C’est dans cette région que l’on trouve d’incroyables paysages mais aussi l’un des endroits les plus dérangeants de Sulawesi. La couleur est annoncée dès que l’on cite son nom : Extreme Market. Avant de partir de Tangkoko, Allen m’a dit qu’il souhaitait faire un tour dans ce marché aussi célèbre que lugubre. De mon côté, je n’étais pas motivé et je demande à Mucen de me déposer n’importe où en ville. La communication ayant visiblement échoué, il me dépose à l’angle du marché des horreurs. Maintenant que je suis à côté, autant y aller même si je suis intimement persuadé que je ne vais pas apprécier. La rue en pente est bordée de stands ambulants où des fruits sont alignés par centaines. On est la cible d’absolument tous les regards. Je suis maintenant habitué à être une « attraction » mais là, c’est poussé à l’extrême. Un homme nous interpelle. Ses yeux s’illuminent et une lueur s’installe en prenant la place de sa pupille lorsqu’il comprend mon origine. Il enchaîne les phrases dans un excellent français où seule la prononciation des « r » trahit son origine. Aussi étonné qu’amusé, on reste quelques minutes sur le bord d’un trottoir défoncé alors que mes camarades commencent leur visite. Il a travaillé plusieurs années au consulat d’Indonésie en France puis a intégré une Alliance Française à son retour. Il semble être amoureux de la France et trouve que nous autres sommes des gens incroyables à fréquenter même s’il reste perplexe quand il évoque la vie à Paris. Ouf ! L’honneur est sauf ! Pour lui, les visiteurs français sont de loin les plus agréables. Même si l’objectivité laisse sûrement à désirer, on prend !
Le coin des fruits passé, la partie du marché où se vend la viande s’ouvre devant nous. Depuis le début, je n’utilise que des termes peu glorieux pour qualifier cet endroit mais sans jamais l’expliquer. Pour bien se le représenter, prenons un proverbe Minahasa qui colle bien à la situation : « Tout ce qui a des pattes se mange, sauf les tables et les chaises ». On trouve tout un tas d’animaux inédits pour nous en occident. Au menu, il n’y a que l’embarras du choix : des sangliers, des cochons, des rats, des chauves-souris, du python, parfois des chats mais surtout des chiens. La majorité des pauvres bêtes sont grillées au chalumeau une fois tuées pour enlever les poils et sont placées sur les étals. En ce milieu d’après-midi, il n’y a plus que quelques vendeurs restants. Olfactivement, c’est épouvantable. Dans ce lieu s’élève une odeur de mort qui stagne mélangée à celle du sang qui sèche en plein soleil. J’aperçois quelques chauves-souris la gueule grande ouverte sur le carrelage d’une table, leurs ailes arrachées étant vendues séparément. Un python éventré et enroulé repose sur un étal dégueulasse et sanguinolent. Globalement, même si l’hygiène n’est jamais incroyable dans les marchés indonésiens, ici on est quand même dans une autre catégorie.
Plus loin, à côté d’une tête de cochon posée au milieu des dernières pièces de viandes disponibles, des cages roulantes sont vides. Leurs occupants sont maintenant entassés les uns sur les autres et ont le même aspect que les chauves-souris. C’est surtout pour cette raison que je ne voulais pas mettre un pied ici. L’idée de voir des chiens attendant amorphes qu’on les sorte de leur prison pour leur éclater le crâne à coup de gourdin, m’angoissait. Pourtant, à la vue de leurs corps inanimés et calcinés, je ne ressens pas vraiment de dégout. Je ne suis pas très à l’aise mais devant l’impassibilité des gens qui fréquentent le marché, j’ai l’impression de les comprendre. Après tout, c’est de la viande et est-ce que c’est davantage immoral que de manger du bœuf ou du mouton, parfois brutalement tué dans nos abattoirs ? Nous sommes le 18 Juillet 2023 et dans une semaine, le maire, les autorités régionales et des associations signeront un accord mettant fin à la vente de viande de chien et chat. C’est une sacrée victoire pour les nombreux défenseurs des animaux qui attendaient ce moment depuis très longtemps.
Sanne étant végétarienne, nos visages doivent quand même marquer le coup. Des hommes assis à côté remarquant nos mines peu rassurées nous expliquent que c’est très bon mais aussi que, sans surprise, on a la même expression faciale que tous les bulés venant ici. Malgré cette ambiance de mort, les gens sont très accueillants et des attroupements se forment dans les allées où nous passons. On nous offre des fruits, on nous fait goûter des plats ultra épicés et on nous sert de l’arak, un l’alcool fort en goût. Même pour l’Indonésie, c’est quand même un accueil particulièrement chaleureux. C’est l’estomac rempli par les fruits, brûlé par les piments et en vrac par l’alcool que Mucen nous dépose dans nos hôtels respectifs isolés sur la même colline à la sortie de la ville.
Ils se rendront dans deux jours sur les îles Togian, un archipel isolé et long à atteindre. Mucen sera leur chauffeur jusqu’à la ville de Gorontalo d’où part le bateau. Ils me proposent de partager les frais mais je n'ai pas vraiment envie d’y aller. C’est bien sûr une option que j’ai en tête mais faire plus de 20h de transport pour être totalement déconnecté pendant plusieurs jours en ne faisant que me baigner, me reposer et plonger au milieu des coraux, ne me motive pas énormément. Cette étape doit être incroyable à faire entre amis, en famille ou en couple, mais tout seul, à part en étant passionné de plongée, je pense que je vais tourner en rond et probablement m’ennuyer dans cet endroit paradisiaque.
Mon bungalow en lisière de jungle est super confortable. Vu les interstices entre les lattes de parquet, j’imagine sans peine certaines bestioles nocturnes s’introduire dans ma chambre pendant que je dors. Au moins, il est spacieux et pour la première fois, je vais être confortablement installé. Il est tard et pour me déplacer demain, je demande à l’accueil si je peux louer un scooter pour les deux prochains jours. Le prix est assez élevé mais il fera l’affaire. J’en profite aussi pour demander si je peux déposer mes fringues mais les prix avec un lavage du t-shirt à 1,50€, me font m’étouffer.
Dès le lendemain, je pars à l’est vers le lac Tondano. Je fais un crochet par l’amphithéâtre, le point de vue le plus emblématique de la ville. Il n’y a personne et seul le gardien qui balaye les allées atteste d’une présence humaine. Il n’oublie pas son rôle principal et vient très vite à ma rencontre pour réclamer le droit d’entrée. C’est donc allégé de quelques roupies que je m’avance vers les rambardes. Le Lokon apparaît avec un village qui grignote petit à petit son flanc. Tels de larges miroirs d’eau, les rizières occupent la vallée qui se dessine à ses pieds. Je remonte sur mon destrier mais un problème survient. La béquille est coincée et si elle n’est pas remontée, impossible de démarrer. À force d’essayer de la redresser de plus en plus violemment, elle se débloque dans un bruit strident et le moteur se met enfin en marche. Je croise les doigts pour ne pas avoir déjà bousillé le scooter…
La route est chaotique pour rejoindre la ville mais devient très agréable en s’en éloignant. Les virages s’enchaînent calmement et la circulation devient de moins en moins dense, seuls quelques chauffeurs de camions surexcités accélèrent comme des cinglés. Globalement, en termes de conduite, les gens sont plutôt calmes ici et je ne suis pas obligé d’être sans arrêt sur le qui-vive pour me sentir en sécurité, contrairement à Sumatra et Java où la conduite était quand même assez dingue !
Le lac se dévoile au loin comme une immense mare logée entre de nombreux sommets. Comme assez souvent dans ce pays, il est le résultat d’une énorme éruption qui a engendré l’effondrement d’un volcan sur lui-même, en l’occurrence ici, le Mont Kaweng. Même si sa taille n’est pas dantesque comme le lac Toba, c’est quand même le plus grand du nord des Célèbes. Je perds en altitude tout en approchant du bord mais sans savoir où me diriger. En prenant la direction du nord, je traverse plusieurs petites villes. Ce qui saute aux yeux, en plus d’être plus rural que Tomohon, c’est que cet endroit a l’air bien plus désuet, comme s’il était moins entretenu. Sans pour autant être signe de pauvreté, le changement s’opère brutalement entre deux villages distants de quelques centaines de mètres. J’emprunte des chemins défoncés qui mènent vers les berges du lac.
Trois hommes se tiennent sur un ponton qui s’avance sur le lac silencieux. Des filets et des planches sont montés un peu partout et cloués sur de gros bouts de bois qui sortent de l’eau. Le tout forme des passerelles permettant de relier des cabanes ou alors de fragiles bassins délimités seulement par d’autres filets disposés en cercle. Des hommes en barques naviguent et vont de filet en filet transportant de gros sacs de ciment ou de farine de poissons provenant tout droit d’une usine chinoise. Même si le lac doit être bien pollué avec ses activités intensives et que de larges zones sont recouvertes d’un tapis de plantes aquatiques, les paysages sont agréables et changent avec tout ce que j’ai pu voir dans la région. Les hommes me font signe et la discussion s’amorce encore une fois très facilement. Ils ne parlent pas trop anglais mais essayent de se faire comprendre en faisant des signes et mes expressions basiques en indonésien sauvent parfois la situation. Je les suis sur les passerelles qui craquent à chaque pas et, même si je ne suis pas certain de tout avoir compris, plus les filets sont loin de la berge, plus les poissons sont proches de la maturité.
Je fais plusieurs autres arrêts pour prendre en photo les rizières mais aussi les maisons atypiques qui, bien que sur la terre ferme, sont construites sur pilotis. Même si quelques-unes sont entretenues et doivent appartenir à de grands pontes, la majorité sont bien plus modestes à l’image du reste des villages. Après les lacs Toba et Maninjau l’année dernière, on ne peut pas dire que le Tondano soit merveilleux, mais les quelques heures à me perdre autour ont été plutôt agréables. En continuant vers Tomohon, je passe à côté d’un village que j’avais coché. Pourtant il n’y a absolument rien à faire dans ce trou perdu au fin fond de la campagne indonésienne. Cependant, il peut servir de base pour aller randonner sur les pentes du Soputan voisin. Ce volcan, aussi photogénique qu’énervé, est actif et s’est réveillé violemment pour la dernière fois il y a cinq ans. Un large dôme de lave visqueuse occupait le cratère sommital et grandissait de jour en jour mais une série d’explosions de grande envergure le désintégra. Relativement dangereux lorsque l’on se trouve à proximité, vu son isolement, les habitants en sont relativement protégés.
Je me perds dans le village et me retrouve devant l’unique hôtel. De la musique se fait entendre tandis que les gardiens empêchent les véhicules d’aller plus loin. C’est bondé, bruyant et sur le plan d’eau à proximité, il y a tout ce que les Indonésiens aiment : des cœurs géants où faire des selfies, des cygnes gonflables, des pédalos et autres structures en bois où passer sa tête pour se prendre en photo. J’imagine que dans ce coin paumé qui ne doit pas voir passer souvent des étrangers, la conversation risque d’être difficile. La propriétaire arrive et, dans un anglais incroyable, m’annonce le prix pour une nuit. C’est cher pour cet endroit perdu mais je n’ai pas le choix. Soit j’accepte, soit je reste dans le bungalow de Tomohon mais j’aurai alors une heure de scooter dans le froid de la nuit avant de commencer la randonnée.
J’en profite pour lui demander des conseils sur le début de la rando. Sur ma carte, il y a plusieurs chemins qui semblent y mener mais les informations ne semblent fiables que pour un seul d’entre eux. Elle me dit qu’elle va se renseigner et espère pouvoir me donner une réponse plus tard. Souvent dans ce pays, il est étonnant de voir que peu de gens savent comment accéder à un lieu pourtant proche de là où ils vivent. Je pourrai demander à 30 types le chemin, je risque d’obtenir 30 réponses totalement différentes. Il serait plutôt intelligent de chercher un des points de départ cet après-midi plutôt que d’essayer de le trouver en pleine nuit le lendemain matin. Je me base sur mon GPS pour rejoindre celui qui semble être le plus accessible. La route s’arrête nette devant une pierre protégée par un abri. Aucune idée de ce que c’est vraiment mais ça a l’air d’être connu car plusieurs mikrolets remplis de passagers arrivent. Les visiteurs s’empressent de se déchausser pour se recueillir autour du mégalithe. Derrière, un chemin se dessine et semble correspondre à une courte trace visible sur mon appli menant au Soputan. Le chauffeur m’ayant adressé un signe du pouce quand j’ai prononcé « Soputan » en montrant du doigt le passage, me conforte dans l’idée que c’est le bon point de départ. Pour en avoir le cœur net, je m’y engage avant de disparaître dans la végétation. En moins de cinq minutes, je me fais littéralement détruire chaque morceau de peau laissé à l’air libre par les moustiques. Visiblement, ce n'est pas par là.
En repartant, je vois un panneau sur lequel est inscrit « Bukit Kasih ». Je slalome entre les trous profonds et les branches qui empiètent sur la route jusqu’à voir au loin de larges colonnes de fumée blanche s’élever dans les airs. Une barrière m’empêche de passer et comme d’habitude, un homme m’attend, plutôt content de voir un touriste dans ce lieu un peu à l’écart de tout. Il me tend un ticket contre quelques roupies. Je commence à faire le tour de cette zone géothermique. Une odeur de soufre pestilentielle s’échappe des nombreuses mares boueuses et bouillonnantes disséminées sur les flancs de la colline. Vu la concentration, j’essaye de ne pas rester trop longtemps dans les vapeurs et enchaîne à grandes enjambées les marches pour prendre de la hauteur. D’ordinaire, cette odeur ne me dérange pas vraiment, mais là c’est quand même une véritable agression olfactive.
Les escaliers sont raides, il fait très chaud et sans ombre, c’est sûrement la pire heure pour se lancer dans cette courte mais intense montée. Le panorama n’est pas terrible car le relief ne permet pas de voir le site en entier mais offre par contre une vue sur toute la région, souvent recouverte de végétation d’où s’extirpent péniblement quelques villages. En redescendant, je croise plusieurs familles qui se ruent vers moi portable à la main. Prendre un selfie n’est pas une option. Je n’ai absolument pas le choix et j’accepte volontiers de me prêter au jeu. Après moins d’une heure et une perte d’environ 2 litres de sueur, je repars vers Tomohon en passant dans un village dominé par une énorme statue de Jésus. Il ouvre les bras comme pour m'accueillir dans sa communauté, moi pauvre pêcheur. Comme à Siau, elle est immense et donne des airs corcovadesques à la colline.
Je fais quelques arrêts pour prendre des photos d'églises un peu particulières présentes à chaque coin de rue. Je passe récupérer mes affaires et prends la direction d'une cascade à la sortie de la ville. La météo commence à se dégrader et les nuages deviennent menaçants. Je zappe la chute d’eau et file directement dans le village paumé. La nuit commence à tomber et, entre mon gros sac sur les épaules qui pèse lourd et la chaussée un peu humide, la conduite devient plus délicate. Je fais plusieurs arrêts pour soulager mes épaules et m'étirer dans l’espoir de défaire le nœud qui s’est installé entre mes omoplates.
J'arrive à l’hôtel déserté et plongé dans le silence. La patronne appelle un de ses employés pour qu'il vienne me donner des informations. À l'aide de la carte sur mon téléphone, il m'explique chaque chemin que je dois emprunter et surtout me montre d'où je peux partir. Je lui explique l’endroit que j'ai trouvé cet après-midi, mais sa mine dubitative ne me laisse rien entrevoir de positif. Il me conseille deux points de départ mais aucun des deux ne correspond à un chemin visible sur mes différentes applications. Vu comment il a l'air sûr de lui, je lui fais confiance. Le point de départ le plus près de l'hôtel est, selon ses dires, pénible à trouver. Je dois trouver un complexe énergétique de la compagnie nationale, longer un mur d'enceinte avant de m’enfoncer dans la jungle.
Avant d'aller dormir, je décide de m'y rendre pour m'assurer que la route mène bien à l'endroit qu'il m'a indiqué et éviter ainsi de galérer dans quelques heures. . J’emprunte la route qu'il m'a décrite et arrive sur une portion en si mauvais état que je me demande si ma monture va tenir le choc. La chaussée est tellement pourrie que je virevolte dans tous les sens sur la selle du scooter. J'ai l'impression d'être un cowboy dans d'un festival de rodéo au milieu du Texas. Je ne fais même pas du 10 km/h et je suis désarçonné en permanence par les pierres qui ressortent de plusieurs centimètres. Je me suis forcément trompé, il est impossible qu'une route en aussi mauvais état mène à une station géothermale pourtant ralliée chaque jour par de nombreux camions. C'est quand même dingue que même avec des explications précises, j'arrive continuellement à me perdre. Soit j'ai un talent caché soit je comprends tout de travers. Je fais demi-tour tout en étant dubitatif et surtout en sachant qu'il va falloir trouver le bon chemin en pleine nuit.
Mon réveil sonne à 4h15 du matin. La nuit a été courte mais je suis ultra motivé. Je m’habille rapidement en veillant à bien me couvrir pour me protéger des moustiques mais pas trop pour ne pas mourir de chaud et de déshydratation. En suivant la route, je vois une bifurcation que mes yeux n’ont pas jugé bon d'apercevoir quelques heures auparavant. J'arrive rapidement sur une route en parfaite état qui s'élève en suivant les reliefs jusqu'à apercevoir un halo lumineux émanant de puissants projecteurs. Près de l’usine énergétique, j'aperçois le sentier qui longe les imposant murs d'enceinte en béton. Il fait toujours nuit noire mais le chemin est facile à suivre.
Après une vingtaine de minutes de marche, je m’enfonce dans la jungle et le ciel commence à s'embraser. Les sommets sont baignés dans une lueur orangée qui s'étend à l'horizon. Même si le soleil n'est pas encore véritablement levé, il fait déjà chaud et très humide. Je commence à sentir la répétition des efforts dans les muscles de mes jambes. Sorti de nulle part, un énorme chien me fait face en grognant et en montrant les dents. Ce n’est quand même pas de chance qu’au milieu de nulle part je me retrouve face à la réincarnation de la bête du Gévaudan qui n’a pas l'air d'apprécier ma présence. Le sentier étant étroit, si je veux continuer je dois absolument passer devant lui. Le futur de la rando se heurte à un obstacle d'environ une vingtaine de kilos. Alors que j’essaye une approche furtive et rassurante, une femme apparaît, crie sur le chien qui baisse les oreilles instantanément et file tout droit en me frôlant sans me porter aucune attention. Ça valait vraiment le coup de me faire peur pour finalement m'ignorer…
Aucune idée d'où sort cette femme, peut-être qu'elle vit dans une cabane au milieu de la jungle. Plus loin, je tombe sur de nombreux champs avec quelques abris sommaires. J'imagine que la femme sort de l'un d'eux et s'en va rejoindre le village chargé de ses poches plastiques pour vendre le fruit de ses récoltes. Plus loin, un homme sort d’un cabanon et m’invite à le suivre sous un abri pour signer le registre d'entrée. Ce n’est jamais agréable de penser à ce qu’il risque d’arriver si le volcan s’agite mais c’est aussi rassurant et important de savoir que quelqu'un sait où l'on se trouve. Les cabanes sont ultra vétustes, juste quelques bouts de bois, planches, et des bâches parfois trouées permettre à l'ensemble de tenir debout. Le couple qui vit ici surveille nuit et jour que les gens passant par-là se manifestent sans pour autant demander un droit d'entrée, qui pour le coup serait plus que légitime. Je leur achète quelques boissons pour compenser la gratuité de l’endroit.
Même si ça monte, c'est quand même assez calme comme randonnée. Il n'y a que 650 m de dénivelé sur un peu moins de 10 km pour accéder au point de vue. Pour accéder au sommet, le chemin est bien plus long et plus physique. J'arrive à l’endroit où le sentier disparaît, en suivant d'abord une rivière qui descend de la jungle. Cette eau chargée en minéraux et surtout en souffre, apparaît parfois d'une couleur rougeâtre mais la plupart du temps laiteuse virant vers le jaune. Il faut la longer en la franchissant à plusieurs reprises. Même si actuellement ce n’est pas la saison des pluies, les berges fragilisées rendent la progression pénible. Je tente de trouver des points d'appui solides mais inévitablement, je ralentis la cadence. Même en faisant attention, je manque à plusieurs reprises de glisser et de m'étaler dans cette eau chaude.
L'ascension finale pour accéder au mirador débute et il faut me frayer un passage à travers les hautes herbes coupantes. Le chemin est de plus en plus difficile à suivre car, même si la randonnée n'est pas inconnue, il n'y a pas énormément de personnes qui empruntent ce sentier. Alors que je me rapproche du point de vue, une pyramide sombre sort au-dessus de la jungle mais est rapidement encerclée et avalée par les nuages. Putain… Je suis arrivé trop tard ! Alors que le soleil n’est même pas levé depuis une heure, les nuages sont déjà de la partie. Je suis dépité mais j'ai encore l'espoir que le vent qui commence à souffler et à agiter la végétation, les balaye au moins quelques minutes. J'accélère le pas sur ce terrain qui maintenant descend légèrement. Il n’est que 6h30, il fait déjà bien trop chaud et je suis totalement trempé avec ma chemise à manches longues.
Je longe un cratère d'où s’échappe une timide fumerolle montrant que même s'il semble endormi, il y a toujours une activité bouillonnante dans ses entrailles. C’est l’un des cratères du Sempo, qui est en réalité le volcan que j'ai grimpé tout au long de la randonnée. J'arrive enfin dans un endroit à l’écart offrant une vue dégagée sur le Soputan. Même s’il y a des nuages vers le sommet, ils s’écartent avant de revenir lécher ses flancs. Parfois, on le devine presque entièrement mais il est impossible de distinguer la fumée qui s'échappe du cratère au milieu de cette masse nuageuse. Il y a deux éléments qui le composent, un petit cône avec un large cratère au pied d'une pyramide sombre imposante culminant à plus de 1700 mètres d'altitude. Pour les Indonésiens cette dernière est la mère alors que le cratère à ses pieds représente son enfant. Totalement dénué de végétation, ce volcan présente les stigmates de ses éruptions passées. Un dôme grossit en ce moment dans le cratère et menace de s'effondrer en formant des nuées ardentes. Le danger principal est, comme souvent, les lahars pouvant atteindre les villages alentours en suivant le lit des rivières.
La vue est incroyable. Avec cette silhouette sombre qui tranche avec les couleurs de la jungle et de l'océan en arrière-plan, j'ai l'impression de me trouver au Guatemala face au Fuego. Je prends le temps de récupérer autant que possible avant de me remettre en route pour rejoindre le petit cratère. Il est hors de question que je m'attaque à cette impressionnante pyramide pour deux raisons. La première est que le temps de rejoindre sa base puis d'entamer l'ascension, les nuages auront sûrement tout recouvert. La seconde est que je n'ai aucune confiance en ce volcan. C’est rare mais une voix me dit "mon bonhomme c'est une mauvaise idée d'aller en haut, celui-là il ne faut pas le tenter". Aucune idée de la raison pour laquelle j’ai ça dans la tête parce que des volcans plus actifs et certainement plus dangereux, j’en ai déjà approché, mais là au fond de moi j'ai la sensation que je dois garder mes distances.
Je continue de descendre dans la jungle jusqu'à en sortir partiellement et retrouver une vue totalement dégagée. Là, c'est la douche froide. En moins de 20 minutes, les nuages ont totalement recouvert le volcan même si le petit cratère reste encore vaguement visible. Je renonce car le temps d'y monter, environ une heure de marche, les nuages auront certainement fini de l'avaler entièrement et je serai alors obligé de progresser à l'aveugle dans cet épais brouillard. Tant pis et comme le précédent point de vue a offert une vue d'ensemble du volcan, quoiqu'il arrive, cette randonnée matinale est déjà plutôt réussie.
En retournant sur mes pas, je croise un groupe que j'avais vaguement aperçu à un campement et qui semble dépité lorsqu’ils aperçoivent les nuages. Je repasse par la rivière, remanque encore de m'étaler de tout mon long, mais rejoins mon scooter les pieds relativement secs. Je retourne rapidement à l'hôtel pour récupérer un peu en espérant faire une sieste d'une heure avant de regagner Tomohon. Mine de rien, 6h ce sont écoulés et je ressens le poids de mes efforts matinaux. Les travaux dans le bâtiment voisin ont raison de mon sommeil et c’est somnolent que je lève les voiles.
Je reprends la même route qu'hier et bifurque à la recherche d'une vue dégagée sur le lac Linow, où je me suis déjà rendu après la rando sur le Lokon. Il y a une route qui mène à un sommet appelé Toulangkow permettant d'apercevoir le lac d'un côté et les reliefs de la région de l'autre. Une pente extrêmement raide se dresse devant mon scooter, mettant son moteur à rude épreuve. J'arrive dans une zone déboisée où deux cabanes en bois sont construites. Ne voulant pas m'encombrer de mon gros sac pour rejoindre le sommet de la colline, je le laisse dans un coin caché à l’écart de la route et commence la petite ascension de 10 minutes. Après la randonnée de ce matin, cette courte montée va achever de me couper les jambes. En haut, le Lokon résiste à l’assaut des nuages alors que la ville de Tomohon sort de la végétation. De l'autre côté, la vue est encore plus grandiose avec le lac qui occupe le fond d’un large cratère entouré de nombreuses colonnes de fumée blanche. À côté de mon sac, des araignées occupent le cendre de grandes toiles. Plutôt joliment colorées, vertes avec des bandes jaunes, elles se confondent parfaitement avec la végétation environnante.
Avant de rentrer à l'hôtel, je rejoins la chute d’eau à la sortie de la ville. Il fait super chaud, j’ai mon gros sac sur les épaules et il y a énormément de marche car la cascade fait presque une trentaine de mètres. Fatigué et n'ayant aucune envie de m'infliger ce portage inutile, sans oublier la remontée, je décide de le laisser sur un banc sous un abri. Je ne sais pas pourquoi je fais ça et je ne sais absolument pas si c'est une bonne idée, mais j’ai confiance. Je prends quand même avec moi mon petit sac qui contient les choses de plus grande valeur, mais laisse ma penderie ambulante à la vue de ceux empruntant ce chemin pavé. La cascade est assez impressionnante et son important débit s'écrase à chaque seconde en contrebas. Je suis rapidement trempé par l'eau qui virevolte autour de moi. Vu la chaleur qui règne, je ne vais certainement pas m'en plaindre. Le fait d'avoir laissé mon sac ne m'omnibule absolument pas. Je suis plutôt tranquille et on verra lors de la remontée si c'était une bonne idée ou si je suis juste un simplet sans aucune once de bon sens et maintenant sans aucun vêtement de rechange. Suspense…
Il est toujours là ! Dans quelques semaines se tiendront les élections des gouverneurs. De nombreux panneaux représentants les candidats fleurissent partout en bord de route. Ma préférence va à celui vêtu d'une chemise rouge avec un badge de taureau sur la poitrine et un chapeau recouvrant le sommet de son crâne. De sa main droite, il fait le signe des cornes du diable, que l'on voit davantage dans les concerts de métal que chez un candidat à une élection importante.
Je rends le scooter que personne ne prend la peine de vérifier. Pour l'instant, aucune chute n'est à déplorer et je pense avoir trouvé un juste milieu entre rouler assez vite sans être un abruti qui risque de tomber et de mettre un terme prématuré à son voyage. Je décide de zapper les Togians et, problème, en y renonçant, je ne vais pas pouvoir aller dans le centre des Célèbres, alors qu'il y a quand même des endroits qui m'attirent. Une autre option serait de prendre un vol jusqu'à Luwuk puis un bus ou une voiture jusqu'au pays Toraja dans le sud de Sulawesi. La particularité de cette île très biscornue et qu’elle s’étale en plusieurs bras. Pour rallier ces derniers, il faut faire preuve d'une patience sans faille. En passant par Luwuk, il y a une vingtaine d'heures de transport pour arriver à Rante Pao, un des endroits que je meurs d'impatience de connaître. En passant par les Togian, c'est encore pire car je dois enchaîner 11h de voiture 12 heures de ferry, puis de nouveau 4 heures de bateau et plus de 16 heures de voiture pour arriver à destination. Même si la Sulawesi ça se mérite, je n'ai ni l'envie ni le "temps" pour passer une aussi longue période dans les transports.
La réceptionniste me commande un chauffeur à moto via une appli qui ne fonctionne que dans cette ville. Il vient à moto. Je grimpe à l'arrière et on est parti dans une descente aussi raide qu’infernale. Je contracte tous mes muscles pour essayer de ne pas partir en arrière entraîné par le poids du sac et contre toute attente je ne souffre pas trop dans un premier temps. Au bout de 40 minutes je commence à ressentir une fatigue musculaire et je demande à nous arrêter juste le temps de me dégourdir les jambes et de m’étirer un peu. Jacki parle bien anglais et a extrêmement envie d'échanger avec moi, surtout de sa famille. Très enthousiaste, trop même parfois, il lâche le guidon pianote sur son portable pour me montrer les photos de toute la tribu. Quand il me dépose, je lui donne plus que ce que l’application demande car chauffeur n'est pas son métier, il fait ça en plus de son travail pour pouvoir payer les études de ses trois enfants.