toute vitesse. Malgré l’acharnement des cavaliers pour garder le cap, certaines sortent de la piste là où se trouvent les spectateurs apeurés derrière une fragile rambarde en bois. Se prendre des éclaboussures de boue est une chose mais se manger un taureau de 300 kg en est une autre.

Les courses s’enchaînent rapidement et je demande à mon voisin si n’importe qui peut descendre dans l’arène pour participer. Évidemment et, heureusement, il me répond par la négative. Seuls ceux ayant une excellente condition physique et ayant suivi une formation sont éligibles. Au cours de ces dernières, les jockeys apprennent les meilleures postures pour contrôler les deux taureaux. Certains se retrouvent même à bout de bras en faisant le grand écart juste au-dessus de la surface de l’eau pour maintenir la course des taureaux la plus droite possible. S’ils parviennent à atteindre le bout de la piste, ils gagnent la reconnaissance du public. Il est facile de voir la côte de popularité de chacun quand, après leur ligne droite, ils reviennent à pied en longeant les spectateurs. Certains sont très sollicités alors que d’autres marchent dans un relatif anonymat. Pourtant, il n’est pas rare que même les supers stars et les plus expérimentés tombent avant la fin de la piste.

Lorsqu’il chute, le cavalier se relève rapidement sous les rires moqueurs et les acclamations. Je me sens comme un dimanche lors d’un match de foot en district, où les spectateurs viennent pour commenter chaque action. La valeur marchande des animaux augmente avec les performances, pouvant tripler en une journée. Au bout de la piste, un terrain est dégagé afin de parquer les taureaux venant de finir. Il est vrai que tirer ou mordre la queue n’est pas la meilleure façon de montrer que l’on se soucie du bien-être animal mais une fois la course terminée, ils sont choyés, rafraichis et nettoyés pour enlever la boue. Difficile de prendre des photos qui retranscrivent la vitesse et l’équilibre avec la position haute du talus où je me trouve. Malgré tout, j’ai réussi à sortir 3 ou 4 clichés potables qui montrent différents moments d’une course.

Sans ombre, le soleil me brûle et la chaleur devient rapidement insupportable. Le long de la piste, des stands de nourriture jouxtent un grand chapiteau qui accueille musiciens, danseuses et magiciens donnant un caractère familial encore plus prononcé à cet évènement hors du commun. Quand Alfredo m’a parlé de ces courses, je n’étais pas vraiment emballé, m’imaginant un événement « faux » et surjoué destiné aux touristes. À force d’en entendre parler avec passion par plusieurs habitants de la région, j’ai commencé à me dire que ça valait peut-être le coup d’y jeter un œil. Et j’ai bien fait de les écouter !

Sous le ciel qui s’assombrit, je freine un peu fort dans un virage humide. La roue arrière se bloque et le scooter se met immédiatement en travers. Sans savoir par quel miracle, en donnant un coup de hanche dans la direction opposée, j’arrive à garder l’équilibre. L’orage éclate peu après. En quelques secondes, je suis totalement trempé et dois rapidement trouver un endroit pour m’abriter. En plus de la chaussée inondée, je ne vois plus rien avec les gouttes s’accumulant sur la visière de mon casque. Je rejoins un abri en bois adossé à une maison où un couple s’est déjà réfugié. La brume et les nuages nous entourent complétement alors que le bruit sourd du tonnerre éclate à intervalles réguliers. Un chien attaché au bout d’une courte laisse a du mal à s’abriter de la pluie glaciale. Je place le scooter juste devant lui pour l’abriter un minimum. Assis à mes côtés, il me tient compagnie pendant une heure tandis que le couple, chacun au téléphone, fait un concours de celui qui hurle le plus fort.

Changement de décor pour la dernière étape au lac de Maninjau, le joyau de Sumatra Occidental. Après le canyon de Sianok, je suis une route sinueuse à travers les reliefs de cette région vallonnée. Il y a énormément de scooters allant dans la même direction que moi sur lesquels des cages étroites sont installées de chaque côté de la selle. À l’intérieur, des chiens avec la mine basse se recroquevillent pour essayer de trouver un semblant de confort dans cette prison métallique. Quelques kilomètres plus loin, les motos sont alignées sur le bord de la route et les chiens attendent au bout de laisses. Les maîtres inspectent et préparent leurs fusils avant de se lancer à la poursuite des sangliers qui ravagent les cultures. Au moment où j’arrive, un coup de fusil retentit au loin et les chiens deviennent complétement dingues en s’agitant dans tous les sens. Je pile de toute mes forces alors qu’un groupe traverse la route juste devant ma roue. Ma reconversion en cascadeur n’est pas passée loin.

Trois dômes argentés émergent au milieu des rizières lovées entre les reliefs. Pour atteindre le lac, il faut enchaîner 44 épingles pour perdre plus de 400 mètres d’altitude. Je préfère bifurquer en hauteur jusqu’à une colline offrant un panorama dégagé. Interdiction d’y monter à pied, je dois attendre le passage d’une navette. À peine sorti, des cris hystériques se rapprochent. Un groupe d’Indonésiennes, la soixantaine largement entamée, se dirigent vers moi portable et perche à selfie à la main. Elles sont si bruyantes que leurs hurlements me font saigner des tympans. Je suis l’attraction du coin voire la bête de foire exotique ! Elles s’éloignent aussi rapidement qu’elles sont apparues. Je reste un peu groggy par cet épisode aussi bref qu’inattendu.

Le silence règne au sommet où quelques groupes sont présents. Le lac apparaît entièrement et dès le premier coup d’œil, il est évident que c’est en réalité une caldeira. Elle se serait formée il y a environ 52 000 ans suite à l’éruption et l’effondrement d’un volcan. Les parois, de véritables murs verticaux, montrent bien les délimitations de l’ancien édifice. Des grilles reposent sur l’eau et même en zoomant au maximum avec mon appareil photo, j’ai du mal à savoir à quoi elles servent. Peut-être des pontons flottants ou des casiers de pêches.

La descente n’est pas facile et les épingles s’enchaînent à un rythme effréné sur des pentes dépassant les 10%. Je freine régulièrement car je ne suis pas rassuré lorsque je croise des véhicules. Beaucoup élargissent leurs virages au maximum et il n’est pas rare que je me retrouve face à une voiture qui s’est déportée sur ma voie. L’une d’elle ne se rabattra qu’au dernier moment, m’obligeant à donner un violent coup de guidon m’envoyant vers le bas-côté. J’arrive à redresser juste avant de tomber dans le fossé mais, déséquilibré et sur l’herbe humide, je ne peux empêcher le scooter de chuter à faible allure. Avant même de le relever, je me retourne vers la voiture et lui montre mon majeur tendu vers le ciel. Ce geste est aussi accompagné d’une insulte visant la mère du conducteur qui, soyons honnête, n’a pas de grandes responsabilités dans cette histoire. Au moins, en guise d’excuses, la voiture s’éloigne en klaxonnant.

La route retrouve enfin sa platitude à l’approche des premières maisons du village. J’arrive alors que la brume envahit les sommets et se referme comme un couvercle au-dessus du lac. Un marché est en train d’être démonté mais sur les étals restants, on trouve un nombre incroyable d’avocats, des poissons et surtout des écrevisses venant directement du lac. Même si le cadre invite à la baignade, en s’approchant l’eau apparaît plutôt sale. Des varans sortent des fourrés avant de disparaître sous la surface.

La route autour du lac fait 70 km et en la suivant vers le nord, les cultures ne cessent de défiler. Même si c’est récurrent depuis plusieurs semaines, c’est vraiment difficile de se lasser du vert éclatant des rizières en terrasse. Même si le ciel ne s’y prête pas, les cocotiers donnent un côté chaleureux. Les grilles que j’apercevais depuis la colline sont des casiers à poissons utilisés en pisciculture. Les cages sont concentrées à seulement quelques endroits. Elles sont parfois si nombreuses qu’elles s’étendent à perte de vue apportant son lot de nuisances et en accentuant la pollution du lac.

Après le pont plus à l’ouest, le décor change complétement et les habitations se font de plus en plus rares. La route s’enfonce dans la jungle et devient de plus en plus défoncée. Sur un ponton en bois, à quelques mètres seulement de gigantesques casiers à poissons, s’alignent une dizaine de pêcheurs armés de leurs cannes, seaux et épuisettes. La partie sud est bien plus sauvage. Les maisons laissent place à de petites cabanes souvent en mauvais état servant d’entrepôt pour le matériel d’aquaculture. De temps en temps, les eaux sont troublées par une embarcation à l’intérieur de laquelle un homme remonte ses filets avant de pagayer frénétiquement pour s’éloigner. Difficile d’imaginer à quel point le quotidien des pêcheurs doit être compliqué à gérer quand les filets sont vides alors que les cages où s’entassent les poissons pullulent dans les eaux voisines. La végétation luxuriante et les parois abruptes de la caldeira donne un air de « Jurassic Park » à la région. Même si les habitations sont disséminées et regroupées en hameaux proches des rizières, les mosquées sont bien plus présentes.

Laissant le lac derrière moi, je me retrouve à l’arrêt. Les chasseurs se sont garés à l’arrache et leurs scooters ou pick-up dépassent largement sur la chaussée. Parfois, deux voitures se retrouvent totalement bloquées car aucune ne veut céder le passage à l’autre. Je déboule à l’hôtel pour récupérer mes affaires et rendre le scooter. Je rejoins la station de bus dans l’idée de partir le plus vite possible à Padang. Il est 17h et les départs se font de plus en plus rares en soirée. Comme les maisons traditionnelles, la toiture du terminal arbore ses cornes aiguisées. On s’affaire à bâcher les marchandises sur le toit des vieux bus qui s’apprêtent à partir.

Je demande des informations à un homme aux couleurs d’une compagnie. Apparemment, il y a un bus pour Padang qui arrive dans 30 minutes. Le prix est exagéré et la négociation peut alors commencer. J’arrive à le diviser par deux mais j’apprends rapidement après avoir payé qu’en réalité le bus ne sera là que dans trois heures. La colère monte doucement. C’est là que l’ingénieux système se met en place, il m’annonce qu’un de ses amis possède un taxi collectif et qu’il lui reste une place. Évidemment, le prix est augmenté de 30 000 roupies. Je suis plutôt énervé d'être pris pour un pigeon mais, j’ai surtout envie de partir sans attendre des plombes et m’éviter une arrivée de nuit à Padang.

J’embarque dans la voiture de l’employé pour qu’il me dépose à un carrefour. Il me montre une voiture garée le long du trottoir d’où provient de la techno-trance indonésienne. Malgré la fenêtre ouverte, l’habitacle est envahi par une épaisse fumée de cigarettes qui prend à la gorge. Sortir de la ville en scooter est plutôt facile mais en voiture, c’est un véritable cauchemar. Comme pour me rappeler les pires trajets sur Java, les embouteillages ne cessent jamais et il faut trois heures pour parcourir 80 kilomètres. À Padang, le chauffeur s’arrête devant un hôtel de luxe et me dit de descendre avant de repartir en trombe. Je ne sais pas où je suis et mon hôtel, bien plus modeste, est encore à plusieurs kilomètres. Ironie de l’histoire, il est dans la même rue que la station des taxis collectifs…

8

Ayant pris goût aux déplacements sans contraintes, je me mets rapidement à la recherche d’un scooter pour les prochains jours. La fiche plastifiée sur ma table de nuit décrit les prestations de l’hôtel et « sepeda motor » apparaît en bas. Je descends à la réception malgré l’heure tardive pour le réserver mais on m’annonce que le scooter n’est pas disponible avant plusieurs jours. Tôt le lendemain, je pars rencontrer les différents loueurs qu’internet liste. Après plusieurs adresses, je suis toujours sans solution. Les « loueurs » ne sont pas des agences mais des particuliers qui n’offrent absolument aucune garantie.

Je change d’hôtel pour me rapprocher du centre et de la plage principale. Situé à seulement cinquante mètres d’une mosquée d’un blanc éblouissant avec des dômes bien ronds, la nuit s’annonce courte. Au centre d’un parc, le terrain de foot est envahi par des gamins. Toujours en pays Minangkabau, les tribunes sont coiffées avec des cornes qui pointent vers le ciel. Il y a des stands de nourritures disséminés tout autour du stade. Même si à Padang, il y a un peu plus d’étrangers, je ne passe pas inaperçu notamment à cause de mon bronzage rougeoyant trahissant mes nombreux coups de soleil. « Mais qu’est-ce que tu fais là ? » dans un bon anglais m’interpelle. Un homme se lève, vient vers moi et m’invite à sa table déjà occupée par trois autres hommes. Il me fait signe de le suivre à la rencontre d’un de ses amis qui pourrait éventuellement louer son scooter. C’est bon pour lui à la seule condition de le ramener dans deux jours car son fils en a besoin. Même si la raison doit l’emporter, il faut toujours savoir aussi écouter ses impressions et contrairement aux loueurs de la matinée, sans savoir pourquoi, cet homme m’inspire confiance. Par contre son scooter tout déglingué me fait une moins bonne impression, ressemblant à un cercueil roulant. On attend un quart d’heure à se regarder dans les yeux et en échangeant quelques banalités avant que l’homme parte sans un mot. Quand il revient, son avis a changé et il refuse catégoriquement de me laisser son deux-roues. La situation est lunaire et je ne comprends absolument pas ce qu’il se passe…

Pendant ce temps, trois ados vêtues aux couleurs de leur école viennent me voir. La feuille qu’elles tiennent au creux de la main est remplie de questions qu’elles doivent poser pour s’entraîner à parler anglais. Me voyant parler avec les collégiennes et, surtout entouré des deux autres mecs oppressants, une femme vient me voir pour me demander si j’ai besoin d’aide. Vu de l’extérieur, la scène doit être un peu intrigante. Par un ton inquisiteur, elle s’adresse aux hommes et leur demande ce qu’ils font ici. Alors qu’ils répondent évasivement, un troisième gars arrive à notre hauteur sur un scooter. Sans se présenter, il m’annonce que le sien est disponible mais plus cher car relativement neuf. La combine est habituelle et foireuse mais ne fonctionnera pas ! La femme me dit de refuser avant de s’avancer sur la chaussée pour arrêter un Grab et négocier un prix. Elle me dit de monter et qu’il va m’amener à une agence de location. Cette petite dame d’une soixante d’années, ancienne prof d’anglais, tient alors tête aux trois hommes qui commencent à s’énerver. Les hommes nous fusillent du regard. Elle entraîne les trois ados le plus loin possible de ces mecs chelous, maintenant dégoutés que leur pigeon se fasse la malle.

En 10 minutes et après avoir laissé ma carte d’identité comme garantie, je signe un contrat de location, récupère l’assurance et un casque. Padang étant la deuxième plus grande ville de Sumatra, le trafic est fou. Heureusement que j’ai pris mes marques petit à petit sinon l’expérience se résumerait à un stress cauchemardesque permanent. En plus d’être un élément vital, le klaxon devient mon meilleur ami. Ne servant pas qu’à engueuler les autres, je l’utilise en permanence pour signaler ma présence ou mon dépassement à venir.

La plus grande mosquée de la ville apparaît. Son style mélangeant modernité et tradition en adoptant une forme particulière attire l’œil. Elle est si grande qu’elle peut accueillir 20 000 fidèles. C’est le Titanic des mosquées. L’élément le plus spectaculaire est la forme du toit, une interprétation moderne des maisons traditionnelles avec les pointes reliées par des courbes où les panneaux fixés sont recouverts d’arabesques. Un parking est indiqué plus loin mais j’ai la flemme d’y aller pour seulement m’arrêter quelques minutes et prendre des photos. Le long du trottoir, je me gare à quelques mètres d’un panneau d’interdiction de stationner sans remarquer les deux policiers assis sous un arbre. En m’éloignant, j’entends une voix grave et sévère qui s’adresse à moi « Hey Mister, what you do ? ». Je me retrouve face à deux officiers me scrutant de la tête aux pieds. Je remarque les matraques qui se balancent sur leurs hanches à chaque pas. Vu le regard dur qu’ils posent sur moi, je sens que je vais me faire allumer en beauté. En montrant le panneau, je brode un peu en leur répondant. « Je suis désolé, je l’ai vu mais je veux juste aller en face de la mosquée pour prendre une photo et après m’en aller » - « Ok, d’accord. Prends ton temps. Nous on reste là et on surveille le scooter. Va un peu plus loin et tu auras un meilleur angle pour la photo ».

Quelques minutes plus tard, le plus affirmé des deux me propose de me prendre en photo au pied du minaret. Puis, comme d’habitude, il me sollicite pour un selfie. C’est la première fois qu’un flic me demande ça. Sans jamais sourire et toujours avec un visage très fermé, on apparaît devant la base du minaret. Il me donne son numéro pour que je le lui envoie et qu’il puisse le montrer à ses enfants. J’ai l’impression d’être une célébrité comme M’Bappé alors que ma seule prouesse est d’avoir acheté un billet d’avion. Il m’enverra quelques messages pour me conseiller sur plusieurs lieux sympas autour de Padang.

J’assiste au coucher de soleil depuis la jetée. C’est ici qu’il y a le plus d’étrangers, une majorité d’Australiens rejoignant les îles en face pour y surfer. Les vagues viennent mourir au pied de la mosquée qui s’illuminent alors que l’obscurité tombe. Les rochers, entassés les uns sur les autres, s’avancent dans l’eau et forment de nombreuses jetées qu’occupent des groupes de jeunes s’y retrouvant avant de migrer vers l’un des nombreux restaurants ou bars alignés tout au long du boulevard côtier.

Je prévois mon programme pour les deux prochains jours. L’un sera consacré à la côte sauvage avec ses plages vierges et ses collines plongeant directement dans la mer alors que l’autre sera l’occasion de grimper le Talang, un volcan ayant laissé un paysage apocalyptique à son sommet. Avec seulement 700 mètres de dénivelé, pour 2h de marche, la rando ne s’annonce pas très difficile, surtout après celle du Marapi. En me couchant, j’ai vraiment la flemme de mettre un réveil, me lever au milieu de la nuit, faire 1h30 de route pour commencer tôt la rando. Je privilégie une journée plus reposante faite de points de vue et baignades dans une eau turquoise. Si j’avais su…

L’embouchure du fleuve est à seulement quelques centaines de mètres et sur la rive en face s’élèvent quelques maisons colorées emprisonnées au milieu d’une végétation dense. Beaucoup d’entre elles sont abandonnées et des arbres colonisent les lieux en installant solidement leurs racines entre les murs. Ce vert végétal tranche beaucoup avec les couleurs plus vives des bateaux qui mouillent dans les eaux saumâtres de ce petit port. C’est un havre de paix et de nature à seulement deux pas du centre-ville aussi bouillant que bruyant.

Vu la circulation de l’enfer, je sors difficilement de Padang et emprunte une route s’enfonçant dans les collines. En cette veille de fête nationale, les villages se parent de rouge et blanc. Partout en bord de route, des stands vendent fanions, drapeaux et autres objets aux couleurs du pays. J’en profite et me prends un drapeau pour décorer mon appart. C’est aussi l’occasion pour des enfants de placer de grosses cordes sur la chaussée, forçant ainsi les véhicules à ralentir avant de tendre une boîte ou une épuisette pour récolter quelques billets.

Même si l’air rend la chaleur supportable, le soleil me brûle les bras et je fais plusieurs pauses à l’ombre en bord de plage. Les mâts horizontaux permettant d’attacher des filets de chaque côté des bateaux qui mouillent au loin, leur donnent une silhouette de vaisseaux volants. Au niveau des embouchures, des barques sont attachées au rivage attendant la prochaine sortie en mer. La route est en parfait état et les villages deviennent de plus en plus rares. Il ne me reste que quelques kilomètres avant d’arriver sur un ensemble de reliefs côtiers offrant de nombreux points de vue sur le littoral et différentes criques. Les bifurcations sont de plus en plus nombreuses et je regarde mon portable à plusieurs reprises pour m’assurer d’être sur la bonne route, négligeant au passage les règles de bon sens et de sécurité. Il n’y a personne et maintenant que je maîtrise convenablement le scooter, rien de problématique ne devrait m’arriver. Mis à part une pierre peut-être ?

Une belle et grosse pierre posée au milieu de la chaussée dans un léger virage à l’aveugle et en montée. Freiner à une main et c’est la chute assurée. Quand ma rétine la voit, je sais que je suis foutu. La suite est très floue. Je lâche mon portable, freine aussi fort que possible mais la roue avant percute la pierre à 40km/h. Je suis immédiatement désarçonné et m’envole dans les airs, passant par-dessus le guidon.

L’impact est violent et je sens une douleur qui me lance dans tout le côté droit alors je glisse sur le bitume et les gravillons. Je reste face contre terre et n’ose pas ouvrir les yeux ni même bouger de peur de ressentir une douleur si forte qu’elle signifierait la fin de mes vacances et dans le même temps le début d’importantes galères. Je n’entends que ma respiration rapide qui me confirme que je suis sous le choc. Plus loin le moteur du scooter continue de tourner. Je me relève en poussant sur mes bras. La douleur qui parcourt et me compresse violemment l’épaule m’arrache un cri. La même sensation se propage depuis mon genou et ma cheville quand je bouge les jambes. Je ne me suis vraiment pas loupé ! Heureusement que j’avais un casque…

Alors que la douleur est lancinante, je n’ai toujours pas regardé l’étendue des dégâts. Je sens un liquide chaud couler le long de mon mollet et de mon coude. L’image que j’avais en tête apparaît alors. J’ai une brûlure douloureuse mais pas très étendue sur le bras alors que du sang s’échappe en continu de l’intérieur de mon genou un peu creusé. Quand je le plie, la douleur est plus forte. Comme sur le scooter je suis obligé d’avoir cette position et vu où je me trouve, il va falloir serrer les dents pendant les 50 kilomètres qui me séparent de Padang. Voilà donc le prix à payer pour avoir été stupide ! Malgré la douleur, j’arrive à bouger et à marcher en boitant. C’est sérieux mais ce n’est malgré tout pas si grave. Soulagé, je me persuade qu’il y a une chance pour que ma dernière semaine ne soit pas si impactée.

Je ne suis qu’à deux kilomètres du point de vue alors autant y aller. J’utilise le drapeau acheté plus tôt pour enlever le sang superflu et relève le scooter. Il est salement effleuré sous le phare et le rétroviseur droit s’est arraché. Je ne trouve plus mon portable, ni dans ma poche ni aux abords du scooter. Il gît quelques mètres plus loin et s’allume toujours malgré le vol plané. L’écran est complètement fissuré mais il fonctionne. Mon appareil photo, qui était dans un compartiment sous le guidon, s’en sort presque indemne malgré un petit enfoncement sur le côté.

En un jour, j’ai réussi la prouesse de déglinguer un scooter presque neuf. Je ne sais pas trop combien cette expérience va me coûter mais j’essaye de ne pas y penser. Sans grande joie, je me dirige vers le point de vue. J’ai vraiment mal lorsque je plie et déplie la jambe. Pour accéder au mirador, il faut suivre un chemin pentu. Le paysage est par contre incroyable. Des îles désertes ferment la baie où seuls quelques bateaux naviguent en formant derrière eux des trainées blanches d’écumes. L’eau transparente sur le bord laisse place à un bleu profond. La baie sur ma droite se retrouve menacée par les premiers nuages stagnant au-dessus des collines. On trouve des structures flottantes servant de cages pour élever des poissons. Il n’y en a que quelques-unes et le paysage n’est pas trop dénaturé, contrairement au lac Maninjau.

Sur le chemin du retour, je m’arrête sur une plage déserte pour me baigner. L’eau salée me brûle férocement et je me crispe de douleur. Elle se stabilise mais se ravive automatiquement dès que je bouge. Quand la plaie au genou est bien nettoyée, je vois qu’il manque de la peau mais surtout que j’ai un trou et que mon genou est légèrement creusé dans sa chair. C’est inesthétique mais surtout pas très rassurant. Combien de temps ça va mettre pour guérir parce ça semble quand même assez sérieux ?

L’eau est super chaude, il n’y a pas de vagues et la douceur de ce moment fait que j’arrive enfin à me détendre un peu. Sur le sable, les coquillages ont la bougeotte et s’échappent rapidement. Les bernard-l'hermite, aussi appelés pagures, sont partout. Ce n’est pas évident à prendre en photo ou vidéo car dès que je m’en approche, le crustacé se cache en faisant retomber sa coquille sur le sable. Petit à petit, ses yeux et ses pattes sortent pour vérifier que la voie est libre avant que sa chevauchée rapide et désorganisée ne reprenne.

En roulant, je suis obnubilé par l’état du scooter. En m’arrêtant pour l’inspecter avant de rentrer dans Padang, une bonne nouvelle me saute aux yeux : les éraflures ne sont en fait que la fonte du plastique de protection à cause des frottements. En dix minutes, j’arrive à retirer ce plastique devenu inutile et il ne reste qu’une petite éraflure peu visible. Le problème du rétro est toujours d’actualité mais vu le nombre de scooters dans ce pays, il y a aussi des garages spécialisés un peu partout. J’en repère un où les employés sont assis par terre attendant un client. Dès que j’expose le problème, ils prennent la situation en main et en moins de cinq minutes, le rétro est changé. C’est digne d’un arrêt au stand en F1. Embêtés, ils me disent qu’ils ont aussi dû changer l’autre car ils ne se vendent que par paires. Le scooter ressort (presque) comme neuf. Avant le passage à la caisse, je n’ai jamais eu la moindre indication sur le prix de la réparation. Peu importe après tout, maintenant je dois juste assumer mon acte débile. Le patron m’attend dans un petit bureau pour me donner la facture.

« Qu’est ce qui t’es arrivé ? » - « J’ai fait l’idiot et je suis tombé » - « T’inquiète pas, on tombe tous un jour, ce n’est pas grave ». Un peu paternaliste avec moi mais son discours est surtout réconfortant et c’est ce que j’ai envie d’entendre. Il me tend alors le ticket avec le montant. Lorsque mes yeux se posent sur la somme, ils s’écarquillent d’eux même. C’est quoi ce délire ? Grosse arnaque en vue ? Bien au contraire ! Le changement de rétro avec la main d’œuvre m’est facturé 7€. Je n’en reviens pas et je paye avec un grand sourire. Je sais que je suis très chanceux et je suis très prudent en sortant car la peur de retomber et d’empirer mes blessures est bien présente.

Je passe à la pharmacie et remarque aussi que la paume de ma main est éraflée. Maintenant que cette plaie a séché, ça me tire à chaque fois que j’ouvre la main. Je fais le plein de compresses, désinfectants et tulles gras pour soigner et apaiser les brûlures. Je me soigne, mais à aucun moment je ne pense à aller à l’hôpital. J’ai mal mais je n’ai rien de cassé et les douleurs sont loin d’être insupportables. On me montre comment faire un pansement. Je vais me soigner moi-même et si dans quelques jours ça empire, alors j’irai consulter. J’appelle quand même tout le monde en France pour les mettre au courant et les rassurer.

Ce n’est qu’en allant prendre ma douche que je remarque une nouvelle conséquence de l’accident. Sur ma hanche, un hématome d’un noir profond commence à se former. Pourtant, en touchant la zone, je ne ressens aucune douleur. Dans la soirée, il commence à migrer de plus en plus vers le nombril en s’étendant lentement. Vu l’absence de douleur, je ne suis pas spécialement inquiet mais je ne suis pas non plus totalement rassuré. Un truc de plus à surveiller ! Avec le recul, peut-être que cette découverte aurait dû m’inciter à aller consulter un médecin, mais à ce moment précis je ne pense qu’à me reposer et ne plus trop bouger la jambe. Malgré tout, je n’abandonne pas l’idée de la rando sur le Talang mais la repousse de quelques jours même si je n’ai plus beaucoup de marge car mon retour en France est prévu dans six jours.

Alors que je panse mes plaies sur la jetée au bord de l’océan, mon seul réconfort est que juste à côté de l’hôtel, un petit café vend des jus de mon fruit préféré, le sirsak, le nom indonésien du corossol ou guanabana en Amérique latine. Les serveurs sont super sympas et, comme la douleur m’empêche de bien dormir, je passe à plusieurs reprises entre la fin d’après-midi et tard dans la nuit.

9

Je dois me rendre à l'évidence, j'ai passé une nuit horrible et je ne vois pas comment je pourrais faire la rando même dans les jours qui viennent. Comme il n'y a pas grand-chose à faire à Padang, la solution qui me semble la plus adaptée est de retourner sur Java et aller à Carita sur la côte ouest. Des embarcations prennent la mer en direction de l’Anak Krakatau, un volcan au milieu du détroit séparant Java de Sumatra. Le Krakatau est l'un des plus célèbres volcans d'Indonésie, voire du monde, car en 1883, il connut une éruption cataclysmique produisant le plus fort bruit mesuré avec 172 décibels à 150 kilomètres du volcan. Durant cette éruption, il disparut sous les eaux. En 1927, l'activité volcanique reprit et une île émergea et continuera de grandir jusqu'en 2018 atteignant jusqu’à 338 m d'altitude. Suite à une nouvelle éruption, son altitude n'est plus que de 110 mètres.

Il y a plusieurs vols pour Jakarta et j’opte pour celui en fin de matinée. Impossible de payer en ligne, je sors en trombe de ma chambre pour aller au bureau de la compagnie. Une fois sur le scooter, avec un objectif précis en tête, la peur s'est envolée et je slalome avec aisance entre les voitures sans trop me soucier d'une éventuelle chute. Billet en poche, je dépose le scooter en précisant bien à l’employé avoir changé le rétro. Il remarque la rayure et me rend ma carte sans sourciller.

Il n’y a pas de transport pour rejoindre Carita depuis Jakarta et je dois prendre un taxi. Les négociations commencent et, même si les chauffeurs ne sont pas d'accord entre eux, les prix tournent autour de 35 à 40€ pour deux heures de route. On arrive peu après la tombée de la nuit. C'est un endroit prisé des Indonésiens mais il y a peu de chambres basiques et bon marché. Je trouve quand même un petit hôtel à l’écart du centre où deux ados s'occupent de la réception. Il n'y a qu'une seule route qui traverse le village coincé entre rizières, jungle et la plage. En sortant chercher un truc à manger dans une supérette, je croise des jeunes me saluant et j'en profite pour leur demander s’ils ne connaissant pas quelqu’un pouvant m’amener au Krakatau. L'un me fait signe de monter derrière et me dépose devant une ruelle boueuse donnant sur un jardin où des enfants jouent bruyamment.

Un homme, caché par l'obscurité, vient à ma rencontre. Sa voix est si grave qu'elle devient presque effrayante. Gutturale, elle semble racler douloureusement l'ensemble de sa gorge à chaque mot prononcé. « Je travaille pour un capitaine qui organise des sorties en mer touristiques mais comme tu es tout seul et que le prix est par bateau, il est de 4 millions de roupies ». J'ai très envie de voir ce volcan, là n'est pas la question, mais les 250€ me refroidissent. Il me laisse son numéro et me dit que si je prévois d'autres activités, il peut m'aider et qu’il a des entrées un peu partout. Bref, je viens de rencontrer le parrain du bled !

Ma chambre est déprimante et chaude car le ventilateur ne marche pas toujours, sans oublier la puissance du wifi, proche du néant. À force de faire des pansements, je n'ai plus de compresses. Le village étant petit, la pharmacie n'a pas suffisamment de matériel et je me retrouve avec quelques compresses et bandage qui collent et s’effritent. C'est si douloureux quand je dois les enlever que j’hésite même à continuer de m’en faire.

Le matin suivant, je pars louer un scooter. Beaucoup refusent mais me proposent d’être mon chauffeur pour la journée. Même le parrain reste sans solution. J’ai repéré le Pulosari, le volcan voisin recouvert de végétation avec sur son flanc un cratère crachant une épaisse fumée blanche. Le scooter est obligatoire pour s’y rendre mais personne n’accepte. Je me résous à passer la journée à me balader entre les rizières et les plages autour du village. Beaucoup de petits bateaux sont couchés sur le sable et les hommes se tenant à côté me proposent de m’emmener au Krakatau. Les prix sont bien moins élevés que ceux de la veille mais l'état des bateaux ne me rassure absolument pas. Avec plusieurs heures de navigation sur une mer parfois houleuse, je décline l'offre. J'ai toujours envie d'y aller, mais j'ai aussi d'autres projets qu'une noyade au milieu du détroit de la Sonde.

Étonnamment la plage est propre et de nombreuses familles profitent de la chaleur que j’ai toujours autant de mal à supporter même après plusieurs semaines d’acclimatation. Les nombreuses averses n'arrangent rien car l'humidité est décuplée. Des gamins jouent au foot dans un champ boueux et s'enfoncent jusqu’aux chevilles. Je traverse le coeur du village, plus modeste que la partie en bord de route. En 2018, l’éruption de l’Anak Krakatau provoqua un tsunami qui toucha Sumatra et Java. Carita Beach était en première ligne et a essuyé les vagues destructrices. Les habitations portent encore les stigmates de la catastrophe. Avec ses ruelles inondées, ses façades décrépies et ses murs en tôle fragile, cette partie de la ville prend parfois des airs de bidonville.

La plage est jonchée de rochers glissants recouverts de mousse et d'algues. Vu comment je boîte, je fais attention pour ne pas me ramasser et me faire encore plus mal. La plage est privée et je débarque dans un complexe de bungalow parfois luxueux. J’attends à tout moment de me faire virer, mais à part un couple, le lieu est désert. Je décide de rentrer vers Jakarta dès le lendemain matin. Je préviens par téléphone le parrain à la voix robotique pour lui demander s'il peut m’organiser un transport jusqu’à une ville à une heure de route abritant le terminus du RER de la capitale. Il est 10h et en plus du chauffeur, lui aussi est présent. Je devrais changer son surnom par C-3PO car sa gestuelle et son débit de paroles me font penser au célèbre droïde doré.

En une heure, j’arrive dans le centre de Jakarta et prends un second RER pour me rendre à Bogor, surnommée la ville de la pluie. Un jeune dans la rame me regarde longuement avant de pointer timidement son doigt vers mon bandage puis vers mon tatouage tout en levant le pouce de son autre main en signe d’approbation. À Jakarta, il me fait signe de le suivre à travers ce labyrinthe d'escaliers jusqu’au quai où attend une rame. Alors que je m’y engouffre par la première porte ouverte, il a l'air paniqué et me fait signe que l'on doit partir. Il me fait comprendre qu'il faut que l'on dégage vite car un vigile arrive ! En regardant tout autour de moi, je ne vois que des femmes dans le wagon. On détalle rapidement sous les ordres du vigile. Dans les trains de banlieue, certains wagons sont réservés aux femmes et sont surveillés en permanence par des agents de sécurité armés de matraque télescopique.

Je me mets de nouveau à la recherche d'un scooter. Je me retrouve en plein milieu d'un quartier résidentiel gardé par des postes de sécurité. Me voyant déambuler dans ces rues l'air perdu, un flic vient à ma rencontre et appelle l'agence. Il me dit de monter à l’arrière de sa moto avant de me déposer devant une petite maison où un couple m'accueille chaleureusement. Je récupère le même modèle que celui avec lequel j’ai gouté au bitume de Sumatra. Espérons cette fois une fin moins violente !

Je prends la route pour rejoindre une chute d’eau sur les flancs du Salak. En plus de ma fébrilité, de la circulation dense et chaotique, de violentes averses s’abattent sur la ville rendant la chaussée glissante. Au final, malgré quelques passages compliqués dans d’étroites ruelles, j'arrive sain et sauf dans un parc abritant plusieurs cascades. Après l’immense chute de Sipisopiso à Sumatra, celles du parc ne sont pas incroyables. La véritable attraction de l’après-midi est la lutte que mène un groupe de campeurs contre les assauts répétés d'une bande de macaques. Dès qu’ils tournent le dos, les primates se précipitent sur les sacs à la recherche de nourriture avant de se mettre le plus rapidement possible hors de portée des jets de pierre ou de canettes. En dix minutes, les singes ont mené une vingtaine de raids, se soldant par le vol de plusieurs paquets de chips. La nuit s’annonce très longue pour ce groupe qui s'apprête à la passer sous la tente !

Ce soir, c’est match de foot. Je suis curieux de voir le niveau mais aussi l'ambiance réputée parfois chaude. Le match oppose Cilegon, une ville de l'ouest de Java, au Persija Jakarta, un des meilleurs clubs du pays. Le match a lieu à Bogor car le stade de Cilegon n’est pas aux normes. Il sera totalement orange, la couleur du Persija, car il ne faut qu’une demi-heure en train depuis la capitale. Vu comment les matchs peuvent être tendus, de nombreux flics équipés quadrillent la zone. Je m'approche d’un groupe pour savoir où aller. Ils m’expliquent qu'il faut réserver en ligne et ensuite retirer un bracelet. Un type me repère et vient m'aborder tout sourire serrant dans sa main plusieurs bracelets. Je lance un regard au flic en face de moi qui, d'un signe de la tête, me confirme que c’est bon. Sur le bracelet de la tribune que je choisis, le prix affiché est de 40 000 roupies mais il m’annonce 70 000. Le flic tourne alors son visage vers lui et, sans rien dire, bouge lentement sa tête de gauche à droite. On se met d’accord pour 50 000 roupies et l’un des flics m'escorte jusqu'à la porte correspondante en m’indiquant où garer le scooter à l'intérieur. Ayant mauvaise réputation, ils ont été d'une sympathie incroyable ce soir. Par contre, aucune demande de selfie… Quelle déception !

J'achète une écharpe orange pour me fondre dans la masse et m'engouffre dans les travées. Je suis encore dans l'escalier quand une ferveur suivie d'une bruyante acclamation secoue les gradins. Le Persija vient de marquer seulement dix secondes avant que je fasse irruption. Plusieurs groupes d’ultras haranguent la foule à chaque attaque des orange à l’aide de tambours et mégaphones. L'ambiance est détendue et bon enfant même si j'imagine aisément les nombreuses insultes qui pleuvent sur l'arbitre ou les joueurs adverses. Je détonne au milieu de la tribune et beaucoup se retournent pour me regarder, me sourire ou me saluer mais sans jamais venir me parler. Les trois jeunes à quelques places de moi, ne sont pas timides et engagent la conversation. Eux veulent parler. Pendant tout le match, on abordera des sujets souvent liés au foot, à l'Indonésie en général mais aussi de la raison de tous ces bandages me donnant partiellement l’allure d’une momie. Le match se termine sur le score de 3 à 0 pour Jakarta.

Pour sortir du stade, il faut rouler sur deux routes circulaires qui en font le tour. Ce sont ni plus ni moins que des anneaux routiers spécialement conçus pour cette situation. En passant le portail, tout le monde tourne à droite et fait un tour complet de l'anneau intérieur avant de s'engager sur l'anneau extérieur. Ce n'est qu'à la fin de ce dernier que la route principale pour rejoindre Bogor n’est accessible. Je suis bloqué au milieu d'un immense embouteillage de plusieurs milliers de scooters. Je dois gérer les accélérations en dosant pour ne pas toucher ceux qui m'entourent sans pour autant laisser trop d’espace qu’un autre identifiera comme une invitation pour s’y engouffrer. Je regrette de ne pas avoir de GoPro pour filmer cette situation complètement folle. Ça klaxonne sans arrêt et dans tous les sens mais aucun ne s'énerve. Je galère car personne ne laisse un seul centimètre et céder le passage est une notion totalement inconnue. Quand un scooter avec un passager me coupe la route, celui à l'arrière me fait un signe de main pour me remercier.

Direction le Salak pour mon dernier en Indonésie. Je pars tard et trajet prend beaucoup de temps. Quand la route et le paysage se dégagent, les pentes vertes du volcan apparaissent mais son sommet reste masqué par des nuages de plus en plus noirs. Comme au Marapi, des stands sont installés là où le chemin commence. Un homme vient me voir et me dit qu'il est 14h05 et par conséquent le sentier est fermé pour des raisons de sécurité depuis cinq minutes. En plus, un guide est obligatoire. « Les règles sont les règles et en plus tu vas te perdre » Même s’il est évident qu’avec mon sens affuté de l’orientation cette possibilité existe, un groupe seul est accueilli avec un grand sourire et peut passer malgré la fermeture du sentier.

C’est vraiment une semaine pourrie, où rien ne tourne en ma faveur, qui vient clôturer ce voyage. Dépité, j'emprunte la grande route de Java chargée en camions pour rentrer à l’hôtel. Les deux fois où je suis tombé, je n’avais pas une attention optimale sur l’environnement qui m’entourait. Moralité : je sais maîtriser le scooter quand il y a du monde mais tout seul, je rêvasse et me ramasse…

Les nuages deviennent de plus en plus sombres alors que le tonnerre se rapproche. Devant une supérette, je repère un stand pour m'abriter de la douche imminente. L'abri est plein lorsque le déluge débute. Cette fois j'ai des vêtements de pluie et, même si je ne ressemble à rien dans ce sac poubelle en plastique bleu ciel, je ne serai pas transi de froid. Lorsque que la pluie baisse en intensité, je m’élance sur cette chaussée détrempée et piégeuse. Je n’en ferai pas les frais mais j’assiste à plusieurs chutes, dont une violente qui laissera son conducteur longtemps à terre. Je rends le scooter avant de me rendre à la gare RER pour arriver bien plus tard à mon hôtel après deux correspondances. Les vigiles, en plus de surveiller les wagons, interviennent à chaque fois que quelqu'un met mal son masque ou ne le porte pas. Dans le second cas, ils les menacent même de les mettre dehors à la prochaine station et le réfractaire obéit alors rapidement.

Mon vol part à 5h30 du matin et le réveil est rude. L'escale à Doha passe lentement dans cet aéroport aseptisé où de riches hommes d’affaires côtoient des cheikhs aux foulards à damiers rouges sur la tête tenus par une cordelette noire. Au milieu du désert, les gratte-ciels sortent du sable alors que l'avion amorce un virage au-dessus d'un des stades de la honte qui accueillera bientôt les matchs de la prochaine Coupe du monde.

Bodin, mon Uber préféré et personnel, passe me récupérer au terminal. L'ayant averti de ma chute et tenu au courant de l'avancée de ma guérison, il dévalise sa réserve en matériel médical pour me faire un pansement. Rien à voir avec ceux que j'ai pu faire à l'arrache. N'est pas infirmier qui veut ! Avec son air décidé, un frisson me parcourt l’échine lorsqu'il prend un scalpel et commence à gratter ma plaie au genou. Le couple de deux infirmiers scrute mon anatomie en faisant des commentaires médicaux parfois difficilement compréhensible. Mon genou est devenu leur bête de foire ! Finalement, la plaie serait en voie de guérison mais il vaut mieux avoir aussi l’avis d’un médecin. Le verdict est sans appel : elle est infectée. Avec une crème antibiotique, en quelques jours la situation s'améliore même si la douleur mettra deux semaines avant de s'éteindre complétement.

Lorsque je finis d’écrire ces lignes, plusieurs mois plus tard, la plaie poursuit sa cicatrisation. Mon genou reste inesthétique au possible avec cette grosse plaque foncée qui tarde à disparaître. L'hématome à la hanche n'a cessé d'augmenter et de s'étendre sans jamais être douloureux durant la dernière semaine du voyage. Plusieurs semaines après mon retour, j’ai quand même eu droit à une échographie lorsqu’il est devenu gênant et douloureux. Rien à signaler mais l'hématome mettra plus de 6 mois à se résorber laissant les cicatrices comme seuls témoins physiques de mon vol plané motorisé !