Voyage au nord de l'archipel aux Célèbes, île à la forme biscornue, dans la région volcanique de Manado avant de filer bien plus au Sud au pays Toraja, célèbre pour ses rites funéraires atypiques.
Du 12 juillet au 1er août 2023
3 semaines
Partager ce carnet de voyage
1

Ce carnet est la première étape du voyage à travers l'Indonésie et les îles de Florès, Sumbawa et Lombok que vous pouvez retrouver ici :

Indonésie : De Florès à Lombok en scooter

Avec la touristique île de Bunaken renommée mondialement pour ses fonds marins, il y a quand même quelques visages pâles dans le vol. Lorsque je m’installe dans mon siège en me calant du mieux possible contre le hublot, j’attire les regards de mes voisins. Aucune idée de ce qui les intrigue mais je leur retourne un sourire qui déclenche les hostilités. Sous un feu nourri de questions, j’essaye de répondre autant que possible en plaçant les quelques mots ou expressions que je connais en indonésien. Malgré le guide de conversation acheté et mes souvenirs de l’été dernier, mon niveau n’est pas fou mais ça semble les amuser. Alors que l’on survole la mer en transperçant la couche nuageuse, mon voisin de derrière m’agrippe l’épaule pour me montrer les différentes îles au large de Manado. Elles ont toutes une forme caractéristique et sont facilement repérables. Un cône volcanique triangulaire de plusieurs centaines de mètres sort de l’eau pour former Manado Tua alors que le croissant de terre aplati voisin est Bunaken. La troisième et dernière, en forme de goutte, est Siladen elle aussi réputée pour ses fonds marins mais accueillant des hébergements résolument tournés vers le luxe. Autant les deux premières rentrent dans mes plans, autant je vais zapper la dernière, petit homme du peuple que je suis.

La pluie redouble d’intensité tandis que le sol se rapproche. L’avion atterrit et se gare rapidement au pied d’un petit terminal. Manado est peut-être la ville la plus importante du nord de Sulawesi avec ses 400 000 habitants, elle reste relativement modeste pour l’Indonésie. On devine au loin les pentes du Klabat emprisonné dans les nuages. Le passage de la migration se fait au ralenti. Pourtant muni d’un e-Visa valable 30 jours que je pourrai prolonger en ligne, les questions poussées de l’agent en uniforme pleuvent. Jeune mais au visage anguleux et fermé, il dégage une autorité naturelle. Mon vol retour partant de Kuala Lumpur, je n’ai pas encore pris de billet prouvant ma sortie du territoire indonésien et c’est ça qui coince. Il ne semble pas vouloir me laisser passer et mes réponses ne lui plaisent qu’à moitié. Le type derrière moi s’excite en soufflant de plus en plus mais se fait vite remettre à sa place.

Dans cette situation un peu tendue, c’est le seul moment où un sourire se dessine sur mon visage. Après avoir demandé à son supérieur, je peux poursuivre ma route. Je me fais alpaguer par une horde de taxis. Ayant vérifié le coût de la course via l’application Grab, j’entame les négociations, qui tournent court car je m’empresse de suivre un homme qui me propose un tarif inférieur. Petit et avec un sourire gigantesque laissant entrevoir l’entièreté de sa dentition, il parle fort et rigole bruyamment à ses propres blagues. Il me donne son numéro pour que je puisse l’appeler si j’ai besoin de planifier un trajet.

Mucen est le chauffeur non-officiel des touristes qui arrivent dans le coin. Sa carte en ma possession, je peux le joindre à tout moment si j’ai besoin d’un transfert. Il ressemble étrangement au parrain que j’ai rencontré l’été dernier dans l’Ouest de Java, aussi bien physiquement que dans sa façon d’agir. Je lui demande s’il n’est pas apparenté, ce qui serait quand même une coïncidence incroyable. Négatif, il est né ici et n’est presque jamais sorti de sa région. Selon lui, Manado est la plus belle ville du pays. Alors…non, clairement pas. Impossible d’en placer une, le gars ne respire jamais et balance un débit de parole avec lequel je ne peux rivaliser. Pourtant j’ai un petit niveau dans ce domaine. La majorité des gens sont des chrétiens mais il y a aussi beaucoup de musulmans et la cohabitation se fait parfaitement. Peu importe la religion, les gens sont avant tout des Minahasas et il n’est pas rare de se marier avec quelqu’un de confessions différentes sans pour autant se convertir. Mucen est musulman comme son père mais sa mère est chrétienne et il se présente comme un musulman fêtant Noël.

Il est midi passé et le temps est maussade. Je reste à l’hôtel en attendant une éventuelle éclaircie. Depuis la fenêtre de ma chambre, le Klabat est maintenant totalement découvert. Plus haut volcan de Sulawesi avec ses 1 995 mètres, sa forme presque parfaite domine le nord-est de la ville plongé dans la grisaille. Je ne suis qu’à une dizaine de minutes de marche du port et finies les rues propres de Kuching. Plus aucun doute, je suis vraiment en Indonésie. Il faut faire attention à ne pas se tordre la cheville à cause des trottoirs défoncés et des trous présents tous les cinq mètres. Les papiers volent et s’entassent sur le bord de la route. Des panneaux publicitaires géants se succèdent alors que les câbles électriques forment une toile d’araignée métallique entre les bâtiments. Je retrouve instantanément la sensation que j’ai connue en me baladant dans ces rues bordéliques et bruyantes mais que j’aime vraiment. En plus de ça, les gens recommencent à me saluer qu’ils soient sur le pas de leur porte, en train de marcher ou même en voiture. C’est fou comment cet accueil chaleureux fait du bien.

Je passe sur un pont qui traverse le port bordé par un quartier coloré où sont fixées les lettres « Welcome to Manado ». En contrebas, un grand marché de poissons occupe plusieurs hangars mais aussi une large partie du parvis. Des caisses en polystyrène s’entassent partout et l’odeur qui s’élève prend au nez. Même s’il pleut, la chaleur est accablante et certains poissons doivent être sur les étals dépourvus de glace depuis plusieurs heures maintenant. On y trouve de tout et parfois même d’énormes poissons que le vendeur débite sur place avant de jeter les restes faisant ainsi le bonheur des mouettes. Le long du fleuve, de nombreuses bâches sont tendues sous lesquelles quelques tables sont montées afin d’accueillir passants et pêcheurs. Pour passer d’une rive à l’autre sans faire un long détour, quelques embarcations font des va-et-vient. Ce sont généralement de petites barques abritées avec deux bouts de bois en guise de balanciers. Quelques bateaux de plaisance mouillent à proximité le tout sous le Klabat qui commence enfin à s’illuminer en cette fin d’après-midi. Plus loin sur le fleuve qui se jette dans la mer des Célèbes, des barrages flottants en plastique sont fixés aux rives et retiennent les déchets, les empêchant de se perdre à jamais dans un vortex au milieu de l’océan.

De gros navires, des pelnis, embarquent les passagers. Beaucoup d’Indonésiens voyagent ainsi pour rallier les différentes îles de l’archipel parfois en plusieurs jours. Certains semblent neufs alors que d’autres commencent à tirer un peu la langue. Le plus grand de tous, le Bawangungnusa, est totalement rouillé, avachi et abandonné dans cette eau sale. C’est depuis ces quais que les bateaux partent vers le nord pour rallier l’archipel des îles Sangihe dont font partie Thulandang, Siau et Sangihe. Sans surprise, ce sont des îles d’origine volcanique et les deux dernières m’intéressent tout particulièrement. Sur Sangihe, l’Awu est actif et présente un dôme de lave fumant qui grossit lentement au centre de son cratère alors que sur Siau, le Karangetang connu comme le « feu de Siau », est en constante éruption et voit les abords de son sommet formellement interdits. Ce sont des îles isolées, dans le sens où peu de touristes s’y rendent, mais facilement atteignables en quelques heures de navigation grâce à un fast boat. Comme j’ai un million d’endroits que je veux voir durant les six prochaines semaines, je ne sais pas encore si je vais prendre du temps pour m’y rendre. J’avais surtout prévu d’aller me poser à Bunaken pour quelques jours de snorkeling.

Étant au port, j’en profite pour me renseigner sur les horaires des bateaux mais les guichets sont excentrés à quelques rues d’ici. Je cherche et tourne en rond de longues minutes. Les murs des entrepôts au bord de l’eau sont recouverts de fresques, bien moins réussies que celles vues à Singapour. Un policier me voit passer pour la quatrième fois et m’arrête pour me demander ce que je cherche. Malgré le fait qu’il ne parle pas un mot d’anglais, il s’embarque dans des explications à rallonge sous mon regard médusé et sous le rire de ses collègues. Se rendant compte que je n’ai absolument rien pigé à ce qu’il a débité, il me montre le scooter de son pote. Ce dernier met les gaz et slalome parmi les piétons, scooters et vans bleus circulant dans ces petites rues.

Un départ a lieu tous les jours à 9h et il faut entre trois et quatre heures pour atteindre Siau et sept pour Sangihe. Le plan commence à prendre forme dans mon esprit. Les quatre jours sur Bunaken viennent de prendre un coup et je vais raccourcir mon temps de bullage et rallier l’île au volcan colérique. Je dois revenir le lendemain à 8h pour acheter les billets.

Dans une autre partie du port, de modestes embarcations chargent marchandises, équipages et passagers. C’est d’ici que partent les bateaux pour Bunaken tous les jours entre 14 et 15h. Je peux maintenant organiser calmement mes prochains jours. Je passe devant un centre commercial où des dizaines de vans bleus stationnent et repartent dans un vacarme assourdissant. Ces mini-bus transportant des passagers sont appelés des mikrolets et sillonnent les rues dans un ballet incessant en s’arrêtant n’importe tout sur leur itinéraire. Si en arrêter un avec un signe de la main suffit, savoir dans lequel monter est bien plus compliqué car il faut seulement se fier aux cris des chauffeurs.

Ce qui frappe, outre cette couleur bleue reconnaissable de loin, c’est les dessins que beaucoup arborent. Certains en sont recouverts alors que sur d’autres, ils sont bien plus discrets. Ce sont toujours des peintures faisant références à des oeuvres ou personnages de pop-culture. On peut donc voyager en compagnie de Captain America, les Minions, les persos de One Piece ou encore le célébrissime Taz.

Réveil matinal le lendemain. Je n’arrive toujours pas à bien dormir et je suis encore un peu décalé. Il est six heures du matin et je sors dans les rues désertes pour trouver une échoppe où prendre un petit déjeuner avant mon départ pour Siau. Sauf qu’en rentrant à l’hôtel, j’aperçois un nuage blanc s’élever de la montagne au sud de la ville. Derrière ce relief, il y a la ville de Tomohon, la capitale des Minahasas mais surtout, et ce qui explique ce nuage atypique, le Lokon. C’est un volcan très actif et régulièrement fermé par les autorités quand les volcanologues jugent que son agitation est un peu trop importante. Vu l’heure, la proximité du volcan et le temps radieux ce matin, le voyage jusqu’à Siau est reporté et, avant de sauter dans un Grab, je descends en trombe à la réception pour prolonger d’une nuit.

Une heure plus tard, je suis à Tomohon. Il n’est que 8h du matin et le ciel est totalement bleu. Les seuls nuages visibles sont ceux qui sortent de la bouche éruptive située à quelques centaines de mètres au-dessus de la ville. Le chauffeur m’annonce avant de me laisser sur le bord de la route qu’aujourd’hui, la randonnée serait ouverte mais qu’il est possible qu’un garde soit en haut pour refuser l’accès. Je m’engage en direction de cette pyramide verte qui domine le paysage. Rapidement la route s’arrête pour laisser place à un chemin défoncé que des camions bennes parcourent. Je suis les pointillés qui se dessinent sur mon appli GPS. Il y en a d’autres plus loin mais j’ai préféré suivre ceux-là car le chemin à l’air plus direct depuis la rue principale. Et pour être direct, ça va l’être !

Le chemin devient un sentier étroit qui serpente dans la jungle avant de déboucher dans une carrière. Des engins mécaniques creusent la partie inférieure mais plus haut, ce sont des hommes munis de masses qui passent leur temps à casser des cailloux comme des bagnards. Il faut grimper une colline abrupte puis basculer de l’autre côté en suivant un canyon boueux qui semble avoir été creusé par une rivière. Je transpire déjà car il n’y a absolument aucune brise qui arrive à pénétrer au cœur de cette végétation. Rapidement la boue laisse place aux rochers à la surface polie que l’eau a mis à nu. De chaque côté, la végétation est constituée d’herbes hautes coupantes, de palmiers et surtout de fougères arborescentes. Pendant près d’un kilomètre, je dois escalader ce sol glissant. Je suis bien dans le lit d’une rivière mais à sec. Seuls quelques filets d’eau sont présents et dévalent la pente. Jusqu’à maintenant tout se passe bien mais j’arrive devant un mur de plusieurs mètres que je dois escalader. Je chute à plusieurs reprises sur la partie inférieure rendue encore plus glissante avec la semelle de mes chaussures imprégnée de boue. Cette partie va me prendre une dizaine de minutes et l’énervement commence à prendre le dessus. Avec l’humidité, je transpire comme une fontaine. Je passe à deux doigts de me prendre une belle gamelle, ce qui accentue davantage les jurons et autres insultes envers, surtout, ce foutu GPS qui me met souvent dans ce genre de situations.

Je vois un sentier sur le côté qui semble contourner l’obstacle. Sentier est un bien grand mot, disons plutôt une légère trace dans les hautes herbes entre les arbres. En la suivant, je regarde avec attention où je mets les pieds, ça serait quand pas de chance de marcher sur un serpent… Je vois enfin le bout de ce calvaire mais au détour d’un virage, un nouveau mur me barre la route. Moins haut que le précèdent, je prends de l’élan et me mets à courir afin de me hisser le plus facilement possible.

La première tentative est un échec cuisant. Je repère une prise et, après un nouvel élan, j’arrive enfin à l’agripper et me hisser plus haut. Je suis non seulement explosé mais en plus déshydraté, mes bouteilles étant maintenant vides. Sous une porte faite de troncs d’arbres où les mots « Bienvenue au Lokon » sont lisibles, j’ai maintenant rejoint les autres pointillés et vois qu’une belle route asphaltée s’arrête non loin d’ici. La randonnée commence maintenant alors que je suis déjà fatigué. À part un nouveau mur facilement franchissable, le chemin n’est ni très long ni très compliqué et j’arrive rapidement en vue de l’épais nuage blanc. J’avance dans un couloir où de nombreux blocs de pierre recouvrent le sol. J’imagine que ce sont les restes des lahars, d’immenses coulées de boue. J’ai un petit ravin à traverser et me retrouve enfin dans l’univers désertique du volcan. Le cratère fumant ouvre sa gueule en laissant échapper cette colonne blanche à l’odeur fétide.

J’ai dit que je grimpais le Lokon mais c’est un peu plus compliqué que ça. En réalité, il fait partie d’un complexe volcanique avec l’Empung, son jumeau. Ce dernier possède un cratère qui n’a pas donné de signe d’activité depuis le XVIIIème siècle alors que le Lokon, plus vieux et plus haut en est dépourvu. Le cratère au bord duquel je me tiens est une troisième structure appelée Tompaluan. Il est situé dans le col séparant les deux cônes et est à l’origine de toutes les éruptions qui se sont produites durant lesdeux derniers siècles. Malgré son cratère modeste, autour des 200 mètres, il a déclenché des coulées pyroclastiques ainsi que des lahars. Surveillé en permanence, il a entraîné à plusieurs reprises l’évacuation de Tomohon et des villages alentours. Avant de m’y rendre, je me suis renseigné sur le site indonésien qui compile les données volcaniques et montre les zones d’exclusions autour des volcans jugés dangereux. Pour le Lokon, rien n’était à signaler mais quelques jours plus tard, des touristes m’ont appris que sur le site officiel du gouvernement, il apparaissait en orange signifiant un degré de danger estimé à 3 sur une échelle de 4 et donc une fermeture. Est-ce qu’il vaut mieux croire le site de l’institut national géologique ou un site gouvernemental, telle est la vraie question ?

Je me tiens en face d’un panache qui grandit, se densifie et se disperse seulement quand les rafales sont suffisamment fortes. Le cratère reste impressionnant et donne l’impression de grignoter petit à petit les pentes du Lokon. L’air est saturé de soufre lui donnant une odeur d’œuf pourri mais qui, bizarrement, ne me dérange plus. C’est simple, quand je la sens, je sais que je me rapproche d’un endroit que je vais apprécier. Je fais le tour en suivant la crète et sors du nuage oppressant. Je me pose à côté d’une bombe volcanique de deux mètres qui a été éjecté du cratère tel un vulgaire gravillon. La colonne se dissipe et laisse entrevoir le cratère dans sa totalité avec les teintes jaunâtres caractéristiques des dépôts de soufre.

Je reste ici à profiter et récupérer pendant une demi-heure tout en hésitant à monter en haut pour découvrir une vue plongeante sur le cratère. Se sont surtout les hautes herbes coupantes qui me feront rebrousser chemin, me faisant craindre pour la peau de mes avant-bras et mollets. En repartant vers Tomohon, je ne fais pas l’erreur stupide de suivre le GPS mais emprunte un chemin à travers les champs bordés de cabanes en bois. Je suis une route goudronnée pendant un moment avant de commander un Grab. Un scooter arrive de nulle part, me charge à l’arrière et me dépose dans le centre devant le KFC et le Pizza Hut. Paumés au fin fond de l’Indonésie, ce sont là les lieux de rencontre privilégiés des jeunes de cette ville.

Après une pizza aux fromages pas si mauvaise, un Grab me dépose au bord du lac Linow. Avec ses eaux bleutées, il donne envie de se jeter à l’eau mais la même odeur de soufre emplit l’air. Au loin, de la fumée s’élève en cachant une partie de la rive opposée. Le scooter est déjà reparti et m’a déposé au milieu de nulle part. Je rejoins alors un centre de loisir avec bar et terrasse. Je suis seul sur cette route et les bruits provenant de la jungle se font de plus en plus entendre. Un homme monte la garde devant une barrière tandis que deux autres font bruyamment la sieste dans la cabane adjacente. Je dois payer pour rejoindre la terrasse mais, pour deux euros, j’ai une boisson gratuite. Les tables en bois offrant une vue panoramique sur le lac sont déjà bien occupées. L’eau apparaît encore plus bleue et de nombreux nuages blancs s’élèvent au loin. La région étant volcanique, la géothermie est exploitée afin de produire une partie de l’électricité pour la région.

Le Grab que je commande me prévient que la route est coupée et que je dois rejoindre à pied l’axe principal. Des funérailles ont lieu dans une maison le long de la chaussée. Il y a tellement de personnes que des chaises sont disposées sur le bitume pour permettre à tous d’être bien installés en écoutant le discours du prête. Je dois alors traverser la cérémonie ou faire un détour d’une quinzaine de minutes. De l’autre côté, me voyant hésitant et surtout mal à l’aise, un homme vient vers moi et me fait signe de le suivre pour me frayer un chemin entre les chaises.

Le chauffeur me redépose au KFC, l’endroit où des dizaines de Grab attendent qu’une course soit proposée. Il n’est pas si tard et je me motive pour monter au Mahawu, un autre cratère en face du Lokon accessible par la route. Il faut ensuite grimper une centaine de marches pour en faire le tour. Je retourne voir le chauffeur qui vient de me déposer et l'on roule vingt minutes à travers les champs éclairés par la lumière douce de la fin de journée. On prend de la hauteur en s’enfonçant dans la jungle et l’air frais me fouette enfin le visage. J’avale rapidement les marches deux à deux pour arriver en haut en quelques minutes. Un homme en tenue traditionnelle rouge, arborant des plumes et un masque de calao et des crânes sur la tête, colliers et tissus noués autour du cou, pose avec le groupe de touristes qui me précède. Son bras est recouvert de tatouages aux motifs rappelant vaguement les polynésiens encrés sur le mien.

Je fais rapidement le demi-tour du cratère jusqu’à une cabane avant d’être stoppé par une équipe qui dégage un passage dans la végétation luxuriante. Quelques fumerolles s’échappent du fond du cratère et un petit lac acide bleuté apparaît. De l’autre côté, la pyramide parfaitement symétrique du Klabat se détache de l’horizon alors que le Lokon est partiellement pris dans les nuages. Les rayons du soleil qui lui parviennent lui donnent un côté mystique.

En route, je demande au chauffeur de me lâcher au terminal de bus. Il grimace et m’annonce que peu de bus retournent vers Manado en fin d’après-midi. Il me montre alors le tarif que l’application demande pour retourner directement à l’hôtel. Il est prêt à faire une heure de route puis rentrer à vide pour un prix dérisoire. J’accepte tout en gardant bien en tête de lui donner plus que l’honteuse somme qui s’affiche sur son écran. Nous voilà donc partis sur la route en parfait état qui, dans un premier temps, zigzague en montant avant de basculer pour descendre les 1 200 mètres de dénivelé jusqu’à Manado.

Le scooter vibre et commence à m’engourdir les jambes mais aussi à me faire mal au dos. C’est bien plus désagréable que ce que je pensais et je profite d’un point de vue pour demander un arrêt photo. Le but recherché est surtout de me dégourdir les jambes et de soulager mon douloureux fessier à cause des vibrations et autres cahots de la route. On arrive alors que la nuit tombe sur la ville. Comme prévu, je donne le double au chauffeur qui, gêné, accepte finalement lorsque je lui explique que je paye aussi son retour. Je profite de la soirée pour trouver un Nasi Goreng aussi bourratif que bon marché et commence à cherche des infos sur ce qu’il y a à faire sur Siau. Pour les hôtels, je verrai à mon arrivée car il n’y en a que trois sur l’île et difficile de réserver à distance. Les jours qui viennent s’annoncent eux aussi épiques et excitants !

2

Je me rends devant le bureau de la compagnie un peu avant 8h. Je dois jouer des coudes pour me frayer un chemin jusqu’au guichet puis pour garder ma place. La vente est rapide et pour deux euros de plus, j’opte pour la première classe qui offre des sièges plus spacieux. Dans le port c’est l’effervescence car plusieurs pelnis ont accosté ce matin. Des vendeurs ambulants se pressent et passent à l’intérieur de la cabine en proposant toutes sortes de nourriture et boissons dans une joyeuse cacophonie. Lorsque les moteurs se mettent en route, plusieurs sont encore à bord et se bousculent pour ressortir avant que le quai ne s’éloigne trop. Les premières vagues se font sentir et ballottent gentiment l’embarcation qui file encore à une vitesse modérée. Quand l’accélération se fait plus nette, la coque à l’avant se lève et rencontre de grandes vagues qui la font sauter et s’écraser sur la surface de l’eau. Contrairement au ferry, il n’y a pas vraiment de pont mais juste un espace minuscule à l’arrière permettant de prendre l’air. Le bateau est surchargé de denrées, de valises, de cartons, des poules aux pattes ligotées et tout un tas de palettes pour ravitailler les villages de ces îles lointaines.

Après deux heures et demie de navigation, on change de cap vers la petite île de Tagulandang. Avant de débarquer dans le village principal, on longe le Gunung Ruang, le sommet émergé d’un volcan explosif n’ayant pas connu d’éruption depuis plus de 20 ans. Et pourtant, dans moins de 8 mois, il se réveillera violemment entraînant l’évacuation des villages à ses pieds tout en menaçant le port dans lequel le bateau vient d’arriver. À peine accosté, les vendeurs qui attendent avec impatience, sautent et s’engouffrent par la première ouverture. Ils s’octroient même la priorité sur ceux qui veulent descendre, provoquant quelques conversations houleuses. On reste dans ce port moins de dix minutes avant de repartir en direction du nord. Il ne faut qu’une heure pour que Siau soit en vue.

Le rivage et les reliefs boisés du sud de cette île en forme d’hippocampe écrasé, sont rapidement remplacés par une effrayante pyramide qui s’élève vers le ciel. Sans aucun nuage, le Karangetang nous accueille avec son dégagement de fumée menaçant. La végétation qui recouvre ses flancs s’arrête nette à mi-hauteur. Dans la partie supérieure, soumise à la colère régulière du géant, rien ne semble vivre. Il n’y a que des roches et des couches de cendres brunes entrecoupées de larges couloirs bien plus sombres, témoins des coulées de lave ou pyroclastiques. Même si avec les bruits du moteur il est impossible de l’entendre, quelques petites projections grises dans le ciel laissent entrevoir les explosions qui se déroulent quotidiennement.

La clim tournant à plein régime dans la cabine, la chaleur à l’extérieur m’écrase et me met KO. Je ne fais que quarante mètres avec mon sac sur le doc mais je suis déjà dégoulinant. J’ai débarqué sur la côte ouest mais les quelques hôtels se trouvent à l’opposé dans le village d’Ulu. Un homme allongé sur sa moto me scrute et me suit du regard. Quand je suis à sa hauteur, il se relève en bondissant et me propose de monter derrière lui pour un prix, selon lui, dérisoire. Avec son beau discours, il pense sûrement me berner mais la somme demandée équivaut à une nuit d’hôtel. Je refuse mais le bougre s’agrippe sans me lâcher d’une semelle tandis que je repère une camionnette aux couleurs de Manchester United. Ouverte à l’arrière, des bancs occupent la benne. Le moto-taxi me répète qu’elle ne va pas à Ulu, ce que l’homme adossé au capot réfute instantanément.

L’île étant traversé du Nord au Sud par un relief continu, le vieux van suit une route très pentue. Le moteur souffre et va nous claquer entre les doigts. Les bruits mécaniques stridents qui se succèdent ne font que me conforter dans cette pensée. La descente est tout aussi abrupte et les grincements des freins ne sont pas plus rassurants. Après avoir déposé une mamie au fond d’une impasse, le chauffeur me demande où je veux aller et me laisse devant la porte de l’une des deux guesthouses du village. Une jeune fille m’accueille et me propose plusieurs chambres allant du simple au double. C’est la douche qui fait varier les prix. Dans les plus abordables, un gros seau et des toilettes indonésiennes, à savoir un trou dans le sol, composent la salle de bain. Les intermédiaires proposent des toilettes européennes mais toujours un seau pour se doucher alors que la chambre haut de gamme possède tout ce qu’il faut et même de l’eau chaude. Autant me laver à l’eau froide et au seau ne me dérange pas mais les toilettes à la turque me font frissonner.

En se rapprochant de la jetée, un deuxième sommet se dessine, bien différent de son voisin. Avec son allure déchiquetée traduisant le dôme de lave refroidie qui bouche sa cheminée, il ne demande qu’à s’effondrer dangereusement alors que le plus proche est parfaitement conique laissant échapper une voluptueuse colonne de fumée blanchâtre. Considéré comme l’un des plus actifs de l’archipel, une phrase qui revient presque à chaque fois que l’on évoque l’un des 130 volcans en activité, il a connu une quarantaine d’éruption majeures entrecoupées d’une multitude de plus petites. Même si Siau ne compte que 40 000 habitants, il s’est révélé à plusieurs reprises meurtrier et dévastateur.

Dans les rues d’Ulu, j’ai la sensation d’avoir posé le pied dans un territoire du bout du monde, la même que lors de mon arrivée sur l’île de Pâques. Même avec les bateaux, on se sent loin de tout il vaut mieux éviter les galères. L’isolement et le peu de touristes présents ne font qu’accentuer cette impression. Je traverse un terrain vague reliant la rue principale au port. Des bâches orange surs lesquelles sèchent des clous de girofles et des noix de muscade recouvrent le bord de la promenade sous la surveillance des femmes se protégeant difficilement du soleil. Quelques barques à balanciers sont ballotées par les flots alors qu’un ancien volcan éteint et recouvert de végétation baigne dans les rayons du soleil.

Les policiers, commerçants ou lycéens qui me croisent me saluent en hurlant des « hello » tandis qu’un groupe de petits humains me colle aux basques. Le plus âgé doit avoir 7 ans et tous répètent en boucle le mot magique « photo ». Je m’exécute mais il n’y en a que trois qui prennent la pose. Un pêcheur en tenue de plongée remonte en jetant son harpon sur les planches en bois de la jetée. Encore fraîchement frétillant, un poisson-pierre avec la gueule entrouverte est transpercé de part en part de la tête. Vu la dangerosité de ces poissons hautement venimeux, cette découverte n’est pas une nouvelle rassurante. Moi qui comptais me baigner naïvement dans ces eaux bleues, il va falloir que je fasse gaffe de ne pas me faire transpercer le pied.

Un scooter s’arrête à ma hauteur. Avec ma taille et mon air perdu, il m’a repéré de loin. Il s’appelle Dominik et il est guide. Je le connais de nom vu que tous les blogs mentionnant Siau parlent de ce guide très investi pour son île natale. Vu le nombre de touristes ici, quand il y en a un qui débarque, la nouvelle se répand rapidement. Après l’explication des différentes activités, il me donne son numéro si je veux recourir à ses services. Il y en a deux qui me tente : la marche pour voir les coulées du volcan et l’excursion à la rencontre du primate miniature qui peuple les forêts au sud. Ce soir, je reste tranquillement à Ulu tout en guettant le Karangetang trônant au-dessus du village. Je cherche les zones offrant des vues dégagées. Souvent dans les nuages, je suis plutôt chanceux car il n’y en a pas un seul à l’exception de celui formé par l’intense dégagement du cratère. Sur le flanc face au village, des trainées de fumées sont visibles. Des matériaux incandescents chutent du dôme sommital en formant de petites coulées sans réels dangers pour la population. Une coulée d’une toute autre ampleur s’est déversée sur le flanc opposé il y a seulement trois jours, justifiant le maintien de la zone d’exclusion.

À la nuit tombée, les blocs de laves sont de plus en plus visibles et dessinent un couloir que les suivants empruntent à leur tour. Malgré l’incandescence, impossible de prendre une photo correcte. La réceptionniste me conseille un resto à côté. Complet, malgré des tables vides, les femmes en cuisine m’offrent quand même un gâteau découpé en lamelle. De la musique provient d’une terrasse non loin de là et je m’y installe. Les nouilles sautées ne me laisseront pas un souvenir impérissable d’autant plus que mon occupation principale consiste à faire fuir les cafards qui s’aventurent entre mes jambes.

Avant de partir avec Dominik en fin d’après-midi dans la jungle à la recherche du tarsier, je veux explorer l’île en scooter. La propriétaire de la Guesthouse est en train de ronger des cuisses de poulet afin d’en extraire le moindre fragment de viande. Elle prend à pleines mains, encore grasses, ses clés et les posent violemment sur la table. Pour une journée, le prix est raisonnable, mais le lendemain matin, impossible de démarrer le deux-roues. C’est un nouveau modèle dans lequel la clé ne s’insère pas mais est détectée automatiquement. Les deux hommes à qui je demande de l’aide, bien que de bonne volonté, n’y arrivent pas plus et sont obligés d’appeler la femme pour réussir. Si même eux galèrent, ça s’annonce épique.

Moins d’un an après mon accident, me revoilà assis sur un scooter. Tout neuf, il déploie sa pleine puissance à peine la poignée tournée. Je n’ai aucune appréhension et je retrouve une aisance au bout de quelques minutes seulement. En termes de circulation, c’est le bon endroit pour remettre le pied à l’étrier car à part dans Ulu et deux trois autres villages, il n’y a presque personne sur les routes. Par contre, croiser les camionnettes est un peu plus délicat car les types au volant roulent comme des dingues en prenant souvent toute la chaussée. Quand leur carrosserie se pointe devant moi, je serre fortement les sphincters.

Je suis la côte vers le sud en prévoyant de faire une boucle pour revenir sur Ulu et, si j’ai le temps, aller vers le nord jusqu’à une coulée de lave coupant la route. Bien qu’étroite, la chaussée bordée par une végétation luxuriante est parfaite même si quelques segments sont criblés de trous rebouchés plus ou moins à l’arrache. Au loin, le Karengetang s’extirpe des nuages recouvrant ses flancs. À chaque arrêt, je crains de ne pas savoir comment redémarrer et laisse tourner le moteur le temps de prendre des photos. Je longe une baie où une étroite bande de sable s’étale au bord de la route. Les vagues se cassent plus loin trahissant la présence d’une barrière de corail abritant de nombreuses espèces aquatiques. Ayant un masque et tuba, je m’équipe mais abandonne vite les palmes qui me gênent dans cette eau peu profonde. Je fais attention de ne pas m’érafler avec les rochers pointus et de ne pas m’empaler sur les oursins qui tapissent le fond. Plutôt décevant, beaucoup de coraux sont morts ou blanchis et, à part quelques étoiles de mer et petits poissons, il n’y a pas grand-chose à voir.

De retour sur mon destrier, impossible de le démarrer. Je passe vingt minutes à essayer de rapprocher la clé vers tous les éléments du scooter pour qu’elle soit enfin détectée mais rien à faire. Je suis garé en plein soleil et je dois le pousser jusqu’à une zone d’ombre lointaine pour éviter l’évaporation des derniers centilitres d’eau qui restent encore dans mon organisme. Je commence à perdre patience au moment où mon portable capte un peu de réseau. Je m’empresse de trouver un tutoriel. Finalement, c’est facile à démarrer mais pas très logique. Il faut appuyer sur un bouton de la « smart key » deux fois, puis presser pendant deux secondes l’autre bouton avant de tourner la molette sur ON pour enclencher le démarreur. Si une de ces étapes n’est pas scrupuleusement respectée, alors le klaxon se mettra à rugir. Et des coups de klaxons ce matin, j’en ai entendu beaucoup trop…

Je continue plus au sud, vers la statue du barbu le plus célèbre de la Terre. Comme l’île est majoritairement chrétienne, Jésus s’est fait tirer le portrait à coup de plâtre et burin pour atteindre les dix mètres de haut. Face à la mer, les paysages sont splendides avec les nombreuses baies envahies par les palmiers. L’homme au visage fermé qui garde le parking ne me dit pas un mot mais me fait comprendre la somme qu’il faut lâcher pour laisser le scooter. Deux militaires accompagnés de plusieurs personnes installent des chaises autour d’une table en bambou et m’invitent à les rejoindre pour prendre un petit déjeuner à base de gâteaux, bananes frites, cuisses de poulet et de noix de coco que le gardien s’empresse de tailler et trouer. Les soldats ne parlent que quelques mots d’anglais mais avec des signes on parvient facilement à se comprendre alors que les trois autres sont originaires de l’île mais travaillent à Manado dans l’administration militaire et policière. On fait, bien évidemment, une photo de groupe et je remarque alors que je suis vraiment sale. Je sentais bien que j’étais collant mais les deux bandes sombres qui tombent sur mon t-shirt gris au niveau des épaules trahissent encore plus mon incapacité à supporter ce climat tropical.

Je passe le reste de l’après -midi à rouler et à m’arrêter au gré de mes envies et des paysages. Je traverse plusieurs villages aux toits en tôle mais où les églises imposantes se démarquent significativement du reste. Un ponton coloré permet de s’enfoncer dans une mangrove où les racines des palétuviers apparaissent à marée basse. Dans un village lové au cœur d’une baie se refermant par une pyramide de végétation, un homme en scooter arrivant en face, freine fortement. Il me fait de grands signes et appelle sa famille travaillant plus haut afin qu’elle se regroupe. Il monte alors la pente à toute vitesse pour les rejoindre. Plus tout jeune et en tong, quand il s’agit de courir, le papy ne plaisante pas ! Une fois en place et en hurlant, il m’invite à le prendre en photo avec toute sa tribu.

Sans crème solaire, mes jambes ont profité un peu trop du soleil pour ne pas changer de couleur. Ma peau rouge ne laisse aucune place au doute : je vais souffrir dans les prochains jours. Je rentre à Ulu bien avant que Dominik ne passe me prendre à l’hôtel. J’en profite pour faire un tour au port et me renseigner sur les retours en ferry. Ce n’est pas gagné, car la personne derrière le bureau m’annonce qu’il est immobilisé sans pouvoir me dire avec certitude quand il reprendra la mer. Au bord de la jetée, le fameux ferry a baissé sa porte mais aucun signe de vie l’anime. La rouille prend peu à peu possession du bas de la coque et ce n’est probablement qu’une question de temps avant que ce tas de ferraille ne prenne sa retraite. Pas très loin, un petit cargo est lui aussi recouvert de rouille par endroit. Peut-être que finalement, être visuellement en sale état n’est pas un signe de fin de service mais plutôt la norme dans cette lointaine contrée ?

Dominik accompagné de son fils arrive et l’on part avec trois scooters. « Il ne veut pas être guide mais comme tout ce qui l’intéresse c’est être sur son portable pour regarder des vidéos sur Tik Tok, j’essaye de le sortir quelquefois pour qu’il s’intéresse à son île ». Le garçon de 16 ans, plutôt grand et très élancé, est souriant mais on peut voir facilement qu’il n’a aucune envie de crapahuter ce soir dans la jungle. On marque notre premier arrêt dans une clairière parsemée de muscadiers. Une dizaine d’hommes grimpent et récoltent les noix de muscade. Ils m’en tendent trois que je peux garder et ramener si j’arrive à les faire sécher en évitant qu’elles ne pourrissent. La noix est entourée d’une fine enveloppe rouge qui une fois séchée servira à faire de l’huile mais qui s’avère aussi avoir des effets hallucinogènes.

En suivant une route étroite et défoncée, on arrive dans un village perdu et gare les scooters en bas d’une descente prononcée. Même si la lumière décline, il fait encore trop jour pour que les tarsiers ne sortent. C’est au crépuscule, après une journée de sieste au creux d’un arbre, qu’ils poussent des cris avant de se mettre en chasse. On patiente en marchant à travers les arbres à l’affût du moindre mouvement dans les branches. Le fils est resté sur la route, allongé de tout son long sur la selle de son scooter et les yeux rivés sur son écran, ce qui semble énerver silencieusement son père.

Une Néphilia se balade sur sa toile bien protégée entre deux souches d’arbres. Son corps noir se confond bien avec la pénombre qui gagne la jungle. Un cri déchire le silence en provenance d’un groupe d’arbres. Des flaques d’eau tapissent le sol boueux de la forêt ne laissant aucune chance à l’humidité de s’en échapper. Les moustiques sont de sortie et je me fais dévorer malgré mes vêtements longs et le répulsif. Les cris gagnent en intensité et en fréquence alors que Dominik me dit d’approcher doucement de l’autre côté d’un tronc. Plus haut sur une branche, deux yeux ronds nous fixent alors que son propriétaire reste immobile. Deux autres tarsiers apparaissent sur l’arbre voisin. Les cris servent à avertir les membres du groupe pour que tous se rejoignent. Il faut bien faire attention de ne pas les aveugler longtemps avec nos lampes et ne jamais utiliser le flash car il serait tellement violent pour leurs yeux fragiles qu’ils pourraient même en mourir. Pour imaginer l’allure de ces bestioles, il faut prendre la queue d’un rat, les yeux d’un hibou, des pattes de crapaud et le corps d’un singe recroquevillé. En somme, la description d’un gremlin. Pourtant, ces boules de poils curieuses et affamées ne sont absolument pas repoussantes. Ne dépassant pas les 15 centimètres pour un poids de 120 grammes, c’est le plus petit primate du monde.

Avec des yeux globuleux et des oreilles ultra sensibles, ils se déplacent facilement de branche en branche à la recherche de nourriture. Les longues pattes postérieures sont à l’origine du nom car les os du tarse reliant la cheville aux phalanges sont très développés. Tarsius tumpara, ou tarsier de Siau, est une espèce en danger critique d’extinction que l’on ne retrouve que sur ce caillou perdu au milieu de l’océan. On a tendance à penser que « primate » ne fait référence qu’aux singes. Pourtant cet ordre contient de nombreuses espèces comme les lémuriens, les loris, l’aye-aye, les galagos et les tarsiers. Si on compare ses derniers à un singe, les différences sautent aux yeux mais ils ont une similarité au niveau du visage : un nez. Les primates sont classés en deux catégories, les haplorrhiniens et les strepsirrhiniens. Les singes et tarsiers appartiennent au premier car ils ont perdu leur museau au profit d’un nez séparé de la bouche tandis que les seconds possèdent une truffe appelée rhinarium.

On reste silencieux en observant le moindre mouvement de ces créatures inoffensives. Enfin ça dépend pour qui car, avec son régime omnivore, il ne vaut mieux pas être un insecte ou un lézard. Très agile, l’un d’eux s’approche furtivement avant de bondir sur une branche à vingt centimètres de mon visage comme si la gravité n’avait aucun effet sur lui. Il agrippe quelque chose et repart se mettre rapidement l’abri. L’araignée qui vient de finir dans sa main frêle craque maintenant entre ses dents. Il alterne entre croquer et mâchouiller sa proie qui rapidement ne se débat plus. Toujours vigilant mais sans bouger, il tourne parfois sa tête à 180° pour surveiller les alentours. C’est un moment incroyable et, malgré la pénombre, j’arrive à prendre des photos qui m’étonneront de qualité. Mais surtout… je me rends compte que j’avais une grosse araignée à quelques centimètres de ma tête.

Avec une taille d’environ 1,5 cm de diamètre, si on rapporte ces proportions sur un humain, il faut alors imaginer nos visages avec des yeux faisant environ 15 cm de diamètre. Déjà que l’on n’est pas toujours à notre avantage alors avec deux ballons de handball au creux des orbites…

Sous les yeux surdimensionnés des habitants des lieux, on prend la direction des scooters sous la forte pluie. On se protège comme on peut sous un arbre ou avec une immense feuille. On patiente une vingtaine de minutes sous cette pluie tropicale au gré des anecdotes du guide militant. C’est à moi de décider si on attend une éventuelle accalmie ou si on roule sous ces conditions difficiles. Déjà trempé, j’opte pour le second choix. L’idée s’avère épouvantable. Il faut trente minutes pour rejoindre l’hôtel mais là je suis obligé de conduire doucement car les roues glissent dans les virages. Ne voyant déjà rien, conduire en prenant des seaux d’eau en continu dans le visage, n’arrange pas les choses. J’alterne entre me protéger avec la visière ou la relever mais rien n’y fait, l’eau ne s’évacue pas. Je ne me fie qu’à la lueur du feu arrière de Dominik pour savoir quelle trajectoire suivre. J’ai tellement la tête dans le guidon que je ne remarque même pas que je suis seul sur cette route. La pluie se calme enfin et je suis rattrapé par mon escorte personnelle me remettant sur la bonne voie. Je suis trempé mais pas frigorifié, la moiteur oppressante étant toujours présente.

La bonne nouvelle est que je maîtrise de nouveau à merveille le scooter mais la mauvaise, c’est que j’ai très confiance dans ma conduite. Ma hanche, mon coude et surtout mon genou brûlé se souviennent parfaitement de mon dernier excès de confiance derrière un guidon…

Le lendemain matin, la météo est affreuse et la marche sur le volcan est annulée. J’appelle Dominik pour savoir si les prévisions sont meilleures en soirée, ce à quoi il me répond par la négative. Si je ne rentre pas, j’aurai deux jours à attendre en espérant une fenêtre météo clémente. Les seules activités à faire en patientant étant la baignade et le snorkeling, autant me rendre à Bunaken. On retraverse l’île sous la pluie avant d’arriver dans un hall où les passagers attendent et où je croise une espèce bien rare sous cette latitude : un autre touriste.

Vu la houle importante, le bateau arrive avec 45 minutes de retard. On oublie la première classe et le bateau tout neuf. Celui d’aujourd’hui est pourri. Un repas est compris avec le trajet mais il faut être fan de riz blanc sans assaisonnement et de têtes de sardines… Alors que l’on s’éloigne du rivage, je me retourne vers le Karengetang qui s’extirpe des nuages pendant quelques minutes comme pour nous souhaiter bonne chance sur cette mer agitée. On est durement secoué et il n’est pas rare d’entendre des bruits de vidange d’estomac aux quatre coins du navire. Pour moi, tout va bien.

Le voyage a été long et peu reposant mais, comparé à l’homme évacué et couché sur un brancard dans le couloir, je n’ai pas à me plaindre. On débarque dans la cohue générale, les gens n’arrivant pas à attendre leur tour. Même le pauvre homme malade en est victime et l’équipage intervient pour rétablir un semblant d’ordre tout en engueulant les débiles qui ne comprennent pas. J’attends patiemment mon tour avachi sur mon siège en bois inconfortable.

On est le 14 Juillet et à plusieurs milliers de kilomètres, un président mégalo accueille un premier ministre indien facho pour assister à un défilé militaire sur des Champs Elysées partiellement vides. À Manado, ils ont pensé aux Français en vadrouille et un feu d’artifice est tiré depuis une place où se mêlent stands, orchestres et défilés. La fête est en l’honneur du départ de plusieurs officiers de police mais, l’espace d’une soirée, il y a bien plus d’effervescence sur cette minuscule place que sur la plus prestigieuse avenue du monde. Direction maintenant Bunaken et ses célèbres récifs coraliens.

3

J’arrive bien avant l’heure de départ. Cette partie du port concentre des embarcations bien plus modestes que les navires en partance pour les îles lointaines et grouille de monde. Des scooters déposent en continu des passagers tandis que les mikrolets déchargent leurs cargaisons sur les quais. À peine arrivé, je suis assailli de toute part. Se rendre à Bunaken est la seule raison de la présence d’un bulé ici. Je suis entouré puis escorté comme un diplomate jusqu’au bateau qui ne devrait pas tarder à se remplir. À l’intérieur, un Allemand patiente mais se fait dégager pour entasser des colis et marchandises à sa place. Les packs de bière, bidons d’essence et surtout une vingtaine de bombonnes d’eau s’entassent au centre. Des sacs plastiques plus petits pendent le long des parois pour ne pas gêner durant le voyage. Finalement, les bagages sont placées de façon à caler les marchandises.

Les deux moteurs peinent à se mettre en route alors que les derniers passagers sautent sur le pont. Pas de cornes de brume pour annoncer le départ, juste le capitaine qui hurle à s’arracher les poumons. Les trois membres d’équipage montent sur le toit et s’empressent de défaire les nœuds pour libérer notre barque insubmersible. Sans aucune visibilité, l’homme à la barre écoute ses compagnons lui indiquant comment braquer pour slalomer jusqu’à la sortie du port. Le Klabat est découvert. Entre le village coloré à ses pieds et le gris du ciel, le contraste est saisissant. La traversée ne dure qu’une heure et les vagues se font rares.

Le pont à l’avant est l’endroit où les trois générations composant l’équipage jouent aux cartes en attendant d’arriver sur la plage. Le ciel bleu est porté disparu et de gros nuages menaçants bloquent les rayons du soleil. L’île est en vue. Toute plate et recouverte d’arbres, elle contraste avec le Manado Tua, sa voisine distante de deux kilomètres bien plus petite et élevée. La marée étant basse, impossible de débarquer par le ponton et le navire manœuvre pour s’approcher le plus possible de la plage. On est invité à sortir en marchant en équilibre sur une planche de bois qui, en théorie, doit nous empêcher de nous mouiller. Au moment où je m’engage, une vague plus grosse que les autres vient engloutir la planche et manque de me faire tomber avec mon gros sac sur le dos. Après la plage, je rejoins une route pavée. Il n’y a pas de voitures sur l’île mais beaucoup de scooters. Parfois, je croise une moto à trois roues avec une benne à l’arrière utilisée comme moyen de transports entre les villages. Je reste sur l’île au minimum deux nuits et j’ai opté pour une chambre chez l’habitant dans le village principal. Les prix des bungalow isolés dans la jungle mais proches de la plage m’ont rapidement refroidi. Même si on est en Indonésie, les habitants ne sont pas timides sur les tarifs car ils savent bien que certains visiteurs traversant la planète pour rester plusieurs semaines à explorer les fonds marins autour de l’île vont payer.

J’installe mes affaires et passe ma commande pour le repas du soir. En pension complète, je n’ai pas le choix des horaires. Je me change rapidement, prends des palmes et mon masque avant de traverser le village. Aucune idée s’il y a un cimetière sur l’île mais régulièrement des caveaux sont construits sur le bord de la route avec en photo les gens qui y reposent. Alors que je me fais un certain plaisir à imaginer ma première plongée dans ces eaux aussi riches que réputées, me voilà doucher par un coup de tonnerre suivi d’une pluie soutenue. Je trouve refuge sous un abri et dis adieu à la plongée au milieu des coraux. Je ne suis pas le seul à me protéger de la pluie battante car deux geckos s’agrippent sur un lampadaire en se collant l’un contre l’autre tout en restant immobiles. Quand la pluie se calme, je pars marcher dans la jungle en suivant l’unique chemin qui s’offre à moi.

Pas très intéressant, il serpente entre les palmiers en offrant quelques rares vues sur l’océan et des mangroves où des centaines de racines verticales et pointues ressortent et empêchent de rejoindre les récifs. Heureusement, des couloirs se dessinent pour les atteindre sans risquer de se transpercer le pied. Lorsque la marée est haute, il est bien plus difficile de les éviter et il faut être très vigilant. La mer s’est tellement retirée que les restes d’une barque gisent hors de l’eau tandis que le sable est recouvert d’algues sur plusieurs dizaines de mètres. Je fais demi-tour car il semble impossible d’atteindre la côte opposée de l’île et revenir au village avant la tombée de la nuit. Une moto avec une benne s’arrête et son chauffeur me propose de m’y déposer. Je m’assois sur la fragile planche en bois fixée en travers servant de siège. Au moment de descendre, j’enjambe la rambarde mais comme le véhicule est étonnement haut, je m’aide en m’appuyant sur la roue. Avec la pluie, le pneu est glissant et je perds l’équilibre. Je m’explose le genou et le tibia en tapant le rebord métallique avant de me ramasser lourdement. Je sais que mon genou a pris un bon coup mais je ne ressens pas, pour l’instant, de douleur.

Je passe devant le plus grand bâtiment de l’île, une église d’un rose clair, construire à deux pas d’une frontière invisible. Les habitants de l’est du village sont chrétiens alors que ceux habitant à l’ouest sont musulmans. Les premiers se rassemblent dans cette église massive ou accueillent des messes chez eux tandis que les autres se rendent dans les quelques mosquées en assez mauvais état. Sur la plage, des bateaux colorés sont alignés sur le sable alors que des groupes d’enfants jouent au foot dans le sable. Des hommes montent des échafaudages en bois éphémères pour accéder aux parties supérieures du bateau qu’ils taillent et assemblent de leurs mains. Après de nombreuses demandes de photos, je regagne le centre du village juste à temps pour ne pas me reprendre une averse sur le coin de la tronche. Rien à voir ici, sauf la sculpture super kitsch de deux plongeurs se rejoignant sous un cœur.

Tôt le lendemain, je pars sans attendre vers la plage et rencontre un homme m’indiquant un coin plus approprié pour plonger en matinée. L’eau oscille entre le bleu turquoise mais tire par endroit vers le foncé. Pour atteindre les récifs, je dois suivre les zones bleues dépourvues de rochers et de coraux pour rejoindre le cœur de la zone. De là, je n’aurais qu’à aller où bon me semble à la recherche des nombreuses espèces qui vivent ici. Je ne prends que mon masque avec moi. Des dizaines d’étoiles de mer tapissent le fond et je fais vraiment attention où je pose les pieds pour ne pas les écraser. Les étoiles de mer à cornes sont de couleur orange et arborent au centre et sur chaque bras des excroissances noires qui ressortent.

Les autres, tachetées et d’un bleu surprenant, sont des Lickias ou étoiles de mer bleues. Leurs longs bras semblent fragiles mais se sont pourtant des armes redoutables. Se nourrissant de coquillages, elles les positionnent de part et d’autre de la coquille en exerçant une forte pression pour l’ouvrir. Une fois l’intérieur accessible, elles vont déverser leur estomac pour libérer un cocktail de sucs digestifs entraînant la dissolution de sa proie en un liquide nutritif. Une fois aspirée, l’estomac reprend sa place initiale signifiant alors la fin de la digestion externe.

J’attends d’avoir de l’eau jusqu’à la taille pour nager et slalomer entre les coraux en suivant les poissons. Pas très bon nageur, je les perds souvent de vue mais dans la seconde qui suit, un nouveau attire mon attention. Les fonds marins sont si riches que des centaines de poissons parcourent ce labyrinthe. Je fais en sorte d’être le plus doux possible pour ne pas abîmer ou pire, casser les coraux. Même si certains présentent un blanchiment, ils sont relativement bien conservés. Quelques anémones violettes ou vertes sont dispersées ici et là et côtoient des rochers semblables à des cerveaux. Striés de nervures semblables à celles que l’on trouve dans notre boîte crânienne, cette espèce de corail-cerveau est en réalité un animal. Je tourne en rond et m’émerveille de l’agitation qui règne sous l’eau. Je ne remonte à la surface que pour reprendre de nombreuses fois ma respiration. Plutôt mauvais, il va falloir que je travaille l’apnée car je ne tiens qu’une vingtaine de secondes…

Chez les poissons, j’en observe de toutes les tailles. Les plus petits se cachent dans les cavités ou entre les tentacules des anémones dès que je m’en approche alors que d’autres continuent leur chemin sans se soucier de moi. Je vois des demoiselles à capuchon reconnaissables à leur tête noire et jaune et au corps blanc, des poissons ange-duc aux zébrures blanches/noires/jaunes et bleues, des poissons cochers à la forme triangulaire caractéristique mais aussi une multitude de poissons papillons aux rayures jaunes et noires. Le plus impressionnant sont les zancles cornus, eux aussi triangulaires mais avec un long et fin prolongement vers l’arrière. Il y a des dizaines d’autres espèces mais pas facile de bien les observer et encore moins de les identifier. D’ailleurs, ma GoPro low-cost fait quand même de bons clichés. Pour ma quatrième réelle plongée, j’arrive à immortaliser pour la première fois ce qui défile sous mes yeux.

La renommée de Bunaken vient de sa paroi verticale plongeant dans les profondeurs de l’océan. C’est sur ce tombant que la diversité marine explose. Difficile d’y accéder sans bouteilles d’oxygène mais j’arrive quand même à voir des bancs de centaines de poissons nageant paisiblement dans ces eaux chaudes. Ce bleu à perte de vue est enivrant et donnerait presque le vertige. Pour m’en approcher, je dois nager dans des zones où je n’ai plus pied et où parfois je ne vois plus le fond. C’est à ce moment-là que je comprends que je suis en partie thalassophobe. Je n’en suis pas au point d’être paralysé et j’arrive quand même à profiter de ces moments. Pour autant, je ne m’attarde pas et regagne vite un endroit où je retrouve visuellement le fond de l’océan. La vérité c’est que je ne suis absolument pas fait pour être sous l’eau car, non seulement je ne supporte pas d’avoir le tuba entre les dents, mais je dois être l’unité de mesure pour définir la nullité de quelqu’un nageant avec des palmes. C’est simple, une fois aux pieds, au lieu de gagner en aisance, je perds systématiquement en mobilité. Même nul et mal à l’aise, mon côté masochiste me fait passer plus d’une heure à la recherche de bestioles bien plus grosses. Pas un aileron ou une nageoire de requin de récif en vue mais j’aperçois quand même une tortue nageant quelques mètres en dessous. Elle disparaît aussi vite qu’elle est arrivée.

Je passe la matinée à alterner récupération sur la plage et nage entre les coraux. Je ne ressens aucune douleur de ma chute d’hier alors que mon tibia est durement marqué. Je rentre à midi où un repas m’attend et les commentaires sur la maison d’hôte disaient vrais : tout est bon. Après une sieste dans un hamac en plein courant d’air, je suis de retour sur le chemin de la plage. Une messe bruyante se déroule sur la terrasse d’une maison et les fidèles s’entassent dehors. La marée est de nouveau très basse et j’ai l’impression qu’il y a encore plus d’étoiles de mer que ce matin. À chaque pas, 4 ou 5 nouvelles font leur apparition.

Un groupe de touristes chinois pataugent un peu plus loin. Ne sachant pas nager, ils sont vêtus d’énormes gilets de sauvetage et agitent les bras en se débattant pour rester à la surface. Cherchant plus de calme, je continue à marcher jusqu’à arriver dans une zone désertée. Juste avant de me jeter à l’eau, une petite tâche orange sur mon bras attire mon attention. En approchant mes yeux myopes, elle prend la forme d’une petite araignée. Minuscule, elle s’accroche à mon maillot pour ne pas tomber à l’eau. Ses yeux alignés lui donnent un air attendrissant, bien loin des énormes mygales et autres abominations peuplant cette jungle. Hors de question de la tuer en l’immergeant, je fais demi-tour jusqu’à la plage tout en faisant bien attention d’orienter mon bras en fonction de ses déplacements pour ne pas qu’elle chute.

La prendre en photo est délicat entre sa vivacité et ma mise au point pas incroyable. Je galère et prends de nombreuses photos floues avant d’être un tant soit peu satisfait du résultat. Je la dépose sur un muret et retourne nager. Après recherches, c’est une Cosmophasis lami, une araignée sauteuse. Comme la majorité des araignées, tous les membres de cette famille possèdent huit yeux mais leur disposition est singulière. Elles en possèdent deux principaux, gros et bien centrés au milieu de la tête. De chaque côté, deux plus petits sont aussi positionnés vers l’avant, l’ensemble permettant une vision binoculaire pour apprécier correctement les distances. Les quatre derniers sont sur les côtés de la tête, deux étant très reculés, et détectent les mouvements périphériques. Ainsi, cette famille à une vision quasiment à 360° permettant d’exploiter parfaitement son environnement.

La fin d’après-midi ressemble à la matinée et j’alterne entre plongées, repos et sieste. Il y a ici, des endroits où les coraux sont bien plus en souffrance que ce matin et certaines zones ressemblent à un cimetière. Comme tous les jours, le ciel se couvre et la pluie se met à tomber, me forçant à rentrer. Je vais prendre le bateau dès le lendemain matin car, même si la journée a été très agréable, je ne suis pas un mordu de plongée et un deuxième jour identique ne m’enchante pas trop. Je suis sur la plage à 8h et l’on part rapidement. Aujourd’hui, les vagues sont plus importantes et la petite embarcation se fait secouer. Comme il est tôt, je décide de rejoindre Bitung, l’autre grosse ville du nord de Sulawesi et rejoindre le parc national de Tangkoko, y passer la nuit et faire une excursion dans la jungle à la rencontre d’espèces endémiques.

4

Finalement, c’est galère d’aller à Bitung en transport et je commande un Grab. Le chauffeur me demande si je veux passer par l’autoroute. Pour une fois que l’on peut rouler, on aurait tort de se priver. Pour moins de deux euros, on file sur cette route déserte qui contourne le Klabat, bien moins impressionnant vu depuis sa base. Va savoir pourquoi, alors que la voie se veut rapide, la vitesse est limitée à 80km/h… Au terminal de Bitung, deux hommes m’annoncent que pour rejoindre le parc je dois privatiser un transport avec, bien évidemment, une somme conséquente demandée. J’essaye de négocier en montrant qu’avec un Grab ça me couterait deux fois moins mais les types sont inflexibles. Je m’attends à ce qu’ils soient un peu virulents, les seuls indonésiens agressifs que j’ai rencontrés sont toujours ceux qui gèrent des transports, mais au final ils s’en foutent royalement et me laissent partir. Tout fout le camp!

J’attends devant le terminal mon chauffeur qui tourne en rond. De nombreuses fresques sont peintes sur le mur d’enceinte et ont pour thème commun le Covid. On sent que cette période pas si lointaine a laissé quelques cicatrices. Avec un mélange de reconnaissance envers les soignants et de pop culture, le virus est maitrisé et éliminé. Une voiture me klaxonne et son chauffeur me hurle quelque chose d’incompréhensible avant de redémarrer en trombe. Quelques minutes plus tard, il revient finalement et m’invite d’un geste de la main à ouvrir la portière. Je monte à l’arrière où la clim fait des miracles/ravages.

Les murs de la ville laissent place à une forêt dense. Le chauffeur me dépose devant un portail rouillé laissant entrevoir un jardin fleuri. Une gargote d’où s’échappe de la musique est construite de l’autre côté de la route. June, un guide, vient à ma rencontre. De petite taille mais à la carrure certaine, il me broie la main que je viens de lui tendre. À proximité de l’entrée de la réserve, plusieurs homestay accueillent les visiteurs. En plus d’être guide, il travaille avec le propriétaire du petit resto et des bungalows. Vu le prix très attractif, je pose mon sac dans une chambre rustique mais qui offre une terrasse au milieu d’une végétation luxuriante. Il me propose deux excursions, une de nuit à la rencontre des tarsiers et une autre pour marcher plusieurs heures dans la jungle tôt le matin. Je zappe les tarsiers par contre, le départ à 5h30 est pris pour le lendemain.

Une longue plage de sable noir sur laquelle d’impressionnants rouleaux viennent s’écraser part du village construit l’intérieur de la baie. La réserve est connue pour abriter le macaque à crète, une espèce endémique de cette région mais aussi très menacée. Parfois, des groupes s’avancent en dehors de la jungle fouler le sable volcanique de la plage. En marchant un long moment au bord de l’eau, j’ai l’espoir d’apercevoir les derniers représentants de leur espèce. Malheureusement, sûrement trop occupé à faire une sieste, aucun ne se montre. Je continue cette marche monotone entre un océan agité et une végétation verdoyante en direction des pentes boisées du volcan Tangkoko.

Des plateformes de pêches flottent le long de la côte. Si certaines semblent abandonnées, d’autres sont animées par les va et vient des pêcheurs nageant depuis la plage ou débarquant en jukung, les bateaux traditionnels indonésiens avec des balanciers en bois mais dépourvus de mâts ou voiles. Un pêcheur sortant de l’eau semble surpris de me voir déambuler au milieu de nulle part. À l’aide de mimes, dont je laisse imaginer le ridicule, et du mot « monkey », je lui demande s’il a vu des singes sur la plage. Il me répond négativement par un mouvement de tête mais me montre des rochers au loin formant une barrière naturelle. Toujours pas la moindre trace de macaques et je m’assois sur le moins inconfortable. Depuis mon poste d’observation, les seuls animaux que je verrai sont des blennies, des poissons s’accrochant aux rochers grâce à leur ventouse sous la tête mais se faisant violement arracher de leur promontoire à chaque vague. Un crabe fantôme à cornes, facilement reconnaissable à ses yeux rétractibles pourvus d’une excroissance sombre lui donnant un air menaçant, s’avance timidement mais s’enfuit au moindre mouvement.

De retour sur la partie de la plage où des groupes d’enfants se baignent et m’arrêtent pour prendre des photos, je bifurque par un chemin qui coupe à travers la végétation avant de traverser le village. Le panneau jaune caractéristique d’une silhouette montrant la formule E=mc2 annonce une école faisant face à une église surplombée d’une imposante statue de Jésus. Je suis un sentier s’enfonçant dans la jungle mais fais rapidement demi-tour car la nuit commençant à tomber, je ne suis pas suffisamment habillé pour me protéger des moustiques qui envahissent les lieux. Lorsque je ressors pour manger, 90% de ma peau est couverte afin de rivaliser dans le combat acharné qui m’attend. Même comme ça, je sers de buffet à volonté à ces bestioles assoiffées de sang.

Je rencontre Allen et Sonne, un couple Slovéno-Hollandais revenant de la marche nocturne. Disons que je les re-rencontre car ce sont eux qui sont venus voir si j’allais bien après ma gamelle à Bunaken. Eux aussi font l’excursion matinale et June nous annonce que l’on ne sera que tous les trois. Allen me dit qu’à quelques mètres du sentier derrière le restaurant, ils ont vu une grosse araignée immobile sur un tronc. Lorsqu’il me demande si je veux voir l’endroit, je ne le laisse même pas finir et je réponds positivement avec des yeux pétillants.

On scrute à la lampe torche les arbres à la recherche d’une réflexion qui trahirait la présence de cet être à huit pattes. Elle est bien plus grande que ce que j’avais imaginé et il me laisse seule avec elle. N’ayant pas mon appareil photo, je fais vite l’aller-retour jusqu’à ma chambre pour immortaliser la rencontre avec cet être que beaucoup considèrerait comme cauchemardesque. C’est une Lampropelma carpenteri appartenant à la famille des Théraphosidés, des mygales de grande taille. Celle que j’ai devant moi est vraiment imposante avec ses 20 centimètres, pattes comprises. Ses yeux placés sur le dessus de la tête réfléchissent la lumière de ma frontale alors que j’essaye de limiter le floue sur les photos que je prends.

Curieux, je m’en approche pour observer tous les détails. Surnommée aussi la « Giant Earth Black Tiger », elle arbore sur son abdomen gris des bandes noires. Ses huit pattes parsemées de nombreux poils, lui permettent de s’agripper au tronc tout en se maintenant à une distance raisonnable du sol. Malgré ce que l’on voit sur la photo, elle possède bien huit pattes mais aussi deux chélicères en avant de la tête abritant les crochets sans oublier les pédipalpes, les deux appendices bien plus longs que l’on confond souvent avec une cinquième paire de pattes. Utilisés comme des « pieds palpeurs » dans un but sensoriel, leur extrémité est élargie car ils ont aussi un rôle lors de l’accouplement. Les mâles transfèrent leur sperme dans une cavité à l’intérieur avant d’être ensuite transféré à la femelle.

Avec ma frontale, je balaye tout autour de moi. Des points lumineux apparaissent à de nombreux endroits dans la jungle. Une dizaine d’araignées sont immobiles et m’observent sans que je m’en rende compte. Mais… je vais vraiment dormir au milieu de tout ça ? Je m’approche une dernière fois, tout en restant à une distance respectable. Elle semble placide alors je ne risque rien. Pourtant, en regardant sur internet une fois dans ma chambre, et après avoir bien vérifié que rien ne s’est glissé dans mon bungalow, voilà ce que j’ai pu lire au sujet de cette espèce : « Jeune c’est une espèce extrêmement rapide et agressive qui se calme un peu au fil des années. Cependant, son venin est très puissant, toxique mais surtout actif sur l’Homme ». Comme quoi, j’étais peut-être un peu trop confiant…

Lorsque le réveil sonne à 5h, je suis complétement déphasé. Pourtant, je me dépêche d’aller manger et m’habiller convenablement pour randonner en étant protégé des piqûres des nombreuses bestioles qui n’attentent que ça. On rejoint June et l’on suit une petite route qui traverse la jungle. Elle est d’ailleurs utilisée par les locaux pour se rendre du village au centre des rangers qui patrouillent pour prévenir le braconnage et protéger les espèces, notamment le yaki, nom local du macaque à crète. On quitte le chemin pavé pour s’enfoncer à travers les broussailles, les arbres centenaires géants et les ficus aux interminables racines. La jungle est le théâtre de milles bruits. Des cris, les chants des oiseaux, les grincements stridents des insectes sans oublier les jurons du gars qui écrit ces lignes et qui manque de s’étaler de tout son long en trébuchant sur les racines. Il ne nous faut pas longtemps pour apercevoir une première silhouette qui se tient immobile sur une branche. La chouette est rejointe par une deuxième qui se pose juste à côté et nous fixe de ses yeux perçants. Plus loin sur un arbre, une dizaine d’insectes bleutés aux pattes rouges sont alignés. June s’en approche et nous dit qu’ils s’envolent si rapidement qu’il est impossible de les voir partir. À peine effleuré par sa main, ils s’envolent verticalement. Il recommence et effectivement, ils disparaissent dans un léger claquement à la vitesse d’une balle de fusil.

Dans une zone plus clairsemée, deux groupes scrutent les branches à la recherche du nid d’un calao à cimier, un oiseau au bec coloré et avec un casque sur la tête. On attend patiemment en observant le moindre mouvement dans les arbres quand un bruit sourd brise le silence relatif de la jungle. Le calao s’approche de son nid et chacun de ses battements d’ailes provoque un bruit sourd. Il se pose sur un tronc à l’opposé de nous. Un peu éloignés, on entend l’oiseau prendre son envol sous les lamentations des humains au sol.

June s’arrête brutalement et fixe une zone en hauteur. Vu la direction de son regard, il est peu probable que ça soit un groupe de macaques qui ait attiré son attention. On suit le cheminement de son doigt à travers les arbres pour apercevoir une curiosité locale. Un couscous des Célèbes est assis sur une branche et nous fixe de ses yeux perçants. Sa longue queue pend dans le vide en s’enroulant sur elle-même ou autour d’une branche pour se balancer et atteindre des feuilles qu’il grignote calmement. Il se déplace le long d’une branche avec une lenteur scandaleuse et passe le plus clair de son temps à ne rien faire.

Ce marsupial est endémique de Sulawesi. Sa présence ici est atypique car la très grande majorité des marsupiaux vivent en Océanie, à l’exception des opossums présents en Amérique. Le couscous, comme tous ceux de son groupe, est un mammifère possédant un marsupium, une poche dans laquelle se développe la larve marsupiale. Elle va se fixer aux mamelles de la mère et « fusionner » avec pour atteindre une forme juvénile et autonome. On ne parle pas de fœtus, car à ce stade il n’y a ni gestation ni incubation, seulement le développement du petit dans la poche de la femelle. Le couscous des Célèbes est le marsupial le plus occidental mais aussi l’un des plus rares en dehors de l’Australie et de la Nouvelle-Guinée. Hors du commun, il ressemble à tout mais en même temps à rien et cette bestiole est bien plus proche d’un kangourou que de n’importe quel autre mammifère peuplant la réserve.

Sa présence étaye un principe biogéographique symbolisé par la ligne de Wallace qui sépare la faune indomalaise de la faune australasienne. Cette ligne passe entre les îles de Bornéo et de Sulawesi et s'étend vers le sud en séparant Bali et Lombok. C’est une limite de distribution pour de nombreux poissons, d’oiseaux et de mammifères qui sont abondamment représentés d'un côté de la ligne mais faiblement ou pas du tout de l'autre. Même si Sulawesi est géographiquement en Asie, on la considère dans le domaine biologique australien. Il y a 20 000 ans, le niveau de l'océan étant plus bas de 120 mètres, les terres émergées à l’est de la ligne étaient presque toutes reliées entre elles et à l’Australie. Les animaux pouvaient alors passer d’île en île facilement expliquant pourquoi aujourd'hui, on retrouve une faune apparentée à celle de l’Australie pourtant à plusieurs milliers de kilomètres.

Toujours pas le moindre signe indiquant la présence de macaques. Au détour d’un arbre au tronc creusé, on passe la tête à l’intérieur pour regarder s’il n’est pas habité. Vu ma dernière rencontre nocturne, j’hésite un peu. Une dizaine de chauve-souris la tête en bas se blottissent les unes contre les autres. Pas facile de garder la tête dedans car on reçoit dans les yeux dans le meilleur des cas, des éclats de bois et dans le pire ce qui pourrait s’apparenter à du guano. Plus loin, camouflé par l’ombre d’une branche, j’aperçois une silhouette. June confirme que c’est un martin-chasseur à la recherche de nourriture. Avec son allure de cigogne miniature, il scrute les alentours en quête d’invertébrés ou de petits lézards et serpents pouvant passer dans son bec proéminant. Comme il est loin, on se rapproche autant que possible mais, déjà repérés depuis un long moment, il ne se fait pas prier pour s’éloigner.

On fait une nouvelle pause alors que notre éclaireur part en repérage. Un arbre imposant nous fait face et, par un total hasard, attire notre attention avec ses branches entremêlées. En s’en approchant, un mouvement rapide dans la cavité centrale attire notre regard. Des yeux globuleux suivent notre avancée, bien protégés par la pénombre qui y règne. On se retrouve nez à nez avec des tarsiers. Plutôt nocturne, il est assez surprenant d’en voir un à l’extérieur de l’arbre s’agrippant à l’écorce tout en se confondant avec sa couleur. L'arbre est un sanctuaire et une vraie forteresse avec de nombreuses ouvertures en hauteur. Elles leur permettent de se cacher facilement en offrant une protection efficace contre les prédateurs. Malgré les nombreuses ressemblances, ce n’est pas la même espèce que sur l’île de Siau car ceux que l’on trouve dans la réserve sont des tarsiers spectraux.

Cela fait pratiquement quatre heures que l’on marche dans ce labyrinthe végétal et il est temps de rentrer. C’est avec le pas lourd et la déception de ne pas avoir vu l’espèce emblématique de la région que l’on fait demi-tour. On longe la plage mais toujours pas la moindre trace de macaques. Dans une dernière tentative, June part seul devant. Il nous fait signe de le suivre mais son visage n’inspire pas la confiance et ses mouvements de tête négatifs annihilent nos derniers espoirs. Pourtant, au détour d’un virage, il se retourne vers nous avec un grand sourire en déclarant « J’ai enfin trouvé un groupe ». Même si la joie est silencieuse, elle est bien présente.

Les singes occupent tous les espaces disponibles et certains sont assis dans le sable en bordure de jungle tandis que d’autres passent de branches en branches. Les derniers déambulent en plein milieu des sentiers. Même si on les appelle macaques à crêtes, leur nom scientifique est Macaca nigra pour macaque noir. Avec un pelage sombre comme la nuit doublé d’un visage noir anthracite avec des reflets gris et argentés, ils portent parfaitement leur nom. En français, on utilise plutôt « à crête » pour le définir car c’est un signe distinctif chez certains individus qui arborent une touffe parfois assez prononcée. Ils sont aussi à l’aise sur terre que dans les arbres dans lesquels ils se déplacent avec une grande agilité même si, à la différence de la majorité des primates arboricoles, ils sont dépourvus de queue. La population des macaques à crête est dans une situation préoccupante et il fait partie des 25 espèces de primates les plus en danger critique d’extinction. Ce n’est pas la seule espèce de macaque sur les Célèbes car on en trouve six autres, mais c’est celle qui est la plus en danger car, même si les rangers et les associations assurent leur protection dans l’intégralité de la réserve, ils sont braconnés dès qu’ils s’aventurent au-delà des limites.

On déambule au milieu d’un petit groupe occupé au centre par un mâle plus imposant que les autres. Pas craintifs, on se retrouve vite encerclé, mais c'est une situation plutôt commune avec ces singes grégaires. Ils ont l'habitude de se déplacer en masse mais ne présentent à priori pas vraiment de danger car ils sont pacifistes. Même si June nous dit que l’on peut s’approcher en gardant une distance minimum, je reste vigilant pour surveiller si l’un d’eux ne pète pas subitement un plomb. Si on empiète trop sur leur espace, la seule chose que l’on risque vraiment est l’interaction avec un mâle qui ouvrirait la gueule en poussant un cri et s’avancerait pour nous intimider. Malgré tout, lorsque les mâles baillent en laissant entrevoir leurs canines pointues et longues comme un doigt, ils forcent le respect.

On est en plein dans la période de reproduction et les actes de copulation sont nombreux. Pendant plusieurs jours, un mâle et une femelle ne se reproduiront qu’entre eux. Les différences entre les deux sexes sont flagrantes. Les mâles sont deux fois plus gros et n’ont pas de mamelles apparentes. Leurs bourses sont rouge vif et ils possèdent une substance séchée blanche et jaunâtre autour de l'appareil reproducteur. Composée principalement d’urine, elle est très odorante et diffuse en continu des phéromones. Comme il y a beaucoup d’urine répandu sur le sol, l’odeur est très prenante même si le vent venant de la plage la balaye, rendant la zone respirable. Les femelles sont facilement reconnaissables pendant l’œstrus car elles ont un développement massif de la région anogénitale. Elle prend des proportions énormes en plus d’une coloration rouge. Ce gonflement est caractéristique de la période de reproduction et attirent les mâles. On se sent comme des voyeurs au milieu de ce groupe plutôt actif qui se papouille avant de s’accoupler. Les autres membres sont dispersés dans les alentours mais avec leur couleur noire, ils restent faciles à repérer. En s’éloignant de la zone dedébauche simiesque, on tombe sur les plus jeunes en train de jouer ou rechercher des fruits tandis que des femelles s’épouillent et s’occupent des petits. Cette sociabilité contraste avec les gros mâles alpha qui sont plutôt solitaires et parfois antipathiques avec leurs congénères.

En sortant de la réserve, on tombe sans le vouloir sur une espèce incroyable bien que difficilement observable de part sa petite taille. Un lézard s’accroche au tronc d’un arbre et lève la tête en fixant le ciel. C’est un draco identifiable grâce à sa membrane jaune pouvant se déployer sous la gorge et sur ses flancs reliant ses pattes. Ces dernières lui permettent de voler ou plutôt, de planer. Même si elle se retrouve chez les mammifères, quelques reptiles l’utilisent à la manière d’une voile de bateau pour se déplacer en se laissant porter.

J’hésite à rester une nuit de plus pour repartir dans la jungle le soir venu ou alors rejoindre Tomohon. Allen et Sonne partent justement vers cette ville et me proposent de partager les frais. Le chauffeur arrive dans une bonne heure ce qui nous laisse le temps de manger et récupérer un peu de cette matinée chaude et fatigante. Lorsqu’il gare son 4x4 et ouvre sa portière, je reconnais immédiatement Mucen. Même si l’île est gigantesque, le monde est parfois petit. On se dépêche de tout charger et après deux heures de route et deux arrêts dans des marchés pour acheter quelques fruits, on arrive en vu de Tomohon et du Lokon qui semble encore plus fumant que lors de mon ascension. Avant de nous déposer dans nos hôtels, Mucen nous arrête dans peut-être le pire endroit qui soit.

5

C’est dans cette région que l’on trouve d’incroyables paysages mais aussi l’un des endroits les plus dérangeants de Sulawesi. La couleur est annoncée dès que l’on cite son nom : Extreme Market. Avant de partir de Tangkoko, Allen m’a dit qu’il souhaitait faire un tour dans ce marché aussi célèbre que lugubre. De mon côté, je n’étais pas motivé et je demande à Mucen de me déposer n’importe où en ville. La communication ayant visiblement échoué, il me dépose à l’angle du marché des horreurs. Maintenant que je suis à côté, autant y aller même si je suis intimement persuadé que je ne vais pas apprécier. La rue en pente est bordée de stands ambulants où des fruits sont alignés par centaines. On est la cible d’absolument tous les regards. Je suis maintenant habitué à être une « attraction » mais là, c’est poussé à l’extrême. Un homme nous interpelle. Ses yeux s’illuminent et une lueur s’installe en prenant la place de sa pupille lorsqu’il comprend mon origine. Il enchaîne les phrases dans un excellent français où seule la prononciation des « r » trahit son origine. Aussi étonné qu’amusé, on reste quelques minutes sur le bord d’un trottoir défoncé alors que mes camarades commencent leur visite. Il a travaillé plusieurs années au consulat d’Indonésie en France puis a intégré une Alliance Française à son retour. Il semble être amoureux de la France et trouve que nous autres sommes des gens incroyables à fréquenter même s’il reste perplexe quand il évoque la vie à Paris. Ouf ! L’honneur est sauf ! Pour lui, les visiteurs français sont de loin les plus agréables. Même si l’objectivité laisse sûrement à désirer, on prend !

Le coin des fruits passé, la partie du marché où se vend la viande s’ouvre devant nous. Depuis le début, je n’utilise que des termes peu glorieux pour qualifier cet endroit mais sans jamais l’expliquer. Pour bien se le représenter, prenons un proverbe Minahasa qui colle bien à la situation : « Tout ce qui a des pattes se mange, sauf les tables et les chaises ». On trouve tout un tas d’animaux inédits pour nous en occident. Au menu, il n’y a que l’embarras du choix : des sangliers, des cochons, des rats, des chauves-souris, du python, parfois des chats mais surtout des chiens. La majorité des pauvres bêtes sont grillées au chalumeau une fois tuées pour enlever les poils et sont placées sur les étals. En ce milieu d’après-midi, il n’y a plus que quelques vendeurs restants. Olfactivement, c’est épouvantable. Dans ce lieu s’élève une odeur de mort qui stagne mélangée à celle du sang qui sèche en plein soleil. J’aperçois quelques chauves-souris la gueule grande ouverte sur le carrelage d’une table, leurs ailes arrachées étant vendues séparément. Un python éventré et enroulé repose sur un étal dégueulasse et sanguinolent. Globalement, même si l’hygiène n’est jamais incroyable dans les marchés indonésiens, ici on est quand même dans une autre catégorie.

Plus loin, à côté d’une tête de cochon posée au milieu des dernières pièces de viandes disponibles, des cages roulantes sont vides. Leurs occupants sont maintenant entassés les uns sur les autres et ont le même aspect que les chauves-souris. C’est surtout pour cette raison que je ne voulais pas mettre un pied ici. L’idée de voir des chiens attendant amorphes qu’on les sorte de leur prison pour leur éclater le crâne à coup de gourdin, m’angoissait. Pourtant, à la vue de leurs corps inanimés et calcinés, je ne ressens pas vraiment de dégout. Je ne suis pas très à l’aise mais devant l’impassibilité des gens qui fréquentent le marché, j’ai l’impression de les comprendre. Après tout, c’est de la viande et est-ce que c’est davantage immoral que de manger du bœuf ou du mouton, parfois brutalement tué dans nos abattoirs ? Nous sommes le 18 Juillet 2023 et dans une semaine, le maire, les autorités régionales et des associations signeront un accord mettant fin à la vente de viande de chien et chat. C’est une sacrée victoire pour les nombreux défenseurs des animaux qui attendaient ce moment depuis très longtemps.

Sanne étant végétarienne, nos visages doivent quand même marquer le coup. Des hommes assis à côté remarquant nos mines peu rassurées nous expliquent que c’est très bon mais aussi que, sans surprise, on a la même expression faciale que tous les bulés venant ici. Malgré cette ambiance de mort, les gens sont très accueillants et des attroupements se forment dans les allées où nous passons. On nous offre des fruits, on nous fait goûter des plats ultra épicés et on nous sert de l’arak, un l’alcool fort en goût. Même pour l’Indonésie, c’est quand même un accueil particulièrement chaleureux. C’est l’estomac rempli par les fruits, brûlé par les piments et en vrac par l’alcool que Mucen nous dépose dans nos hôtels respectifs isolés sur la même colline à la sortie de la ville.

Ils se rendront dans deux jours sur les îles Togian, un archipel isolé et long à atteindre. Mucen sera leur chauffeur jusqu’à la ville de Gorontalo d’où part le bateau. Ils me proposent de partager les frais mais je n'ai pas vraiment envie d’y aller. C’est bien sûr une option que j’ai en tête mais faire plus de 20h de transport pour être totalement déconnecté pendant plusieurs jours en ne faisant que me baigner, me reposer et plonger au milieu des coraux, ne me motive pas énormément. Cette étape doit être incroyable à faire entre amis, en famille ou en couple, mais tout seul, à part en étant passionné de plongée, je pense que je vais tourner en rond et probablement m’ennuyer dans cet endroit paradisiaque.

Mon bungalow en lisière de jungle est super confortable. Vu les interstices entre les lattes de parquet, j’imagine sans peine certaines bestioles nocturnes s’introduire dans ma chambre pendant que je dors. Au moins, il est spacieux et pour la première fois, je vais être confortablement installé. Il est tard et pour me déplacer demain, je demande à l’accueil si je peux louer un scooter pour les deux prochains jours. Le prix est assez élevé mais il fera l’affaire. J’en profite aussi pour demander si je peux déposer mes fringues mais les prix avec un lavage du t-shirt à 1,50€, me font m’étouffer.

Dès le lendemain, je pars à l’est vers le lac Tondano. Je fais un crochet par l’amphithéâtre, le point de vue le plus emblématique de la ville. Il n’y a personne et seul le gardien qui balaye les allées atteste d’une présence humaine. Il n’oublie pas son rôle principal et vient très vite à ma rencontre pour réclamer le droit d’entrée. C’est donc allégé de quelques roupies que je m’avance vers les rambardes. Le Lokon apparaît avec un village qui grignote petit à petit son flanc. Tels de larges miroirs d’eau, les rizières occupent la vallée qui se dessine à ses pieds. Je remonte sur mon destrier mais un problème survient. La béquille est coincée et si elle n’est pas remontée, impossible de démarrer. À force d’essayer de la redresser de plus en plus violemment, elle se débloque dans un bruit strident et le moteur se met enfin en marche. Je croise les doigts pour ne pas avoir déjà bousillé le scooter…

La route est chaotique pour rejoindre la ville mais devient très agréable en s’en éloignant. Les virages s’enchaînent calmement et la circulation devient de moins en moins dense, seuls quelques chauffeurs de camions surexcités accélèrent comme des cinglés. Globalement, en termes de conduite, les gens sont plutôt calmes ici et je ne suis pas obligé d’être sans arrêt sur le qui-vive pour me sentir en sécurité, contrairement à Sumatra et Java où la conduite était quand même assez dingue !

Le lac se dévoile au loin comme une immense mare logée entre de nombreux sommets. Comme assez souvent dans ce pays, il est le résultat d’une énorme éruption qui a engendré l’effondrement d’un volcan sur lui-même, en l’occurrence ici, le Mont Kaweng. Même si sa taille n’est pas dantesque comme le lac Toba, c’est quand même le plus grand du nord des Célèbes. Je perds en altitude tout en approchant du bord mais sans savoir où me diriger. En prenant la direction du nord, je traverse plusieurs petites villes. Ce qui saute aux yeux, en plus d’être plus rural que Tomohon, c’est que cet endroit a l’air bien plus désuet, comme s’il était moins entretenu. Sans pour autant être signe de pauvreté, le changement s’opère brutalement entre deux villages distants de quelques centaines de mètres. J’emprunte des chemins défoncés qui mènent vers les berges du lac.

Trois hommes se tiennent sur un ponton qui s’avance sur le lac silencieux. Des filets et des planches sont montés un peu partout et cloués sur de gros bouts de bois qui sortent de l’eau. Le tout forme des passerelles permettant de relier des cabanes ou alors de fragiles bassins délimités seulement par d’autres filets disposés en cercle. Des hommes en barques naviguent et vont de filet en filet transportant de gros sacs de ciment ou de farine de poissons provenant tout droit d’une usine chinoise. Même si le lac doit être bien pollué avec ses activités intensives et que de larges zones sont recouvertes d’un tapis de plantes aquatiques, les paysages sont agréables et changent avec tout ce que j’ai pu voir dans la région. Les hommes me font signe et la discussion s’amorce encore une fois très facilement. Ils ne parlent pas trop anglais mais essayent de se faire comprendre en faisant des signes et mes expressions basiques en indonésien sauvent parfois la situation. Je les suis sur les passerelles qui craquent à chaque pas et, même si je ne suis pas certain de tout avoir compris, plus les filets sont loin de la berge, plus les poissons sont proches de la maturité.

Je fais plusieurs autres arrêts pour prendre en photo les rizières mais aussi les maisons atypiques qui, bien que sur la terre ferme, sont construites sur pilotis. Même si quelques-unes sont entretenues et doivent appartenir à de grands pontes, la majorité sont bien plus modestes à l’image du reste des villages. Après les lacs Toba et Maninjau l’année dernière, on ne peut pas dire que le Tondano soit merveilleux, mais les quelques heures à me perdre autour ont été plutôt agréables. En continuant vers Tomohon, je passe à côté d’un village que j’avais coché. Pourtant il n’y a absolument rien à faire dans ce trou perdu au fin fond de la campagne indonésienne. Cependant, il peut servir de base pour aller randonner sur les pentes du Soputan voisin. Ce volcan, aussi photogénique qu’énervé, est actif et s’est réveillé violemment pour la dernière fois il y a cinq ans. Un large dôme de lave visqueuse occupait le cratère sommital et grandissait de jour en jour mais une série d’explosions de grande envergure le désintégra. Relativement dangereux lorsque l’on se trouve à proximité, vu son isolement, les habitants en sont relativement protégés.

Je me perds dans le village et me retrouve devant l’unique hôtel. De la musique se fait entendre tandis que les gardiens empêchent les véhicules d’aller plus loin. C’est bondé, bruyant et sur le plan d’eau à proximité, il y a tout ce que les Indonésiens aiment : des cœurs géants où faire des selfies, des cygnes gonflables, des pédalos et autres structures en bois où passer sa tête pour se prendre en photo. J’imagine que dans ce coin paumé qui ne doit pas voir passer souvent des étrangers, la conversation risque d’être difficile. La propriétaire arrive et, dans un anglais incroyable, m’annonce le prix pour une nuit. C’est cher pour cet endroit perdu mais je n’ai pas le choix. Soit j’accepte, soit je reste dans le bungalow de Tomohon mais j’aurai alors une heure de scooter dans le froid de la nuit avant de commencer la randonnée.

J’en profite pour lui demander des conseils sur le début de la rando. Sur ma carte, il y a plusieurs chemins qui semblent y mener mais les informations ne semblent fiables que pour un seul d’entre eux. Elle me dit qu’elle va se renseigner et espère pouvoir me donner une réponse plus tard. Souvent dans ce pays, il est étonnant de voir que peu de gens savent comment accéder à un lieu pourtant proche de là où ils vivent. Je pourrai demander à 30 types le chemin, je risque d’obtenir 30 réponses totalement différentes. Il serait plutôt intelligent de chercher un des points de départ cet après-midi plutôt que d’essayer de le trouver en pleine nuit le lendemain matin. Je me base sur mon GPS pour rejoindre celui qui semble être le plus accessible. La route s’arrête nette devant une pierre protégée par un abri. Aucune idée de ce que c’est vraiment mais ça a l’air d’être connu car plusieurs mikrolets remplis de passagers arrivent. Les visiteurs s’empressent de se déchausser pour se recueillir autour du mégalithe. Derrière, un chemin se dessine et semble correspondre à une courte trace visible sur mon appli menant au Soputan. Le chauffeur m’ayant adressé un signe du pouce quand j’ai prononcé « Soputan » en montrant du doigt le passage, me conforte dans l’idée que c’est le bon point de départ. Pour en avoir le cœur net, je m’y engage avant de disparaître dans la végétation. En moins de cinq minutes, je me fais littéralement détruire chaque morceau de peau laissé à l’air libre par les moustiques. Visiblement, ce n'est pas par là.

En repartant, je vois un panneau sur lequel est inscrit « Bukit Kasih ». Je slalome entre les trous profonds et les branches qui empiètent sur la route jusqu’à voir au loin de larges colonnes de fumée blanche s’élever dans les airs. Une barrière m’empêche de passer et comme d’habitude, un homme m’attend, plutôt content de voir un touriste dans ce lieu un peu à l’écart de tout. Il me tend un ticket contre quelques roupies. Je commence à faire le tour de cette zone géothermique. Une odeur de soufre pestilentielle s’échappe des nombreuses mares boueuses et bouillonnantes disséminées sur les flancs de la colline. Vu la concentration, j’essaye de ne pas rester trop longtemps dans les vapeurs et enchaîne à grandes enjambées les marches pour prendre de la hauteur. D’ordinaire, cette odeur ne me dérange pas vraiment, mais là c’est quand même une véritable agression olfactive.

Les escaliers sont raides, il fait très chaud et sans ombre, c’est sûrement la pire heure pour se lancer dans cette courte mais intense montée. Le panorama n’est pas terrible car le relief ne permet pas de voir le site en entier mais offre par contre une vue sur toute la région, souvent recouverte de végétation d’où s’extirpent péniblement quelques villages. En redescendant, je croise plusieurs familles qui se ruent vers moi portable à la main. Prendre un selfie n’est pas une option. Je n’ai absolument pas le choix et j’accepte volontiers de me prêter au jeu. Après moins d’une heure et une perte d’environ 2 litres de sueur, je repars vers Tomohon en passant dans un village dominé par une énorme statue de Jésus. Il ouvre les bras comme pour m'accueillir dans sa communauté, moi pauvre pêcheur. Comme à Siau, elle est immense et donne des airs corcovadesques à la colline.

Je fais quelques arrêts pour prendre des photos d'églises un peu particulières présentes à chaque coin de rue. Je passe récupérer mes affaires et prends la direction d'une cascade à la sortie de la ville. La météo commence à se dégrader et les nuages deviennent menaçants. Je zappe la chute d’eau et file directement dans le village paumé. La nuit commence à tomber et, entre mon gros sac sur les épaules qui pèse lourd et la chaussée un peu humide, la conduite devient plus délicate. Je fais plusieurs arrêts pour soulager mes épaules et m'étirer dans l’espoir de défaire le nœud qui s’est installé entre mes omoplates.

J'arrive à l’hôtel déserté et plongé dans le silence. La patronne appelle un de ses employés pour qu'il vienne me donner des informations. À l'aide de la carte sur mon téléphone, il m'explique chaque chemin que je dois emprunter et surtout me montre d'où je peux partir. Je lui explique l’endroit que j'ai trouvé cet après-midi, mais sa mine dubitative ne me laisse rien entrevoir de positif. Il me conseille deux points de départ mais aucun des deux ne correspond à un chemin visible sur mes différentes applications. Vu comment il a l'air sûr de lui, je lui fais confiance. Le point de départ le plus près de l'hôtel est, selon ses dires, pénible à trouver. Je dois trouver un complexe énergétique de la compagnie nationale, longer un mur d'enceinte avant de m’enfoncer dans la jungle.

Avant d'aller dormir, je décide de m'y rendre pour m'assurer que la route mène bien à l'endroit qu'il m'a indiqué et éviter ainsi de galérer dans quelques heures. . J’emprunte la route qu'il m'a décrite et arrive sur une portion en si mauvais état que je me demande si ma monture va tenir le choc. La chaussée est tellement pourrie que je virevolte dans tous les sens sur la selle du scooter. J'ai l'impression d'être un cowboy dans d'un festival de rodéo au milieu du Texas. Je ne fais même pas du 10 km/h et je suis désarçonné en permanence par les pierres qui ressortent de plusieurs centimètres. Je me suis forcément trompé, il est impossible qu'une route en aussi mauvais état mène à une station géothermale pourtant ralliée chaque jour par de nombreux camions. C'est quand même dingue que même avec des explications précises, j'arrive continuellement à me perdre. Soit j'ai un talent caché soit je comprends tout de travers. Je fais demi-tour tout en étant dubitatif et surtout en sachant qu'il va falloir trouver le bon chemin en pleine nuit.

Mon réveil sonne à 4h15 du matin. La nuit a été courte mais je suis ultra motivé. Je m’habille rapidement en veillant à bien me couvrir pour me protéger des moustiques mais pas trop pour ne pas mourir de chaud et de déshydratation. En suivant la route, je vois une bifurcation que mes yeux n’ont pas jugé bon d'apercevoir quelques heures auparavant. J'arrive rapidement sur une route en parfaite état qui s'élève en suivant les reliefs jusqu'à apercevoir un halo lumineux émanant de puissants projecteurs. Près de l’usine énergétique, j'aperçois le sentier qui longe les imposant murs d'enceinte en béton. Il fait toujours nuit noire mais le chemin est facile à suivre.

Après une vingtaine de minutes de marche, je m’enfonce dans la jungle et le ciel commence à s'embraser. Les sommets sont baignés dans une lueur orangée qui s'étend à l'horizon. Même si le soleil n'est pas encore véritablement levé, il fait déjà chaud et très humide. Je commence à sentir la répétition des efforts dans les muscles de mes jambes. Sorti de nulle part, un énorme chien me fait face en grognant et en montrant les dents. Ce n’est quand même pas de chance qu’au milieu de nulle part je me retrouve face à la réincarnation de la bête du Gévaudan qui n’a pas l'air d'apprécier ma présence. Le sentier étant étroit, si je veux continuer je dois absolument passer devant lui. Le futur de la rando se heurte à un obstacle d'environ une vingtaine de kilos. Alors que j’essaye une approche furtive et rassurante, une femme apparaît, crie sur le chien qui baisse les oreilles instantanément et file tout droit en me frôlant sans me porter aucune attention. Ça valait vraiment le coup de me faire peur pour finalement m'ignorer…

Aucune idée d'où sort cette femme, peut-être qu'elle vit dans une cabane au milieu de la jungle. Plus loin, je tombe sur de nombreux champs avec quelques abris sommaires. J'imagine que la femme sort de l'un d'eux et s'en va rejoindre le village chargé de ses poches plastiques pour vendre le fruit de ses récoltes. Plus loin, un homme sort d’un cabanon et m’invite à le suivre sous un abri pour signer le registre d'entrée. Ce n’est jamais agréable de penser à ce qu’il risque d’arriver si le volcan s’agite mais c’est aussi rassurant et important de savoir que quelqu'un sait où l'on se trouve. Les cabanes sont ultra vétustes, juste quelques bouts de bois, planches, et des bâches parfois trouées permettre à l'ensemble de tenir debout. Le couple qui vit ici surveille nuit et jour que les gens passant par-là se manifestent sans pour autant demander un droit d'entrée, qui pour le coup serait plus que légitime. Je leur achète quelques boissons pour compenser la gratuité de l’endroit.

Même si ça monte, c'est quand même assez calme comme randonnée. Il n'y a que 650 m de dénivelé sur un peu moins de 10 km pour accéder au point de vue. Pour accéder au sommet, le chemin est bien plus long et plus physique. J'arrive à l’endroit où le sentier disparaît, en suivant d'abord une rivière qui descend de la jungle. Cette eau chargée en minéraux et surtout en souffre, apparaît parfois d'une couleur rougeâtre mais la plupart du temps laiteuse virant vers le jaune. Il faut la longer en la franchissant à plusieurs reprises. Même si actuellement ce n’est pas la saison des pluies, les berges fragilisées rendent la progression pénible. Je tente de trouver des points d'appui solides mais inévitablement, je ralentis la cadence. Même en faisant attention, je manque à plusieurs reprises de glisser et de m'étaler dans cette eau chaude.

L'ascension finale pour accéder au mirador débute et il faut me frayer un passage à travers les hautes herbes coupantes. Le chemin est de plus en plus difficile à suivre car, même si la randonnée n'est pas inconnue, il n'y a pas énormément de personnes qui empruntent ce sentier. Alors que je me rapproche du point de vue, une pyramide sombre sort au-dessus de la jungle mais est rapidement encerclée et avalée par les nuages. Putain… Je suis arrivé trop tard ! Alors que le soleil n’est même pas levé depuis une heure, les nuages sont déjà de la partie. Je suis dépité mais j'ai encore l'espoir que le vent qui commence à souffler et à agiter la végétation, les balaye au moins quelques minutes. J'accélère le pas sur ce terrain qui maintenant descend légèrement. Il n’est que 6h30, il fait déjà bien trop chaud et je suis totalement trempé avec ma chemise à manches longues.

Je longe un cratère d'où s’échappe une timide fumerolle montrant que même s'il semble endormi, il y a toujours une activité bouillonnante dans ses entrailles. C’est l’un des cratères du Sempo, qui est en réalité le volcan que j'ai grimpé tout au long de la randonnée. J'arrive enfin dans un endroit à l’écart offrant une vue dégagée sur le Soputan. Même s’il y a des nuages vers le sommet, ils s’écartent avant de revenir lécher ses flancs. Parfois, on le devine presque entièrement mais il est impossible de distinguer la fumée qui s'échappe du cratère au milieu de cette masse nuageuse. Il y a deux éléments qui le composent, un petit cône avec un large cratère au pied d'une pyramide sombre imposante culminant à plus de 1700 mètres d'altitude. Pour les Indonésiens cette dernière est la mère alors que le cratère à ses pieds représente son enfant. Totalement dénué de végétation, ce volcan présente les stigmates de ses éruptions passées. Un dôme grossit en ce moment dans le cratère et menace de s'effondrer en formant des nuées ardentes. Le danger principal est, comme souvent, les lahars pouvant atteindre les villages alentours en suivant le lit des rivières.

La vue est incroyable. Avec cette silhouette sombre qui tranche avec les couleurs de la jungle et de l'océan en arrière-plan, j'ai l'impression de me trouver au Guatemala face au Fuego. Je prends le temps de récupérer autant que possible avant de me remettre en route pour rejoindre le petit cratère. Il est hors de question que je m'attaque à cette impressionnante pyramide pour deux raisons. La première est que le temps de rejoindre sa base puis d'entamer l'ascension, les nuages auront sûrement tout recouvert. La seconde est que je n'ai aucune confiance en ce volcan. C’est rare mais une voix me dit "mon bonhomme c'est une mauvaise idée d'aller en haut, celui-là il ne faut pas le tenter". Aucune idée de la raison pour laquelle j’ai ça dans la tête parce que des volcans plus actifs et certainement plus dangereux, j’en ai déjà approché, mais là au fond de moi j'ai la sensation que je dois garder mes distances.

Je continue de descendre dans la jungle jusqu'à en sortir partiellement et retrouver une vue totalement dégagée. Là, c'est la douche froide. En moins de 20 minutes, les nuages ont totalement recouvert le volcan même si le petit cratère reste encore vaguement visible. Je renonce car le temps d'y monter, environ une heure de marche, les nuages auront certainement fini de l'avaler entièrement et je serai alors obligé de progresser à l'aveugle dans cet épais brouillard. Tant pis et comme le précédent point de vue a offert une vue d'ensemble du volcan, quoiqu'il arrive, cette randonnée matinale est déjà plutôt réussie.

En retournant sur mes pas, je croise un groupe que j'avais vaguement aperçu à un campement et qui semble dépité lorsqu’ils aperçoivent les nuages. Je repasse par la rivière, remanque encore de m'étaler de tout mon long, mais rejoins mon scooter les pieds relativement secs. Je retourne rapidement à l'hôtel pour récupérer un peu en espérant faire une sieste d'une heure avant de regagner Tomohon. Mine de rien, 6h ce sont écoulés et je ressens le poids de mes efforts matinaux. Les travaux dans le bâtiment voisin ont raison de mon sommeil et c’est somnolent que je lève les voiles.

Je reprends la même route qu'hier et bifurque à la recherche d'une vue dégagée sur le lac Linow, où je me suis déjà rendu après la rando sur le Lokon. Il y a une route qui mène à un sommet appelé Toulangkow permettant d'apercevoir le lac d'un côté et les reliefs de la région de l'autre. Une pente extrêmement raide se dresse devant mon scooter, mettant son moteur à rude épreuve. J'arrive dans une zone déboisée où deux cabanes en bois sont construites. Ne voulant pas m'encombrer de mon gros sac pour rejoindre le sommet de la colline, je le laisse dans un coin caché à l’écart de la route et commence la petite ascension de 10 minutes. Après la randonnée de ce matin, cette courte montée va achever de me couper les jambes. En haut, le Lokon résiste à l’assaut des nuages alors que la ville de Tomohon sort de la végétation. De l'autre côté, la vue est encore plus grandiose avec le lac qui occupe le fond d’un large cratère entouré de nombreuses colonnes de fumée blanche. À côté de mon sac, des araignées occupent le cendre de grandes toiles. Plutôt joliment colorées, vertes avec des bandes jaunes, elles se confondent parfaitement avec la végétation environnante.

Avant de rentrer à l'hôtel, je rejoins la chute d’eau à la sortie de la ville. Il fait super chaud, j’ai mon gros sac sur les épaules et il y a énormément de marche car la cascade fait presque une trentaine de mètres. Fatigué et n'ayant aucune envie de m'infliger ce portage inutile, sans oublier la remontée, je décide de le laisser sur un banc sous un abri. Je ne sais pas pourquoi je fais ça et je ne sais absolument pas si c'est une bonne idée, mais j’ai confiance. Je prends quand même avec moi mon petit sac qui contient les choses de plus grande valeur, mais laisse ma penderie ambulante à la vue de ceux empruntant ce chemin pavé. La cascade est assez impressionnante et son important débit s'écrase à chaque seconde en contrebas. Je suis rapidement trempé par l'eau qui virevolte autour de moi. Vu la chaleur qui règne, je ne vais certainement pas m'en plaindre. Le fait d'avoir laissé mon sac ne m'omnibule absolument pas. Je suis plutôt tranquille et on verra lors de la remontée si c'était une bonne idée ou si je suis juste un simplet sans aucune once de bon sens et maintenant sans aucun vêtement de rechange. Suspense…

Il est toujours là ! Dans quelques semaines se tiendront les élections des gouverneurs. De nombreux panneaux représentants les candidats fleurissent partout en bord de route. Ma préférence va à celui vêtu d'une chemise rouge avec un badge de taureau sur la poitrine et un chapeau recouvrant le sommet de son crâne. De sa main droite, il fait le signe des cornes du diable, que l'on voit davantage dans les concerts de métal que chez un candidat à une élection importante.

Je rends le scooter que personne ne prend la peine de vérifier. Pour l'instant, aucune chute n'est à déplorer et je pense avoir trouvé un juste milieu entre rouler assez vite sans être un abruti qui risque de tomber et de mettre un terme prématuré à son voyage. Je décide de zapper les Togians et, problème, en y renonçant, je ne vais pas pouvoir aller dans le centre des Célèbres, alors qu'il y a quand même des endroits qui m'attirent. Une autre option serait de prendre un vol jusqu'à Luwuk puis un bus ou une voiture jusqu'au pays Toraja dans le sud de Sulawesi. La particularité de cette île très biscornue et qu’elle s’étale en plusieurs bras. Pour rallier ces derniers, il faut faire preuve d'une patience sans faille. En passant par Luwuk, il y a une vingtaine d'heures de transport pour arriver à Rante Pao, un des endroits que je meurs d'impatience de connaître. En passant par les Togian, c'est encore pire car je dois enchaîner 11h de voiture 12 heures de ferry, puis de nouveau 4 heures de bateau et plus de 16 heures de voiture pour arriver à destination. Même si la Sulawesi ça se mérite, je n'ai ni l'envie ni le "temps" pour passer une aussi longue période dans les transports.

La réceptionniste me commande un chauffeur à moto via une appli qui ne fonctionne que dans cette ville. Il vient à moto. Je grimpe à l'arrière et on est parti dans une descente aussi raide qu’infernale. Je contracte tous mes muscles pour essayer de ne pas partir en arrière entraîné par le poids du sac et contre toute attente je ne souffre pas trop dans un premier temps. Au bout de 40 minutes je commence à ressentir une fatigue musculaire et je demande à nous arrêter juste le temps de me dégourdir les jambes et de m’étirer un peu. Jacki parle bien anglais et a extrêmement envie d'échanger avec moi, surtout de sa famille. Très enthousiaste, trop même parfois, il lâche le guidon pianote sur son portable pour me montrer les photos de toute la tribu. Quand il me dépose, je lui donne plus que ce que l’application demande car chauffeur n'est pas son métier, il fait ça en plus de son travail pour pouvoir payer les études de ses trois enfants.

6

Je prends un billet pour Makassar pour le lendemain matin. Il fait beau et le Klabat est découvert en bord de piste. Installé contre le hublot, une carte plastifiée attire mon attention. Les prières des principales religions sont écrites en indonésien et en anglais. Plusieurs personnes s'empressent de lire et de réciter à voix basse certains paragraphes avec une réelle ferveur, ce qui n'est jamais très rassurant quand on s’apprête à voyager à 10 kilomètres d’altitude…

Grâce à dieu et toutes les prières lui étant adressées, l’avion atterrit en un seul morceau. L’aéroport se trouve au milieu des champs et, même si Makassar est la plus grande ville des Célèbes, impossible de l’apercevoir par le hublot. Je ne compte pas passer la nuit en ville mais à une quinzaine de kilomètres plus au nord, plus proche d’un endroit que je veux absolument visiter avant la tombée de la nuit. L’hôtel que j’ai réservé ne donne pas spécialement envie mais dans ce quartier excentré, l’offre n’est pas colossale. Même s’il n’est pas très éloigné, je prend un taxi pour m’y rendre sinon la chaleur et le soleil auront raison de ma vieille carcasse avant que j’arrive. Les prix annoncés sont fous et tous les chauffeurs me sautent à la gorge en se montrant bien insistants. « T’inquiètes pas, ce n’est pas cher du tout », et hop, 15 € pour faire trois misérables kilomètres. Je cherche le stand de Grab mais les prix sont eux aussi gonflés. Quand je demande s’il n’y a pas de mototaxis, l’employée derrière le comptoir m’explique que l’aéroport ne l’autorise pas avant de faire un signe de tête en toute discrétion vers son collègue. Ce dernier revient alors accompagné d’un homme avec un casque visé sur la tête.

Je lui montre l’adresse, négocie un prix et me voilà assis sur le siège défoncé d’un vieux scooter. Le parking est gigantesque, preuve des nombreux chauffeurs qui traînent dans les parages à la recherche de clients. On rejoint la route principale et le gars ne tourne pas dans la bonne direction. Pas de panique, je me dis que c’est un raccourci mais il s’arrête devant des commerces en m’invitant à descendre. Je crois que l’on s’est plutôt mal compris. « Si tu veux qu'on aille à ton hôtel, il faut me donner plus ». Je n’y crois pas ! Mais je ne me laisse pas démonter et tombe à mon tour dans le chantage. « Si tu me laisses ici, alors je ne te donnerai absolument rien, zéro roupie ». Il semble surpris de ma réponse et alors que je descends, il me fait signe d’attendre et essaye de renégocier. Je lui répète que je pars sans rien lui donner.

Du haut de son mètre soixante, il commence à s’énerver mais je me rapproche de lui pour lui montrer que je ne suis pas impressionné. Pour une fois que mon physique filiforme sert à quelque chose, j’en profite. J’espère qu’avec mon regard froid et mon visage fermé il va comprendre que je n’ai pas envie d’être chatouillé. Finalement, il cède et en me déposant, essaye de nouveau de gratter quelques roupies. J’accepte juste pour faire un compte rond.

Pour huit balles la nuit, je ne m’attends pas à du luxe. La chambre est basique mais agréable. Je ressors immédiatement et commande un Grab pour me rendre à Ramang-Ramang, à 25 minutes de scooter. Le chauffeur a l’air plutôt sympa mais après dix kilomètres, il s'arrête devant une station de service. Le plus naturellement du monde, il pianote sur son portable et me montre la traduction : il veut que je lui donne 100 000 roupies pour l’essence, en plus de la course. Mais ils sont malades ici ou quoi ? Il croit vraiment que je vais raquer sans rien dire ? Le problème c’est que dans ce village isolé, les Grab ne courent pas les rues et s’il part, je vais me retrouver bloqué et risque de ne pas arriver à destination avant la nuit. C’est la deuxième fois d’affilé qu’un chauffeur me prend pour un imbécile et j’espère que ça va cesser parce que je vais vraiment finir par me prendre la tête avec l’un d’eux. « Je te file 30 000 roupies et tu te dépêches de faire le plein pour qu’on y aille ».

Avec les impressionnants pics karstiques autour de Ramang-Ramang, on a l’impression d'être dans la baie d'Ha Long. De petits villages s’élèvent un peu partout en bordure de rivière et au milieu des champs. Des buffles recouverts de boue se baignent et se reposent dans les eaux sombres des rizières. Même si le paysage est déjà somptueux, pour profiter des meilleures vues, il faut dépasser les premiers reliefs pour atteindre une vallée entourée par les pics. Pour s’y rendre, les habitants ayant flairé le bon coup, proposent de remonter la rivière en bateau. C’est sûrement sympa mais vu l’épaisse végétation qui tapisse les berges, je n’ai pas l’impression que la vue soit très dégagée et il n’y a personne près des embarcations colorées. Ce sont elles qui servent de ramassage scolaire pour que les enfants vivants dans des maisons isolées au bord de la rivière puissent aller à l’école.

Il y a de nombreuses grottes dans la région qui sont exploitées et permettent aux habitants de gagner leur vie. Habitées par d’immenses colonies de chauve-souris, les sols sont recouverts de guano qui est récolté puis utilisé dans les champs mais aussi vendu aux agriculteurs n’ayant pas accès aux grottes. Stocké dans des sacs qui s’entassent parfois devant les maisons, cet or blanc est une réelle source d’argent et permet de vivre convenablement dans ce havre de paix. Je continue à me balader et, alors qu’un attroupement se forme autour de moi, un homme me montre un chemin qui longe des rizières et permet d’atteindre la vallée en marchant.

Je fais bien attention où je mets les pieds car les nombreuses pierres forment des cavités pouvant abriter de mauvaises surprises venimeuses. Je fais plusieurs arrêts pour profiter de la vue et arrive rapidement dans un passage qui se rétrécit à cause des deux parois abruptes qui se font face. Une clôture que j’enjambe me barre la route et je débarque dans cette vallée isolée. Des gens travaillent dans les champs et se protègent du soleil grâce à leur chapeau triangulaire. Ils désherbent à la main de grandes parcelles pour préparer de nouvelles cultures tandis qu’une vieille machine tourne bruyamment en labourant difficilement la terre.

J’ai vraiment l’impression de débarquer au Vietnam, ou en tout cas ce que j'imagine être le Vietnam, pays que je ne connais pourtant qu’à travers une multitude de photos postées sur le web. Ce paysage qui m’écorche la rétine est exactement celui que j’imagine quand j’entends parler de ce grand pays asiatique. L’eau stagnante n’est pas transparente mais réfléchit tous les pics et maisons tel un parfait miroir. L’endroit est vraiment calme mais c’est aussi une zone que les avions survolent à basse altitude avant d’atterrir. On a le sentiment d’être perdu au milieu de nulle part et pourtant le monde moderne ne passe qu’à quelques centaines de mètres au-dessus de nos têtes. Je suis les passerelles installées sur les fossés surélevés du bord des rizières. Peu de personnes habitent ici et quelques hôtels ont émergés offrant des vues imprenables. Les villageois vendent surtout des sodas. Peu importe où l’on se trouve en Indonésie, il y aura toujours une cahute parfois très rudimentaire, proposant des canettes.

J’emprunte un escalier rejoignant un belvédère offrant une vue sur le fond de la vallée qui se referme quelques kilomètres plus loin. Le soleil commençant à baisser, impossible de m’y rendre et de revenir avant la tombée de la nuit. Un vieux couple habite une maison à côté du point de vue et l’homme s’affaire en donnant des coups de marteau sur le sol de la cabane. Son torse nu laisse apparaître l’ensemble de ses côtes. Je leur achète une noix de coco qu’il s’empresse de tailler à l’aide d’une machette. En trois coups, il l'ouvre et place une paille dans l’ouverture. Avec sa dextérité incroyable, ça lui a pris moins de dix secondes mais si j’essaye de faire la même chose, j’y passe plus de vingt minutes avec en prime la perte probable de plusieurs doigts.

Je m'installe sur le rebord entre les canettes et gobelets en plastique que ceux m’ayant précédé n’ont pas été foutus de jeter à la poubelle. On peut être au bout du monde, on trouvera toujours des gros porcs sur notre chemin… Le vieil homme les aperçoit et les rassemble pour nettoyer l’endroit avant de… les jeter dans le ruisseau qui s’écoule plus bas. Je peux comprendre que l’écologie ne soit pas une priorité mais là c’est quand même désolant, surtout vu le cadre dans lequel on se trouve. Si j'avais su, je les aurais mises dans mon sac pour les ramener. Est-ce que pour autant ça aurait changé quelque chose vu à quel point le tri ici et la gestion des déchets sont inexistants ? Peut-être que la seule solution viable pour l’environnement serait de ne pas boire du tout.



En ressortant de la vallée, je me retrouve à l’ombre des parois rocheuses. Je dois marcher quatre kilomètres pour rejoindre l’axe principal où il y a bien plus de passage et croiser les doigts pour qu’un Grab passe par là. Je traverse plusieurs villages où les gens, sortant des maisons pour profiter de la relative fraîcheur, viennent à ma rencontre. Je parle avec tellement de personnes que mon temps de marche se retrouve inexorablement allongé. Des rochers s’élèvent dans les champs formant de véritables murs biscornus devant lesquels des buffles et vaches broutent. Alors que le soleil couchant envoie ses derniers rayons, les mosquées s’allument et le muezzin entame son appel à la prière, aussi puissant que lyrique. Devant un minaret, deux hommes sont assis sur des vélos qui doivent avoir deux fois mon âge. Ils ont une allure atypique mêlant parfaitement survêtement et chapeau en osier. L’un d’eux insiste pour que je prenne une photo de son pote, plutôt réfractaire. Bizarrement, une fois la photo dans la boîte, les deux s’en vont sans regarder le résultat et la conversation s’arrête brutalement.

Au bord de la grande route, je vois un scooter avec la veste verte facilement reconnaissable de Grab. Je commande dans la foulée et en moins de deux minutes, le voilà à ma hauteur. J’espère qu’il ne me réserve pas de surprises comme les deux loustics précédents. En face de mon hôtel se trouve un immense centre commercial. Sa modernité contraste avec la vétusté du quartier dans lequel il est implanté. Eclairé de toute part, des imitations de colonnes grecques soutiennent les différents halls. C’est kitsch mais ça attire les gens alors qu’à l’intérieur il n’y a que quelques boutiques et chaînes de fast-food douteuses.

Mon hôtel dans le centre de Makassar offre une vue panoramique sur la ville et son attraction principale : la mosquée aux 99 dômes. C’est une ville que beaucoup de voyageurs zappent et je les comprends. À part quelques endroits, elle est plutôt décevante alors quand depuis ma chambre au 10ème étage j’ai la meilleure vue, je ne vais pas bouder mon plaisir. Les enfants bruyants qui courent en hurlant et frappant les murs dans le couloir me ramènent rapidement sur terre. Quelle plaie les gamins !


Sur l’esplanade au bord de l’eau, j’ai une vue directe sur la mosquée occupant le centre d’une île artificielle. Il y a des dômes à perte de vue et leur couleur rouge-orangé contraste avec le bleu du ciel. C’est flashy mais pas vilain pour autant. Je passe la fin de matinée à me balader le long de la jetée et un homme me repère. Il faisait des allers-retours en plein soleil au milieu d’une place déserte. En sueur et avec un anglais hésitant, il me propose de m’amener sur une petite île au large de la ville. Il faut 35 minutes de navigation pour l’atteindre et je peux y rester trois heures pour profiter de la plage où faire du snorkeling. Je n’hésite pas une seconde et accepte le prix qu’il m’annonce. Il me donne rendez-vous dans vingt minutes, le temps de récupérer mes affaires. Quand je reviens, le bateau n’est pas là. On patiente au port au milieu des pinisi, les bateaux traditionnels à voile construits par les Bugis, un peuple vivant à quelques heures à l’est de Makassar. Spécialistes en construction navale, leurs bateaux sont maintenant prisés par les organisateurs de croisières entre Lombok et Komodo.

Sur une petite embarcation, un homme hurle de nous approcher. Je mets un pied sur ce fragile bout de bois balloté par les vagues. Tous les sièges à l’abri sont occupés alors le bulé à la peau pâle craignant les UV va faire la traversée en plein soleil. Je me protège en enfilant un t-shirt à manches longues et en accrochant ma serviette pour qu’elle me fasse de l’ombre. Une demi-heure de traversée dans ces conditions, même si le vent la rend supportable, c’est long. Tous les autres se rendent sur une plateforme flottante pour qu'ils puissent pêcher pendant 48 heures à seulement 300 mètres du rivage de la minuscule île de Samalona. On passe les digues de protections avant de longer une autre île où le moindre mètre carré est recouvert par des habitations aux toits de tôles. On approche de la plateforme où matériel et nourriture sont déchargés du bateau qui tangue sous les allers et venues. Trois minutes de navigation plus tard, me voilà sur le sable chaud de la plage. On se retrouve dans trois heures dans le coin. Vu la taille de l’île, 200 sur 130 mètres, le coin signifie certainement toute l’île.

Quelques maisons occupent le centre de l’île mais un bâtiment d’une importance capitale ressort plus que les autres : la mosquée. J'alterne entre plongée et récupération sur la plage. On est au petit soin avec moi, trop même, car on vient me trouver très régulièrement pour me proposer à manger ou à boire. Je profite de l'eau chaude et transparente qui offre une bonne visibilité sous-marine.

Lorsque je plonge, j’aperçois de nombreux poissons nageant entre les coraux et éponges. Une multitude d’espèces passent devant mon masque qui prend l’eau. Parmi elles des poissons-balistes, perroquets, papillons, des poissons clowns et des demoiselles. Parfois, je sens des coups sur mes jambes. Un poisson me suit à la trace et fonce sur moi pour me faire déguerpir de son territoire. J’essaye de lui mettre un coup avec le pied mais il est bien trop vif et revient continuellement à la charge. Un être aplati reste immobile sur le sable et s’élance pour s’en aller plus loin en quelques secondes. Cette raie au corps ocre parcouru de nombreux points d’un bleu électrique, se camoufle parfaitement et j’ai du mal à la distinguer parmi les rochers. Elle est craintive mais son aiguillon peut infliger une piqûre douloureuse et difficilement soignable, mais vu sa nature craintive, je ne risque rien. C’est la première fois que je vois une raie pastenague à points bleus et la façon dont elle avance évoque plutôt un flottement. Entre deux plongées, je fais le tour de l'île, ce qui ne me prend pas plus de dix minutes montre main.

Au moment de repartir, le type à qui j’ai loué le masque et les palmes sort de nulle part et me réclame de l’argent car j’ai posé mes affaires sous un abri pendant que je me changeais. C’est reparti pour une prise de tête… Mais c'est quoi cette région où tout le monde essaie de me pigeonner sans même s’en cacher ? Ça commence vraiment à me gonfler et j’envoie balader ce type comme il se doit. Le capitaine arrive, prend ma défense et parvient à convaincre l’autre relou de laisser tomber. Je lui paye seulement le matériel de plongée et il retourne buller dans son hamac.

Avant de rentrer à Makassar, on fait un détour sur l’île très urbanisé de Lae-Lae. En approchant, il siffle plusieurs fois pour que ses deux fils sortent d’une maison et se jettent à l’eau. Il balance des caisses en polystyrène avant de remettre le moteur en marche. Il me dépose sur un ponton où de nombreuses lattes craquent sous mes pas.

Au loin, la lumière orangée de cette fin de journée se marie parfaitement avec celle des dômes de la mosquée. De petits restaurants s'installent sur le trottoir et les enceintes crachent du métal. Entre le calme des vagues qui s’échouent sur le rivage et un homme hurlant dans un micro, le contraste est surprenant mais l’ambiance est vraiment sympa. J’arrive au terminal des ferrys où des fresques évoquant le COVID recouvrent les panneaux en béton qui longent le boulevard. Des jeunes viennent à ma rencontre et, étudiant l’anglais, se font un plaisir de me parler. Ils sont tellement meilleurs que moi que je me sens ridicule avec mes balbutiements et mon accent prononcé.

Je pars le lendemain pour Rantepao. Les bus mettent presque dix heures et je choisis un départ tard pour voyager de nuit. J’opte pour un bus couchette, plus cher certes, mais bien plus confortable. J'ai une journée à tuer avant de me rendre au terminal. Depuis l’hôtel, j’ai aperçu une grande pagode jaune. Je galère à trouver la bonne rue et un homme m’invite à monter derrière lui pour m’y déposer en quelques minutes sans rien demander en retour. Juste à côté, il y a aussi un temple hindouiste très coloré et plein de vie alors qu’une odeur d’encens envahit la rue. Je retourne vers la mosquée pour en faire le tour à pied mais l’entrée m’est interdite. Je n’ai rapidement rien à faire et il me reste sept heures à tuer avant le départ de mon bus. Je tourne en rond et végète sur les fauteuils dans l’entrée jusqu’à ce que l’heure approche.

Je réserve une chambre sur internet pour trois heures mais en arrivant, le réceptionniste me refuse l’entrée et on élève encore la voix, surtout que j’ai déjà payé en ligne. Aucune idée de ce qu’il se passe dans cette ville où je m’engueule avec tout le monde, mais ça commence sérieusement à me saouler. Finalement il accepte mais fait le minimum d'efforts et me donne une chambre pourrie. C’est de bonne guerre et ça me va pour seulement y dormir. En sortant le soir, il me propose les services d’un de ses amis pour m’emmener au terminal ce que je refuse avant de commander un Grab, plus cher, devant lui, ce qui l’énerve. Il m’a pris la tête dans l’après-midi alors je n’ai aucune envie de faire le moindre effort.

Dans la salle d’attente surchauffée, une télé diffuse le match entre l’Indonésie et la Thaïlande. Les gens sont survoltés et j’apprends que le volley est le second sport national. Complétement happés, certains n’entendent pas quand leur bus est annoncé. Lorsque l’Indonésie remporte le premier set, c’est la fête. Les cris et effusions de joie fusent.

Dans le bus, je m’installe dans ma couchette où je peux m'allonger presque entièrement. Ce n’est pas non plus très agréable parce qu'il faut caser mon sac et mes chaussures, mais le siège est confortable. Tout est fait pour passer une bonne nuit mais c’était sans compter sur la clim qui souffle en continue un air glacé pile sur mon visage. La nuit s’annonce fraîche et palpitante… et effectivement je dors très mal entre le froid, les vibrations de la route et les nombreux virages lorsque le bus s’attaque aux hauts plateaux.

7

Une secousse sur la route me réveille juste avant que l'on arrive à Rantepao. J'ai seulement quelques minutes pour retrouver mes esprits et réunir mes affaires dans le couloir central avant de descendre en plein cœur de la petite ville. Comme je ne sais pas combien il y a d'arrêts, et que l'on a déjà dépassé mon hôtel, je préfère descendre dès que possible. Vu l'heure matinale, les rues sont complétement vides. Avec l'altitude, il fait frais et ça contraste fortement avec les températures parfois difficilement supportables des dernières semaines. La seule âme qui vive dans l'hôtel m'agresse dès que j’entre. Une énorme guêpe se rue vers moi et me tourne autour d’un air menaçant. Ma seule erreur a été de passer devant la porte soutenant un nid grouillant de bestioles. Pourvu que ça ne soit pas ma chambre…

Il est à peine 6h du matin quand la propriétaire se réveille et je vois la surprise se dessiner sur son visage lorsqu'elle m'aperçoit à moitié avachi et endormi au milieu du salon. Ma chambre étant prête, je peux m’y rendre sans attendre. Avec la clim agressive du bus qui m'a laissé HS, les cahots et les virages sans fin, je vais pouvoir me rendormir et récupérer de cette nuit toute sauf reposante. Ils n'ont plus de scooters disponibles mais elle m'indique une petite boutique à quelques rues où je pourrai en louer. Loin d’être flambant neuf, il est quand même puissant et je ne devrais pas galérer dans les montées de cette région montagneuse.

Rantepao est une petite ville très étendue. N’étant pas d’une superficie incroyable, elle s’étale quand même sur plusieurs kilomètres le long de la route qui traverse l’île. Les stations-service sont toutes fermées et je m’arrête dans la première échoppe où des bouteilles en plastique remplies d’un liquide vert sont alignées. Avec deux litres dans le réservoir, je devrais avoir assez pour la journée. Je mets les gaz et pars directement rejoindre Palawa, ma première étape du jour. Je roule sur quelques kilomètres mais n’arrive pas à trouver le bon embranchement. Je prends une route au hasard et tombe d’abord sur un autre village aux maisons traditionnelles.

À Palawa, le village semble déserté. Très connu et photogénique, c'est un village encore habité mais seules quelques vendeuses ont installé des bâches sur le sol pour y disposer les petits objets qu’elles fabriquent ou les vêtements qu’elles tissent elles-mêmes. Plus loin, ce sont surtout des noix ou des fruits secs qui sèchent au soleil juste devant les maisons. Il y a une grande allée centrale bordée de chaque côté par des tongkonans, les maisons traditionnelles Torajas, aux toits s'avançant les uns vers les autres. La plupart d'entre eux sont recouverts de fougères qui poussent de manière anarchique sur les tôles ou les tuiles. Les maisons sont construites en bois et en milliers de bambou afin de résister aux intempéries. Leur forme particulière rappelle celle d'une pirogue utilisée par leurs ancêtres mais surtout la ligne incurvée des cornes de buffle, l’animal sacré chez les Torajas. Toutes ont une façade sculptée et décorée avec des couleurs vives. Même si on a l'impression que les deux rangées sont des tongkonans, les plus petites servent de grenier à riz. Une femme vient à ma rencontre et me dit qu'il faut que je signe le registre et que je m'acquitte des droits d'entrée. Comme cette région est très touristique, chaque village ou site est payant.

Elle me fait signe de la suivre pour me faire visiter une maison. On y accède par une échelle avant de passer par une minuscule porte donnant directement dans la pièce principale accueillant aussi bien le salon que la chambre. Une seconde semble servir de cuisine. Dans cet espace exigu et pas très haut, on se marche dessus. Il n’y a pas vraiment de fenêtre, juste quelques petites trappes qui s'ouvrent permettant à la lumière d’inonder les lieux. Les jours où il fait très chaud dehors, vivre ici doit être un enfer.

On trouve ces maisons absolument partout dans la région et j'ai pu en apercevoir de nombreuses au loin depuis la route. Sur quelques façades, de nombreuses cornes de buffle sont accrochées servant à repousser les esprits et à porter chance. Une tête blanche sculptée s’avance parmi elles. Plus elles sont nombreuses, plus la famille possédant la maison a des moyens financiers élevés et une place importante dans la communauté. Les tongkonans me rappellent les maisons que l’on retrouve autour du lac Toba et dans une moindre mesure, les toits cornus de la région de Bukittinggi sur Sumatra.

Je souhaite me rendre à Batutumonga, un village construit sur les pentes de la plus haute montagne de la région. Il offre une vue sur les nombreuses rizières et les vallées s’étalant en contrebas. Je fais d’abord un détour pour me rendre à Bori Kalimbuang. Dès l'entrée, de grandes pierres taillées ressortent du sol comme des menhirs effilés. Plus loin, il y a d'énormes blocs rocheux dans lesquels sont taillées des ouvertures profondes de plusieurs mètres. Ces petites galeries servent à placer les cercueils et sont par la suite refermées avec une trappe en bois sculptée et souvent décorée. Il y a quatre ou cinq pierres de la sorte disséminées et parfois cachées dans la jungle.

Des marches abîmées par le temps permettent de s’y rendre et de les contourner. Tout autour, des objets sont déposés. Beaucoup de ces offrandes sont des cigarettes et des canettes de sodas. À leurs côtés, trainent des photos mais aussi des statuettes à l’effigie des défunts qui reposent au cœur des pierres. Chez les plus anciennes, certaines trappes sont manquantes et laissent apparaître de très nombreux crânes humains entassés les uns sur les autres au milieu d'ossements. Particulier mais sans pour autant être lugubre, il y a une atmosphère mystique qui émane de cet endroit. Dans certaines cavités, les crânes qui fixent les visiteurs de leur orbite déserté commencent à être envahis de mousse. Perdue dans la jungle, la plus imposante des pierres contient une dizaine d’ouvertures sur un seul de ses côtés. Délavée, de la végétation commence à la recouvrir mais aucun ossement n’en ressort. Posée en plein milieu d’une clairière isolée de tous bruits extérieurs, on se sent comme Indiana Jones venant de trouver un tombeau.

En montagne, la brume s'invite et repart à plusieurs reprises alors que je roule jusqu’au village. En sortant d’une forêt, j'arrive sur les hauteurs plus dégagées laissant apparaître de belles vues sur les rizières. Plutôt impressionnantes, elles sont disposées en terrasse et couvrent un dénivelé important. Les villages et les tongkonans apparaissent au loin et sont vraiment imposants. Ces vues donnent l'impression d'être sur une autre planète peuplée par une civilisation inconnue. De nombreux restaurants se sont installés au-dessus des rizières et je m'assois autour d’une petite table fragile qui fait face au vide sous mes pieds. Il n'y a que des touristes européens qui occupent les terrasses de ces restaurants modestes où les plats sont préparés dans la cuisine des habitations voisines. Ça parle anglais, espagnol et de temps en temps quelques mots indonésiens, avec un accent certainement extrêmement faux, fusent dans les airs.

En repartant, je passe dans un village où deux tongkonans sont en construction. Des piliers en béton soutiennent une grande structure en bois d'où partent de longues tiges de bambou raccordées entre elles par d'autres segments plus petits. Il y a des échelles pour accéder à la partie haute mais les travailleurs n’ont qu’une fine corde nouée autour de la taille et rattachée à l'un des mats en bambou en guise de protection. Autant dire qu'il vaut mieux éviter de chuter… Aussi fragiles qu’ils puissent paraître, ils sont finalement très résistants une fois terminée.

En bord de route, une nouvelle pierre aux dimensions gigantesques abrite des cercueils. À côté de certaines trappes, il y a des tau-tau, de grandes statuettes finement sculptées pour ressembler le plus possible aux défunts. Toutes n’en ont pas mais elles rajoutent une ambiance pesante. Les Torajas pensent que l’âme du défunt réside dans ces statuettes. Un petit chemin fait le tour en s'enfonçant dans la forêt voisine. Un buffle blanc et jaune taillé à même la pierre encadre de ses cornes une photo fixée sur une des trappes. Tout autour, des mini tongkonans colorés sont alignés. Ils ont servi au transport des offrandes mais aussi des cercueils avant d’être abandonnés ici.

En redescendant vers la vallée, je passe dans un petit village surplombé de nouveau par un immense Jésus. Alors que je me gare, les nuages arrivent et recouvrent le paysage. La statue est accolée à une maison qu’un couple occupe. Ils sont chargés de restaurer la statue et ils sculptent et peignent dans le mur la scène du dernier repas. Avec la brume, impossible de voir quoique ce soit. Pour retourner à Rantepao, je me perds et suis une route qui, kilomètre après kilomètre, se dégrade. Les trous s’agrandissent et deviennent béant, si bien que je dois les passer au ralenti sous peine d’exploser la suspension du scooter. Certaines portions sont raides alors que d’autres sont inondées par les rizières qui débordent. Avec 15 km/h de moyenne, c’est éreintant de conduire en zigzaguant et il me faut plus d'une demi-heure pour retrouver une vraie route et une vitesse de croisière plus élevée.

À l'hôtel, je suis accosté pour la 3e fois depuis mon arrivée par un guide proposant ses services pour se rendre à une cérémonie funéraire. Au premier abord, la demande semble très étrange mais ici, les rites et cérémonies sont vraiment atypiques et les touristes viennent pour y assister. Plutôt mal vu d’y aller sans être accompagné, les guides présents m'informent qu’une a lieu demain à quelques kilomètres. Une fois sur place, leur rôle sera d’expliquer les différentes étapes tout en nous aiguillant sur la « place » que l’on occupera pour ne pas faire de boulettes stupides. Certains considèrent ça comme du voyeurisme, d'autres de la curiosité alors que les derniers, dont je fais partie, définissent ça comme une activité touristique plutôt cheloue. L’un des guides, plus oppressant que les autres, semble vraiment vouloir m’emmener. Je me retrouve en tête à tête avec lui pour qu'il me détaille le programme. Son prix est un peu élevé, surtout que je veux juste me rendre quelques heures à la cérémonie sans pour autant y passer la journée.

En plus du prix, il faut que j'achète un cadeau à la famille du défunt. Je pense à de la nourriture ou des bonbons pour les enfants mais pas question : il faut absolument que je ramène des clopes. Il me dit de lui confier l'argent pour qu’il s’en occupe mais la somme qu'il me demande est exorbitante. Déjà, c’est cher et surtout, je n'ai aucune envie d'offrir des cancers du poumon. En plus, ayant déjà vu les prix des paquets, je pense me faire pigeonner. Il me dit qu'il faut seulement certaines marques, ceux à quoi je lui réponds que je m’en fous royalement. Il essaye clairement de m'embrouiller mais comme je n'ai aucune envie de me battre, je lui donne la moitié de ce qu’il demande. Je me fais toujours un peu avoir mais je limite la casse. Une heure plus tard, il me tend les paquets emballés dans un plastique noir. Se prenant pour mon padre, il me répète de nombreuses fois de ne pas les oublier. Oui oui mec, ne t'inquiète pas, au prix où je les ai payés et vu ta commission personnelle, aucun risque que je les laisse pourrir dans ma chambre !

Le lendemain, il m’annonce qu’il ne peut pas m'accompagner car il a un problème avec un membre de sa famille et me présente un autre guide. Lorsqu'on approche du village, on entend au loin quelqu'un qui hurle dans un micro. On a davantage l'impression d'arriver dans une kermesse qu'à une cérémonie funéraire. Les abords de la route servent aux véhicules garé les uns contre les autres. Des buffles attachés et des cochons saucissonnés sur des bambous occupent aussi le bas-côté. Ils sont posés devant des petits îlots numérotés ou des familles attendent leur tour pour être appelé par l'homme au micro. On laisse nos scooters avant de s’avancer pour rejoindre la place centrale. Avant d’y accéder, on passe devant une tour très décorée où le cercueil est mis bien en évidence. Un mannequin vêtu d’habits rembourrés de paille et coiffé d’un chapeau triangulaire est accroché juste à côté. À la place du visage, une photo de la défunte au regard bienveillant est collée. Son tau-tau trône sur un balcon un peu plus loin. Avant d’avoir droit à sa cérémonie, la défunte est considérée comme malade par son entourage et son cercueil est resté de longs mois dans la maison familiale, mais ce temps peut parfois se compter en année le temps de trouver suffisamment d’argent pour organiser de fastueuses funérailles. Toute la famille en prend soin, mange et parle avec comme si ce membre était toujours vivant.

Les Torajas sont chrétiens mais conservent un culte animiste surnommé « la voie des ancêtres ». Les cérémonies durent plusieurs jours, souvent trois, et suivent des étapes bien précises. Lors du premier, une procession a lieu entre la maison du défunt jusqu’au site de la cérémonie construit spécialement pour l’occasion. Lors du deuxième jour, la famille reçoit les invités et leurs offrandes. On sacrifie les premiers buffles qui ne seront pas consommés car ils doivent enfoncer les portes du paradis pour laisser la voie libre à l’âme du disparu. Des chants et une messe chrétienne accompagnent la dépouille tandis que le troisième jour, c’est la boucherie. Un homme armé d’un long couteau tranche d’un coup sec la gorge des buffles qui s’effondrent dans une mare de sang. Si le coup est parfaitement porté, la mort est instantanée, sinon la pauvre bête agonise un moment. Les cochons qui ont survécus au deuxième jour sont aussi tués afin de nourrir les convives et participants. Sale temps pour les végans et les défenseurs de la cause animale… Après le sacrifice d’une vingtaine de buffles, une procession autour du village a de nouveau lieu durant laquelle le cercueil, porté par une trentaine d’hommes à l’aide de bambous, sera secoué et chahuté par les porteurs poussant des cris afin de donner du courage au défunt pour son long voyage. Il sera ensuite placé plusieurs jours sur un piédestal avant l’ultime procession jusqu’au caveau. Un fois placé à l’intérieur, on ne le considèrera plus comme malade mais bel et bien mort.

On accède à une esplanade où une maison avec un balcon permet d’avoir une meilleure vue. Le guide se met dans un coin pour m’expliquer les festivités. C’est le deuxième jour de la cérémonie et les invités affluent pour rendre hommage. Un maître de cérémonie, bâton à la main, dirige les invités par groupes vers les loges qui ont été construites pour eux. Les noms des familles sont cités par l’homme au micro arborant un bandana à motifs. Une cinquantaine de personnes se suivent deux à deux, les femmes étant coiffées d’un chapeau triangulaire ou rouge avec des motifs décoratifs alors que les hommes portent des chapeaux blancs ou un tissu noué autour de la tête. Tous marchent au pas en suivant le rythme extrêmement lent imprimé par le maître de cérémonie. Derrière lui se trouvent les petits enfants habillés en rouge pour les garçons et en robe noire pour les filles. Tous sourient et personne n’a l’air triste. Pour les Torajas, la mort n’est qu’une étape de la vie et les festivités sont souvent remplies de joie. La famille place les invités dans les loges. Derrière le micro, l’homme s’excite et indique le buffle offert et le nom du donateur. Le numéro est inscrit directement sur les poils de l’animal avant qu’il soit éloigné. Il prononce aussi quelques phrases en anglais, français et espagnol pour remercier les touristes d’être présents.

À ses côtés, un second note précisément toutes les donations des invités, que ce soit des sommes d’argent, les animaux à sacrifier ou à conserver. Chaque animal offert est taxé par l’état et l’argent sert à les payer car elles s’élèvent à plusieurs dizaines d’euros pour un buffle. Une règle veut que si l’on offre un buffle aux obsèques d’une personne, la famille devra faire le même don lors des obsèques du donateur. Les enterrements avec de grandes cérémonies sont plutôt réservés aux membres des castes supérieures car il faut sacrifier une vingtaine de buffles afin que le défunt puisse rejoindre le paradis. Sachant qu’une une bête vaut environ 2000 € au minimum, les moins aisés se contentent d’un enterrement chrétien.

Au centre, de jeunes garçons maintiennent des buffles immobiles. Les restes d'un autre sacrifié ce matin gisent au sol dans une mare de sang qui colore le sable. Il a été dépecé et les mouches se font un plaisir de tourner autour de la carcasse. L’église n’interdit pas les rites ancestraux et tolère les sacrifices. Un cochon ligoté sur son bambou hurle régulièrement comme s’il avait compris que son sort est déjà scellé depuis un moment. Avant de monter sur le balcon, on rencontre le fils de la défunte et je lui offre les cigarettes. Il les prend sans même regarder, me serre la main avant de s’éloigner sans prononcer le moindre mot. Je ne suis déjà pas très à l’aise de rencontrer un parfait inconnu et lui offrir des clopes, mais c’est encore plus impersonnel que ce que j’imaginais. La situation était vraiment froide et après avoir reçu son offrande, il se dirige vers les autres touristes pour récupérer leurs paquets. Le moment était bizarre mais c’est un important signe de politesse.

Des hommes vêtus de sarongs noirs se mettent en cercle et commence à chanter des lamentations pendant une quinzaine de minutes tout en agitant leurs bras. Alors qu’ils partent se rasseoir, les invités quittent les lieux et un nouveau groupe prend leurs places. On recommence la présentation des offrandes avant que les lamentations ne reprennent et ainsi de suite pendant toute la journée. Les chants ne sont interrompus que par les cris cauchemardesques des cochons que l’on égorge ou poignarde. Parfois, l’un d’eux pris de panique à la vue de ses congénères se faisant tuer, réussit à s’échapper dans la foule avant d’être ramené de force.

En repartant après quatre heures de cérémonie, je tombe nez à nez avec un buffle tacheté. Il n’est pas complétement albinos mais avec ses yeux clairs et son pelage rose, il a bien plus de valeur qu’un buffle noir. On parle ici de 15 000 à 20 000 € et il ne sera pas sacrifiés mais gardé précieusement. Je lâche mon guide qui m’a donné quand même pas mal d’explications et je passe devant les carcasses des cochons que l’on vient d’abattre. Les bas-côtés sont recouverts de sang. Pour les tuer, il faut planter un couteau en plein dans le cœur pour que la mort soit instantanée et qu’ils ne souffrent soi-disant pas. Certains se reprennent à cinq reprises pour enfin trouver le cœur faisant au passage souffrir le martyr aux cochons hurlant de douleur. Une fois mort, un homme au chalumeau brûle tous les poils, vide les entrailles et découpe la viande qui sera cuisinée dans un bambou avec des épices. Ces scènes me mettant mal à l’aise, j’accélère le pas pour ne plus entendre les cris des mises à mort. Mon guide m’a demandé si je voulais revenir demain pour les rites sacrificiels des buffles. Je comprends les traditions mais pas question de voir un massacre à la chaîne.

Je pars du village et arrive devant une falaise contenant des trappes. Elles ont l’air très anciennes car la majorité sont détruites et des ossements sont visibles un peu partout. La paroi commence à être recouverte par la végétation et se confond parfaitement avec la jungle environnante. À la sortie de Rantepao le village de Kete Ketsu attire aussi de nombreux touristes. Plutôt un village-musée qu’un village habité, peu de personnes y vivent. En le traversant, des marches mènent à des cercueils suspendus à la paroi d’une falaise. Des planches de bois servent à les maintenir en hauteur mais beaucoup sont en train de pourrir laissant apparaître les crânes et ossements à travers les trous béants. Des gamines me suivent depuis l'entrée mais impossible de savoir ce qu’elles me veulent. Quand j’essaye de leur parler, elles me regardent juste fixement. Sans prévenir, l’une se met à courir dans les marches, trébuche et s’éclate au sol. Dans un réflexe, j’essaye de la rattraper faisant tomber au passage mon appareil photo tout neuf qui dégringole dans les escaliers. Il marche encore mais est quand même bien amoché sur le côté. J'espère que la petite ne s'est pas fait trop mal mais quand elle se relève toute seule, elle me montre sa main en faisant un geste ne laissant aucun doute : elle veut de la thune ! Je suis super énervé et je l’envoie balader violemment, je l’engueule littéralement comme lorsqu’un élève fait une incroyable connerie, et elle détale rapidement devant ce bulé lunatique.

En haut des marches, une ouverture dans la paroi permet de se glisser dans une grotte funéraire. Avec ma frontale j’aperçois les yeux luisants des araignées cavernicoles qui y vivent. C’est un peu lugubre avec encore une fois des crânes posés un peu partout autour de cercueils éventrés et débordant d'os. La cavité ne s’enfonce pas très loin. Un éboulement bloque le passage et empêche d’atteindre les entrailles de la falaise.

Alors que je roule, un panneau attire mon attention. Il indique la grotte de Londa, que le guide m’a conseillé de visiter. Ici aussi, des cercueils sont suspendus aux fissures d’une paroi rocheuse et une quarantaine de tau-tau sont alignés dans un abri à quelques mètres du sol. Ils nous fixent avec leurs visages réalistes. Entre les statues et les ossements, comme sur tous les sites, il y a un sentiment étrange qui prédomine. Plus le cercueil est en hauteur, plus le statut des personnes enterrées était important. J’entre dans la grotte qui ressemble à la précédente mais moins étroite et mieux aménagée. D’autres crânes et os sont éparpillés ici et là au milieu des vêtements ou des cigarettes qui y sont régulièrement déposés. C'est un site très touristique et des groupes arrivent régulièrement. Avec les galeries labyrinthiques, j’ai du mal à me repérer dans la pénombre et préfère sortir avant l’arrivée de dizaines de touristes qui déambuleront dans ces boyaux.

Pendant ces deux jours, j’ai plutôt visité le nord de la région et dès le lendemain je prends la direction de la ville de Makale, une ville elle aussi dominée par la statue d'un immense Christ. Pour y accéder, il faut payer l'entrée mais la vue sur la vallée, les rizières et les nombreux sommets est vraiment sympa. Des chemins escarpés mènent à d’autres points de vue plus bas et comme peu de gens ont envie de remonter le sentier sous le soleil brûlant, je suis rapidement seul.

J'ai pointé sur ma carte plusieurs sites d'intérêt, notamment un endroit assez particulier où des bébés sont enterrés. Quand un nourrisson meurt, une cérémonie a aussi lieu et il est placé dans un arbre creusé. En grandissant, il va élever l'âme du petit avec lui et le guider sur le chemin du paradis. Très codifié, il n’y a que quelques arbres de la sorte. Sur l'arbre en face de moi, quelques ouvertures sont refermées avec des bouts de bois et des feuilles.

L’autre arbre que je suis venu voir est bien plus difficile à trouver. Je tourne en rond sur le chemin en béton spécialement aménagé autour mais aucune trace de l’arbre. Je m’enfonce dans les broussailles et navigue entre les îlots de bambou mais rien n’y fait : l’arbre semble s’être volatilisé. Une famille de Français est dans le même cas que moi et cherche aussi désespérément. Une vieille dame donne de violents coups de machette au bambou avant de les mettre sur son épaule. Elle me dit que l'arbre est tombé lors d’une tempête et que le site n’existe plus mais qu’il faut quand même payer l’entrée…

Je me balade un peu au hasard à la découverte des rizières. Alors que l’après-midi est déjà bien avancé, je vais à Lemo. Là aussi c’est une immense paroi où sont creusés des caveaux. Au pied, quelques palanquins en forme de tongkonans ayant servis à transporter les cercueils ajoutent de la couleur à l’endroit. Il y a énormément de tau-tau disposés sur différents étages. La majorité sont bien moins réalistes et semblent plus grossièrement taillés, notamment au niveau du visage. Des bruits nous parviennent d’une cavité en train d’être creusée. Peut-être que la famille d’un noble prépare sa dernière demeure. Pour être enterré ici, il faut faire partie d’une classe extrêmement importante. De nombreux commerçants vendent des babioles mais dans certains ateliers on voit des femmes tisser et des hommes sculpter des objets en bois. Dans un petit abri, un homme s’affaire autour d’une grosse pièce en bois. Il fait un métier très respecté car c’est un tailleur de tau-tau. Plusieurs sont alignés au fond de son atelier et il y en a de toute sorte. Certains sont extrêmement détaillés tandis que d’autres arborent des formes plus simples.

C’est le dernier endroit que je visite et je me reperds dans les rizières avant de rentrer. C’est vraiment une région incroyable qui culturellement bouleverse pas mal. C’est parfois gênant on baigne constamment autour de la mort. C’est quelque chose qui nous met mal à l'aise mais la façon dont les Torajas la vivent, est très saine. Ils n’ont pas spécialement peur de mourir car ce n’est qu’une étape et les enfants même très jeunes apprennent à faire face à la disparition d’un proche. Pendant la cérémonie, je n’ai pas vraiment vu de la tristesse même si certains avaient des visages fermés. Chez nous, c’est souvent lugubre alors qu’ici c’est le côté festif prend le pas sur le reste. Les cérémonies sont funéraires mais pas funèbres. Il y a une autre tradition, encore plus atypique, nommé le Ma’nene. Au bout d’un certain temps, on sort les corps de leur cercueil pour qu’ils soient nettoyés et leurs vêtements changés. Ils peuvent rester plusieurs jours dans la maison ou dehors maintenu en position debout grâce à des tiges de bambous pour montrer qu’ils sont toujours vivants. Dérangeant, ce rituel a quand même l’air incroyablement intéressant.

Je vais prendre la direction du lac Tempe avant de me rendre sur la péninsule de Bira dans le pays des Bugis. C’est un endroit parfait pour se prélasser sur une plage réputée pour le snorkeling. Comme je suis indécis sur la suite de mon voyage et que je ne sais pas où aller après Sulawesi, ça me laissera au moins le temps d’y réfléchir. J’hésite entre aller directement sur Florès et voyager vers l’ouest en traversant l’île mais aussi Sumbawa et Lombok ou me rendre au Timor-Oriental, pays qui partage l’île du Timor avec l’Indonésie. Les deux options me tentent mais mon temps est compté, le choix s’avère difficile.

Il faut trouver un bus pour Sengkang, la ville au bord du lac Tempe à 200 km plus au sud. Je sais que le trajet va être long et pénible sur ces routes tortueuses de montagnes. Il y a deux stations de bus mais la première où je me rends ne dessert que Makassar. Un homme m’aiguille sur un endroit en ville d’où partent des bus en me prévenant qu’il y aura plusieurs correspondances pour arriver à destination. À la gare routière, impossible de trouver la moindre information et je tourne en rond avec mon scooter attirant l’attention d’un vendeur ambulant. Un de ses amis vient à ma rencontre et me dit de le suivre jusqu’au bureau d’une compagnie. Là encore c’est un échec et il me donne l’adresse d’une autre. Je cherche depuis presque deux heures quand j’arrive enfin à acheter un billet pour le lendemain où je n’aurai qu’à demander au chauffeur de me laisser là où je veux sur le bord de la route.

8

Sur le bord de la route je fais plusieurs signes de la main à des moto taxi mais je me prends pas mal de vents. Après un demi-tour aussi rapide que dangereux, l’un d’eux m’invite à monter dans la coquille fixée sur la gauche de sa moto, à l’image d’un side-car qui aurait déjà bien servi. Le bus garé devant l’agence n’a rien à voir avec celui pour venir ici. Il me fait plutôt penser à celui du collège, un vieux bus fatigué où les sièges déchirés ne se baissent pas et où quand on tape dessus, de la poussière s'envole. Il y a bien plus de cartons entassés dans l’allée que de passagers. Le chauffeur prend son temps pour sortir de la ville mais accélère dès que possible. On tourne pendant deux heures dans tous les sens en suivant les virages et, même si la prudence est de mise, les ravins ne sont jamais loin. Des klaxons se font souvent entendre et semblent dirigés vers notre imposant véhicule qui prend régulièrement toute la largeur de la route.

Au premier arrêt, l’ensemble du bus se dirige vers l’intérieur d’un petit restaurant en bord de route. J’en profite pour aller faire un tour sans trop m’éloigner pour ne pas qu’il reparte avec mes affaires. Je suis un chemin qui monte dans l’espoir de trouver un point de vue sur les vallées environnantes. Finalement, les forêts bouchent la vue et les seuls endroits dégagés sont trop loin pour espérer revenir à temps. J'ai bien fait parce que seulement cinq minutes après mon retour, le moteur se remet en route.

En arrivant à Pangkadjene, la route bifurque vers Makassar mais aussi vers une autre ville qui se rapproche de Sengkang. Si je ne descends pas maintenant, je risque de galérer pour me rendre au lac. Le chauffeur se gare en plein milieu d’un carrefour et me souhaite bon courage avec un sourire teinté de malice qui ne me dit rien qui vaille… Dans une supérette, je demande comment me rendre à destination. Ça ne va pas être facile car il n’y a aucun bus mais l’employée me dit de suivre une route où des vans et des moto-taxis peuvent me conduire dans une ville à mi-chemin. En suivant de longues minutes la fameuse rue, aucun moyen de transport n’est visible. Je sens que je me suis mis dans une belle galère. À l’ombre d’un arbre sur le bord d’une rivière pratiquement à sec, un homme attend à côté d’un carton où un « Ojek » est écrit au feutre noir. C’est bon pour m’emmener dans la ville voisine mais je vais devoir supporter le poids de mon énorme sac durant plus de 40 minutes. Il n’a qu’un casque qu’il s’empresse de placer sur son crâne dégarni tout en me disant de faire attention. Merci du conseil, mais je ne maîtrise pas grand-chose là !

Son scooter est puissant et à part quelques virages, on ne roule que sur d’immenses lignes droites où la poignée des gaz est continuellement maintenue à son maximum. Les paysages sont très monotones, il y a bien quelques reliefs au loin mais ce sont surtout des rizières et des petites villes que l'on traverse. Il me laisse devant une porte de garage entrouverte et hurle pour appeler un chauffeur.

Un minibus attend d’être rempli pour partir alors que des hommes discutent autour d’une table basse où les mégots de cigarettes s’entassent. Ils m'invitent à rester à côté d'eux en m’offrant un café mais la communication est difficile. L’un d’eux, chauve et avec trois dents restantes, me hurle dessus à me faire saigner les tympans. Je ne sais pas ce qu’il lui prend mais son but dans la vie c’est de hurler comme un possédé quoiqu’il arrive. Fatigué, il me casse tellement la tête que je prie tous les saints que quelqu’un arrive vite.

La route est régulièrement bloquée par des travaux. Sans clim, l’atmosphère devient suffocante lorsque l’on est à l’arrêt sous ce soleil de plomb. Une fois arrivé, n’ayant pas de réservations, je lui demande de me laisser à un hôtel mais il me dépose devant une boutique de téléphonie mobile. Nouvelle erreur de communication ? Pas vraiment parce qu’au fond de la boutique, une porte dérobée permet d’accéder à l’hôtel. Le proprio, pas très grand mais impressionnant physiquement, est la réincarnation humaine d’un buffle. Je prends la première chambre qu’il me montre. Un de ses potes débarque, se présente comme guide et me demande si je veux aller sur le lac. Il me propose de m’accompagner mais a dû me confondre avec Bill Gates au moment d’annoncer son prix. Désolé mon bonhomme, mais je n’ai pas envie d’acheter un bateau et devenir capitaine. Comme je suis seul, je dois payer entièrement l’embarcation, d’autant plus que le sien est déjà pris. Il doit trouver un pêcheur et le prix doit être attrayant. Je sors dans l’espoir de trouver moi-même quelqu’un avec qui négocier. Il essaye de me flouer en me décourageant mais je l’ignore alors qu’il reste agrippé à mes basques comme une moule à son rocher.

Coup de chance, je croise le guide qui m’a lâché à Rantepao accompagné de sa cliente, une Hollandaise d’une cinquantaine d’années. Visiblement, l’urgence familiale s’est vite transformée en urgence touristique et financière. Il m’a totalement berné mais au lieu d’être rancunier, il faut ruser et tourner cette situation à mon avantage. « Tu comptes aller sur le lac avec ta cliente ? ». Affirmatif ! Je me retourne alors vers l’homme et commence à négocier vu que nous sommes maintenant trois. Plus autant en position de force, il maintient pourtant un prix bien au-dessus de l’initial. « C’est simple, soit tu acceptes soit on se barre et on se débrouille nous-même ». Ça sonne sec mais la discussion est toujours restée courtoise. On aurait dû chercher de notre côté car il revient une heure plus tard l’air énervé. Oula, ça sent la prise de tête surtout qu’entretemps, le guide de Rantepao m’a dit qu’il le connaissait de renom et qu’il n’était pas serein. Je suis arrivé vers 14h et on se met en route alors que le soleil commence sa descente vers l’horizon. Il a un bateau mais nous ordonne de nous dépêcher sur un ton qui frise l’autoritarisme et utilise une voix désagréable chaque fois qu’il utilise ses cordes vocales. Il va se calmer sinon je vais le pousser dans la rivière au moment de monter dans le bateau.

On passe par des ruelles avant de longer le cours d’eau qui traverse la ville. Le bateau n’est pas très large et on doit s’aligner et s’assoir en tailleur pour gagner en stabilité. À partir de maintenant, je n’écoute que le pécheur et décide d’ignorer la moindre parole du guide lunatique. Même si on navigue sur un lac, vu le vent, de petites vagues se forment et on se retrouve très vite trempé. Comme on est en retard pour le coucher de soleil, le moteur tourne à fond et fait décoller la coque, nous offrant une double dose d’eau saumâtre dans la tronche.

Après avoir remonté la rivière, il faut slalomer entre les îlots de roseau et les bancs de sable difficilement visibles. À cause de ces derniers, le pêcheur annonce qu’il n’est pas très serein pour rentrer de nuit et qu’il ne va pas falloir traîner. Un petit village constitué de cabanes flottantes émerge des eaux sombres du lac. Seules deux sont ouvertes tandis que les autres sont ballotés par les vagues. Tous les bateaux accostent sur la même plateforme et on s’entasse à l’intérieur. Cool, on va en apprendre plus sur les gens qui vivent ici. Si seulement… On nous offre du thé, des bananes frites mais personne ne nous adresse la parole. Le guide n’explique rien et les seuls mots qui sortent de sa bouche sont « C’est beau non? » lorsqu’il se tourne vers le soleil couchant. Si c’est ça la compétence requise, alors moi aussi je vais postuler en tant que guide. Heureusement, un autre m’explique que personne ne vit ici toute l’année mais que c’est un endroit pour pêcher sans être dérangé même si, de l’autre côté du lac, il y a bien un village avec des familles y habitant toute l’année. Pourquoi ce n’est pas ce village qu’on a visité à la place de cette baraque touristique qui ne sert que de la bouffe et du thé ?

Notre accompagnateur-menteur m’avait vendu que la cabane était à un membre de sa famille mais que dalle et, pire que tout, la seule chose que je lui ai dit vouloir voir, risque de tomber à l’eau. Il y a des palmiers géants immergés dans le lac et l’on peut circuler entre eux lors du crépuscule rendant le paysage irréel. Mais là avec la nuit, il veut annuler. Pas question mon coco et je ne vais pas lâcher le morceau. Je bous d’énervement et heureusement qu’il ne marche jamais trop près du bord, sinon la tentation aurait été trop forte.

Je remets le sujet sur le tapis à plusieurs reprises mais il botte en touche en me disant de me resservir. Mais je m’en fous royalement de tes bananes, je veux une réponse ! Finalement, après avoir parlé avec la Hollandaise, je vais voir le pêcheur pour lui demander de faire un détour vers les palmiers que l’on voit au loin. Il accepte à la condition de partir de suite. On est tous installé mais il en manque toujours un. Décidemment il va nous emmerder jusqu’à la fin ! Il rechigne et n’accepte pas que j’ai demandé moi-même dans son dos. C’est difficile d’approcher très près car des bancs de sable tapissent la zone. Il fait son maximum mais à un moment, il faut accepter d’y renoncer parce que c’est un coup à passer la nuit sur cette fine bande sableuse au milieu du lac. La nuit finit par tomber et on serre nos sphincters pour arriver jusqu’à la rivière et pouvoir débarquer un peu plus loin.

« C’était bien hein ? ». Cette phrase résonne dans mon esprit mais je décide de rester calme face à son auteur. Mais en fait, ce n’est plus la peine de cacher ce que j’ai vraiment à l’esprit. Je le traite plus ou moins de menteur et de voleur en lui disant que je me casse. J’ai quand même rarement atteint ce niveau d’énervement et de frustration car je considère avoir perdu de l’argent et surtout du temps. Apparemment c’est de ma faute, n’ayant pas bien compris ce qu’il m’a vendu. Bref, je laisse tomber et croise un couple de Français venant d’arriver dans l’hôtel. On sympathise vite et on part manger ensemble dans un restaurant de Bakso, des soupes aux boulettes de viandes. Réputées comme les meilleures de la ville, quand tu n’aimes pas la viande, c’est juste un bouillon avec des nouilles, donc difficile de juger. La soirée se finit sur cette phrase remplie de sagesse : « Je pense que le lac peut être cool mais fuyez si vous voyez un petit mec à casquette avec une tâche de naissance sur le visage, sinon ça va être incroyablement nul ! » Oui, je fais une fixette…

Pour aller à Bira, tout au sud, ça sent la galère et il va falloir faire plusieurs arrêts pour changer de véhicule. Des minibus partent tôt le matin depuis la place centrale mais elle est déserte. Un homme m’interpelle et me dit qu’il peut me conduire dans une des villes où je devrais changer. Bira n’est qu’à 200 kilomètres mais en durée indonésienne, il faut compter plus de quatre heures de route. J’attends des plombes qu’un autre passager se pointe pour partir mais rien, si ce n’est deux ados qui viennent discuter avec moi. Le chauffeur sent que je m'impatiente même si je reste calme et affalé sur un banc.

« Si tu me donnes un peu plus pour ta place, on décolle maintenant ». J’ouvre la porte et m’engouffre à l’intérieur aussi rapidement que les vents d’un ouragan. Il s’arrête sur la route pour prendre des gens et rentabiliser davantage son trajet. À Watampone, il ne me laisse pas descendre mais klaxonne à deux reprises un homme près d’un minibus bleu ressemblant aux mikrolets de Manado. Visiblement, on part dans dix minutes mais c’est seulement pour quadriller la ville en long, en large et en travers. On fait finalement demi-tour pour revenir au terminal : c’est l’heure de la prière dans la mosquée voisine. Il a une totale confiance en moi et laisse toutes ses affaires et même ses clés sur le contact alors que je suis posé sur le marchepied à la recherche d’un peu d’air frais. En revenant, il charge des colis qu’il entasse contre la porte du fond. Quand il redémarre, je suis soulagé d’enfin partir. L’ascenseur émotionnel me percute violemment. Il faut déposer les colis aux quatre coins de la ville. Une fois la tournée du facteur terminée, il s’arrête sur le bord de la route et me dit qu’il fait une pause pour manger. J’avoue qu’à ce moment-là, la phrase « on part dans dix minutes » tourne en boucle dans ma tête. Alors qu’il revient, on fait encore un arrêt à la poste pour récupérer des sacs de courrier. La journée est sans fin alors qu’il n’est que 14h. Je suis parti depuis presque cinq heures maintenant mais je n’ai fait que 140 kilomètres. On s’éloigne du centre et le panneau de sortie de la ville a des airs de victoire. Son téléphone sonne vite après et il entame un rapide demi-tour. On retraverse la ville pour s’embarquer sur un chemin tout pourri s'enfonçant dans la campagne. On est devant une maison en triste état d’où sort une femme très élégamment habillée qui, d’un air arrogant, exige de s’assoir à l’avant.

Au fil des kilomètres, le bus se vide et, face à la porte ouverte, j’étends mes jambes qui pendent presque dans le vide. Les rizières se succèdent et les montagnes défilent. C'est la première fois de la journée que je trouve un moment appréciable. Il commence à être assez tard lorsque l’on arrive dans un terminal au bord de l’eau. Cette fois, aucun temps d’attente, le chauffeur siffle un autre pour lui dire de prendre mon sac et le charger. Par contre, il n’y a plus de place et on m’installe sur le marchepied. La fatigue commence à prendre possession de mon corps alors que je n’ai rien fait de la journée. Il y a quand même quelques détours en ville pour récupérer des jantes que l’on entasse entre nos jambes et on arrive à Bira vers 16h30. Les 215 kilomètres en plus de 7h de route m’ont semblés interminables.

Mon hôtel est excentré, et ressemble à la Grèce avec ses murs blancs, volets bleus et sa piscine à l’eau transparente mais gelée. Une partie de la ville s’étend le long de falaises qui plongent à la verticale au milieu des vagues. Il va bientôt faire nuit et, malgré mon envie de me poser, je prends la direction d’un cap qui surplombe l’océan. Les sentiers sont aménagés et offrent des vues sur tout le littoral déchiqueté.

Le soir, presque tous les restaurants sont fermés et je me prends des vents à répétition. Je ne me sens pas très bien et accuse le coup de la journée en plus de commencer à cracher mes poumons à chaque salve de toux. Le programme du lendemain vient subitement de changer. Je vais dormir et ne rien faire si ce n’est chercher un hôtel plus abordable et mieux placé tout en me profitant tranquillement de ce havre de paix.

La plage principale est prise d’assaut par les familles dès 10h. Je n’échappe pas aux invitations à poser en photo, étant parfois même littéralement encerclé par une dizaine de personnes bruyantes dans leurs demandes. Je trouve un hôtel donnant sur le sable avant de continuer vers les falaises au loin formant un obstacle naturel infranchissable. Des abris en bois protègent des coques de bateau en construction. Même si personne n’est visible, les coups répétés trahissent la présence des ouvriers. Quand je m’approche, un homme me fait signe de venir. Je suis interpellé car son teint ne laisse que peu de doutes : il vient du même continent que moi. Comment a-t-il fait pour devenir chef d’un chantier naval ? C’est immense et tout est fait à la main, même les outils qu’ils utilisent. Payé une misère pour un travail aussi physique et dangereux, ils touchent bien plus que le salaire minimum. Je suis impressionné par la dextérité des gars qui poncent, coupent et tapent sans relâche pour assembler les pièces entre elles. Les Bugis travaillent sans plan et se transmettent cet art de génération en génération. Ce ne sont pas de gros chantiers mais il y a quand même sept navires à différents stades de construction.

Je fais un tour dans le port pour demander des renseignements pour les prochains départs de ferry car certains vont sur Florès. Peine perdue, le seul qui fait la liaison est immobilisé depuis deux semaines et il n’y a aucune date de prévu pour un nouveau départ. Les camions s’entassent sur le parking devant le terminal. Avec leurs parechocs décorés qui s’avancent, ce sont plus des armes mortelles que des véhicules. Pour entrer dans le village il faut payer une taxe à un péage. Sous une des caisses, je remarque une ombre ballotée par le vent. Une araignée aux motifs jaunes sur son abdomen biscornu et au céphalothorax blanc, s’accroche au centre de sa toile. De taille moyenne, donc plus grande que celles chez nous, elle n’est pas dangereuse et peut se trouver partout ici, habitations comprises.

Contrairement à hier soir, il y a plein de rabatteurs dans le village. La marée est basse et impossible de nager sans heurter les coraux et risquer de s’ouvrir la jambe. Un couple de Français me conseille de prendre un bateau et de passer une nuit sur l’île en face où la plongée est incroyable, bien que beaucoup moins qu’à Bunaken. Même sans masque et tuba, je profite de la fin d’après-midi pour barbotter dans cette eau chaude avant de rentrer et croiser un autre couple de Français. Ils partent demain et ont déjà un chauffeur pour Makassar alors que je galère à en trouver un de mon côté. Je saute sur l’occasion pour me greffer avec eux. J’ai réfléchi à la suite du voyage et avec 25 jours restants, je vais prendre mon temps et découvrir Florès Sumbawa et Lombok. Tant pis pour le Timor-Leste...

Le couple voyage depuis dix mois et sont super sympas mais aussi déconnectés. En un mois en Thaïlande, ils ont dépensé ce que j’utiliserai en cinq ou six mois. Quand on sait les tarifs bas, c’est une véritable prouesse. Leur truc c’est de rallier les endroits les plus célèbres et populaires que l’on trouve sur les réseaux et faire des photos et vidéos. On se rend tous les trois dans un restaurant sous le regard interloqué des locaux voyant apparaître trois visages pâles sur un minuscule scooter. Pas super stable, la route étant pleine de sable et de cailloux qui ressortent, on manque de s'étaler quelques fois.

Le chauffeur est à l'heure et je suis prêt à embarquer. Mais les deux autres manquent à l’appel car ils ne se sont pas réveillés. Tu m’étonnes qu’ils aient dû repayer plusieurs billets après avoir manqué leurs vols. La route est longue, mais je suis confortablement installé dans le siège à l’avant de la voiture. Makassar est à cinq heures de route et on fait une pause dans un boui-boui servant uniquement des plats ultra épicés. Eux vont à Rantepao tandis que je réserve une chambre pas très loin de l’aéroport. Avant de partir, ils me disent qu’une agence permet de louer un scooter et de le rendre dans plusieurs villes de Florès et ainsi traverser l’île en totale autonomie. Je contacte l’agence de Maumere qui me répond très vite m’invitant à passer dès que possible pour faire une réservation. Si je peux en avoir un, la suite de ce voyage va prendre une direction inattendue et j’éviterai les longs et inconfortables trajets en bus.