La traversée de Java d'Est en Ouest essentiellement en scooter à travers des paysages volcaniques à couper le souffle, des sites touristiques mais aussi d'autres moins connus des voyageurs étrangers.
Juillet 2024
30 jours
Partager ce carnet de voyage
1

Après un long vol et une escale d'une journée dans une Jakarta humide et surchauffée, je prends un vol pour atterrir tout à l'est de Java, à Banyuwangi plus précisément. Dans cette ville, la première demande insolite d’une très longue série intervient : « Mister, Mister ! Selfie please !? ». Je ne suis pas spécialement surpris car les indonésiens raffolent des selfies avec des touristes, notamment les « bulés » comme moi. Après gringo en Amérique Latine, Chele au Nicaragua, me voilà désormais baptisé en indonésien.

Dans cette ville, je ne compte plus les signes de la main, les sourires, les « hello mister », les demandes de selfies et même les klaxons simplement pour me saluer. Être étranger ici, c’est être une attraction. Je trouve ça plutôt étrange d’être autant sollicité seulement parce que ta couleur de peau diffère et de passer pour un mec exotique. Vu la bienveillance, je pense que tout le monde arrive à s’imaginer combien il est difficile de ne pas apprécier un pays dont les habitants se comportent ainsi. Je n’ai pas dit que tous le font, mais plusieurs dizaines de fois par jour est déjà un chiffre vertigineux pour quelqu’un qui n’y est pas habitué.

En rentrant à l’hôtel, Juda, le proprio vient à ma rencontre. « C’est bon pour le Kawah Ijen. Il faut que tu sois prêt à minuit pour partir. Tu le payes directement et demain il te ramènera vers 9 ou 10h ». Il est 19h et j’essaye de m’endormir le plus rapidement possible, le décalage horaire faisant son effet. Le plan c’est de me réveiller vers 23h, manger quelques bricoles et être prêt à l’heure prévue. Sauf que… une mosquée se trouve à moins de 100 mètres de ma chambre et depuis plus d’une heure, le haut parleur crache sans discontinuer une voix d’enfant lisant des versets du coran. Ce récital va durer jusqu’à plus de 22h. Autant l’appel du muezzin a un côté lyrique, mais là ça ressemble juste à du bafouillage. C’est déjà pénible en journée mais alors là…

Il est minuit et demi quand une jeep sort de l'obscurité. J'attends depuis quelques minutes dans le jardin plongé partiellement dans la pénombre. L'air chaud et humide est encore présent. Malgré les étoiles qui apparaissent ici et là, le ciel est plutôt nuageux. Je croise les doigts pour qu'au lever du soleil, le cratère soit dégagé. Je prends quand même de quoi m'habiller pour lutter contre le froid. J’imagine glaciale l'attente des premiers rayons, posté sur la crête proche du sommet.

Je suis le dernier à monter dans la voiture où quatre Néerlandais occupent déjà les sièges arrière. On suit une route qui monte progressivement sans réellement sortir de la ville si étendue. Peu à peu, les lumières se font plus rares et laissent place à l'obscurité. La jungle et sa végétation dense occupe maintenant les bords de l’asphalte. De nombreux scooters nous doublent continuellement quand les virages apparaissent en les prenant bien plus facilement que notre imposante jeep. Tous portent les mêmes habits sales et vieillissants. Arborant tous des bottes tachées aux pieds, ce sont les mineurs de soufre qui se dirigent aussi vers le volcan.

Je pensais que le chauffeur serait aussi notre guide mais, visiblement après notre départ, il va sagement nous attendre en ronflant sur la banquette arrière. Les groupes sont fusionnés pour en former des plus imposants. On se voit assigner un ou deux guides pour les accompagner durant l'ascension nocturne. On reçoit aussi chacun un masque à gaz qu’il faudra utiliser dans le cratère pour se protéger des émanations étouffantes. Vers 2h, tout le monde se met en route. L’immense troupeau prend s’engouffre sur un sentier recouvert de pavés glissants et irréguliers. Nos deux guides sont diamétralement opposés. L'un, petit avec une silhouette élancée, est discret tandis que le second, bien plus grand et trapu, aime par-dessus tout parler extrêmement fort en faisant des blagues. Trop occupé à prendre des dizaines de selfies, on part dans les derniers. Le problème va se présenter plus tard lorsque l’on devra descendre près du lac au fond du cratère pour voir les flammes bleues. La descente est apparemment vertigineuse et dans le noir et en troupeau, ça risque d'être galère.

Le guide ouvrant la marche est super lent. Je me cale sur son allure, mais rapidement je décide de suivre ma propre cadence. En progressant à mon rythme, je commence à rattraper et dépasser les groupes précédents. Je me retrouve alors esseulé sur un sentier qui s'élève progressivement mais ne présentant encore aucune réelle difficulté. Le premier kilomètre est le moins exigeant. Les deux suivants présentent quant à eux des pentes bien plus importantes avec des passages particulièrement raides. Une pause s’impose pour attendre les autres. Je n’avais pas remarqué le groupe de mineurs non loin de moi assis sur un talus dans la pénombre. L’un d’eux vient à ma rencontre, et me dit dans un anglais parfait « Tu t'en fous de ton guide ! ».

Je me sens de plus en plus en forme. Si bien, qu’au final, je double presque tous les groupes dans une pente abrupte. C’est ici que je fais la connaissance du taxi local. Trois hommes marchent en entourant un chariot. Tandis que l’un d'eux se trouve à l’arrière pour le pousser, les deux autres marchent devant. D’épaisses cordes partent des structures métalliques et passent par-dessus leurs épaules. Ils marchent lentement mais en suivant un rythme régulier. Certains passages sont si inclinés, que la faible lumière des frontales étirent en exagérant leurs silhouettes malmenées et avachies dans la nuit. Une femme se trouve à l’intérieur du chariot, étalée de tout son long. En véritable gentlemen, lorsque le chemin devient cahoteux, ils redoublent de vigilance pour ne pas la réveiller. Est-ce réellement de la bienveillance ou plutôt la crainte de se prendre une soufflante à son réveil mouvementé ? Dieu seul le sait !

Seuls les bruits des roues et les respirations saccadées brisent le silence pesant. Lorsque la pente s’adoucit, ils reprennent un rythme soutenu malgré le chariot massif contenant le poids mort assoupi à l'intérieur. La jungle se dessine petit à petit à la lueur de la lune et je suis maintenant au-dessus de la mer de nuages. Une immense et intimidante pyramide noire domine l'ensemble du paysage. C’est le volcan Raung. Après un dernier passage abrupt, j’arrive sur les premiers blocs rocheux composant l’une des crêtes de la montagne. Devant moi, il n’y a plus de frontales visibles dans l’obscurité. Seules cinq personnes me précèdent. La lèvre du cratère est maintenant visible et des barrières protectrices mais bancales, longent le précipice sur plusieurs dizaines de mètres.

Certains mineurs viennent plus tôt pour servir de guides aux voyageurs solitaires. Galang discute avec un couple de Français. Faisant preuve d’aisance, il a un accent amusant où certaines lettres sont roulées alors que la fin de chaque mot semble trainer. Il ponctue aussi certaines phrases par des mots français. Un double panier relié par un épais bout de bois est posé à ses pieds. À l'intérieur de chacun s’entassent de grosses plaques jaunâtres qu’il vient d’extraire. Les mineurs ont installé des tuyaux pour permettre aux fumées de déboucher au même endroit et ainsi collecter les dépôts plus facilement. Toutes les nuits, la précipitation des fumées produit huit tonnes de soufre. Armés de barres de fer, ils cassent ses immenses plaques qu'ils transportent eux-mêmes en remontant la pente, avant de redescendre et rejoindre une cabane. Étant payés au poids, ils portent sur leurs épaules des chargements avoisinant les 75 kg, frisant même les 90 kg pour les plus robustes. Ils parcourent ce terrain instable et accidenté chaussés seulement, dans le meilleur des cas, de bottes en caoutchouc ou pire, en tongs.

Galang nous propose d’essayer de porter son panier. Il reste à côté pendant que l'on essaye chacun notre tour de marcher quelques mètres. Vêtu d'un bonnet rouge trop grand qui lui descend sur les yeux, il arbore un sourire rempli de malice. Il pose le panier sur mes épaules et l’ajuste. Je sens le bout de bois m’écraser la clavicule. Dans chaque panier, il y a presque 40 kg et le bout de bois posé en équilibre cisaille mon épaule droite. Je dois faire attention à bien me relever droit pour ne pas me déglinguer le dos. Si je me penche trop en avant ou en arrière, je risque de m'effondrer. Tous mes muscles se contractent et, dans un effort bref mais violent, je me redresse totalement. Je n'arrive à faire que quelques petits pas avant de lâcher. Lorsque je me retourne, il arbore une expression presque infantile d'une personne heureuse de partager son quotidien tout en montrant que ce n'est pas donné à tout le monde. Comment cet homme chétif et mesurant à peine 1,65m, arrive à porter une charge plus lourde que lui et surtout à marcher avec. Difficile d’imaginer un métier si éreintant et dangereux.

La compagnie chinoise qui les emploie a décidé qu’ils devaient se débrouiller seuls pour acheter un équipement adapté afin de travailler dans de bonnes conditions. Ici, une paire de bottes coûte l’équivalent d’une journée de travail. Seuls les plus « riches » ont les moyens de s'acheter des masques à gaz mais surtout les filtres nécessaires à leur bon fonctionnement. Galang n’en porte pas, seulement un foulard qu’il humidifie. Cette solution serait la plus pratique pour bien respirer. Vêtu de son foulard autour du cou, il descend tous les jours depuis 15 ans dans cet enfer. Après autant de temps passé dans cet environnement, son espérance de vie est gravement impactée. On a en face de nous quelqu'un qui est déjà détruit de l’intérieur alors qu’il n’a même pas encore la quarantaine. Il tousse beaucoup et, à chaque expiration, on a l'impression qu'il s'arrache les poumons. Si l’enfer était un royaume, le Kawah Ijen en serait peut-être la capitale.

Seul un couple accompagné d’un autre mineur nous précède alors que l’on se tient sur une passerelle en bois aménagée. D’épaisses colonnes de fumées nous entourent et cachent le paysage. Malgré le masque à gaz, j’ai la gorge qui me pique et je ne peux me retenir de tousser. Peut-être que le filtre ne fonctionne plus et qu’en réalité, le masque ne me sert plus à rien ? Il me suffit de le soulever quelques secondes pour vraiment réaliser à quoi j’échappe. L’air est irrespirable et, après seulement quelques inspirations, ma gorge me brûle et mes yeux se mettent à pleurer abondamment. Le bruit du volcan qui gargouille et relâche des gaz à haute pression est continu. Un peu plus loin, on entend le son régulier des pioches marteler le sol à la recherche de soufre. On sort du nuage et l’air redevient respirable. En quelques secondes seulement, des flammes d’un bleu électrique intense apparaissent entre les panaches de gaz. D’abord une seule zone se dégage mais au fur et à mesure ce sont des flammes recouvrant plusieurs mètres de la paroi qui se dévoilent. Vu la qualité de mon appareil photo, les images ne rendent pas justice au phénomène.

On reste moins d’une demi-heure à cause des gaz mais aussi parce que le nombre croissant de personnes provoque des frictions pour trouver le point d'observation idéal afin de prendre le selfie instagrammable parfait. La remontée pour rejoindre les crêtes nous prend beaucoup de temps. Sur ce chemin étroit, on se retrouve en plein milieu de ceux qui descendent. Les guides ne les lâchent pas d'une semelle et passent leur temps à leur donner des indications pour franchir quelques passages délicats. Les mineurs se retrouvent à aider certains touristes qui n'arrivent pas à descendre, passant leur temps à faire leur cinéma en râlant de peur de tomber.

L’un des deux guides que je croise me bien fait comprendre qu’il n’était pas content de mon échappée solitaire. « Désolé, je ne l’aurais pas fait si vous aviez marché un poil plus vite. Finalement, c’était la bonne décision parce que vu l’heure, vous allez rater le lever du soleil depuis les crêtes… ». Le plus calme avait alors acquiescé.

Le jour se lève. On marche sur le chemin de crête en slalomant entre les arbres morts, dénudés ou mal en point pour atteindre un petit replat, avec une vue directe sur le lac. Les premières lueurs du jour percent l'obscurité. Une mer de nuage s’étend à droite avec au loin d'énormes cumulonimbus et leur forme d'enclume caractéristique. Des éclairs les illuminent de l’intérieur à intervalles réguliers. Maintenant que le soleil réchauffe l’atmosphère, le lac scintille devant nos yeux en dévoilant son bleu virant au turquoise. Le vent se lève et balaye les sommets.

Mais rapidement, la chance nous abandonne. Les nuages, poussés par les bourrasques, recouvrent petit à petit le cratère et nous englobent aussitôt après. Adios le beau lac bleu et bonjour au brouillard épais. Vu la vitesse à laquelle les conditions changent, on attend patiemment une éclaircie pour encore voir ce paysage tout droit sorti d’une autre planète. La couleur du lac et son acidité extrême sont provoquées par l’émission des gaz volcaniques issus de la chambre magmatique. Au contact de l’eau, ces gaz vont notamment entraîner la dissolution d’acide sulfurique qui va s’accumuler et accentuer l’acidité. Avec un pH moyen de 0,2, ce lac est considéré comme l’un, si ce n’est le plus acide du monde. Lors de la saison sèche, le volume du lac baisse et la concentration en acide sulfurique augmente alors.

Je laisse le couple au milieu des nuages. Je reviens sur mes pas, remontant les crêtes jusqu’à l'embranchement. Le brouillard est si dense que je vois à peine devant moi. Pour ne rien arranger, une pluie fine tombe sans discontinuer. Le sentier passe au milieu de la jungle qui libère toute son humidité. J’arrive au parking moins d’une heure après être parti et le chauffeur me fait de grands signes pour que je m’installe rapidement. Il met le moteur en route et l’on part de ce parking devenu boueux.

Curieusement, le Kawah Ijen est mentionné et placé dans les incontournables seulement dans les guides francophones. C'est quand même assez étonnant car, vu la proximité avec Bali, il y a une multitude de nationalités venant sur Java quelques jours. Mais c’est bien la langue de Molière qui est la plus parlée parmi les visiteurs et les mineurs semblent vraiment nous apprécier. Mais, pourquoi nous autres Français, pas toujours au top de l’empathie, avons-nous une côte si élevée auprès d’eux? Pour y répondre, il faut remercier un ancien présentateur télé ayant réalisé un reportage dans son émission au nom de gel douche avec pour protagonistes les mineurs de soufre. Cette émission étant largement diffusée, les retombées ont été importantes et les mineurs ont pu diversifier leurs activités grâce au tourisme naissant. Ça explique aussi pourquoi, une fois dans le cratère, les mineurs ont été bien plus avenants avec les Français qu’avec d’autres nationalités.

Encore le son de la mosquée jusqu'à tard dans la nuit. Comme ce sont les vacances scolaires, Juda m'apprend que les gamins viennent à la mosquée pour suivre des cours sur le Coran, l’équivalent de notre catéchisme. Une fois les rues redevenues silencieuses, j’ai toutes les peines du monde à m’endormir. Plus les minutes passent et plus le spectre de la nuit blanche grossit. J'ai un train à 6h du matin pour Probolinggo et me rapprocher du volcan Bromo. C’est quand je commence réellement à partir au pays des songes que mon réveil se fait entendre et m'arrache férocement des griffes de Morphée.

2

Mon réveil sonne. Persuadé que c’est l’alarme de mon portable qui m’a réveillé, j’essaye en vain de l’arrêter. Je n’ai aucun souvenir d’avoir mis l’appel du muezzin comme sonnerie. J’ai toutes les peines du monde à comprendre la situation. Il est tôt, très tôt même… 4h17 précises.

J’ai réservé mon billet en ligne la veille. Une fois à la gare, je cherche ma voiture. Il y a plusieurs classes et les indications sont inscrites sur un panneau en plastique fixé à côté de la porte. J’ai une place en économie, la classe la plus basique. Ici pas de sièges qui s'inclinent mais des dossiers peu épais et à 90°. Des banquettes de trois se font face et l’espace pour les jambes est plutôt réduit. Même pas la peine de penser à poser mon sac par terre, il va m’encombrer plus qu’autre chose. Pour un trajet de quatre heures, j’ai payé environ 5 €. Si on a en horreur la proximité ou si l’on cherche plus de confort, deux autres classes sont disponibles. Une femme est assise sur l'une des deux banquettes et, à peine installé, me tend une poche remplie de gâteaux pour que je les goûte le tout, bien évidemment, avec un grand sourire.

À l’arrêt suivant, une famille monte et occupe l'ensemble des banquettes autour de moi. Entre les grands-mères, les parents, les enfants et les cousins, il y a au total plus d'une dizaine de personnes. L'installation est longue et laborieuse. La patience s’envole et le ton monte rapidement entre eux. Alors que certains me sourient, d'autres m’observent furtivement du coin de l'œil. La conversation se révèle difficile mais en utilisant quelques signes on arrive à plutôt bien se comprendre.

Dehors, le paysage change régulièrement sans pour autant défiler à toute vitesse. Des rivières apparaissent lorsque le train enjambe d'immenses ponts plus ou moins rassurants. Parfois un volcan se cache dans les nuages ne laissant entrevoir que son imposante base sombre recouverte de végétation. Mais ce qui constitue la grande majorité du paysage sont les rizières. Il y en a partout et elles s’étendent à perte de vue. Beaucoup de travailleurs s’affairent dans les parcelles délimitées par des chemins surélevés. Le travail semble pénible et éreintant et, même s’ils utilisent des machines, elles semblent si vétustes qu’elles donnent l’impression d’un bond de cinquante ans dans le passé.

Une voix criarde annonce dans les haut-parleurs l’arrivée imminente à Probolinggo. Je suis sollicité par presque tous ceux qui m’entourent pour faire une photo souvenir et à peine sorti du train, je retrouve la chaleur moite et étouffante que la climatisation fonctionnant laborieusement avait réussi à me faire oublier. Le chauffeur du mini-van me fait signe de descendre car on est arrivé au terminal de bus. Pourtant, il n’y en a aucun ici mais plusieurs types à moto attendent à l'ombre des arbres. Ils me sautent dessus et me demandent si je veux me rendre au Bromo. Je suis littéralement encerclé et c'est le sentiment que je déteste le plus au monde. Pour essayer de m’extirper de la situation, je pointe du doigt mon gros sac pas du tout adapté à ce genre de trajet. Ils lâchent difficilement l'affaire mais je les sens plutôt énervés et sur les dents.

Le terminal est en fait une longue succession de stands de nasi goreng. Toujours pas l'ombre d'un bus à l'horizon. Qu’est-ce que c’est que cette galère encore ? Un couple d’italiens cherche aussi un moyen d’aller au Bromo. Ils discutent férocement avec un homme plus petit qui semble nerveux. Au premier abord, son sourire a l'air amical mais quand il disparaît, son visage devient dur et le ton qu’il adopte se montre nettement plus agressif. Je n’éprouve que de la méfiance envers lui et sa prétendue honnêteté qu’il s’efforce de placer dans chacune de ses phrases. Selon lui, aucun véhicule ne fait le voyage et la seule option est de passer par un transport privé. Il refuse de négocier et je propose de voir s’il est possible de commander un Grab pour s’y rendre. Notre ami nerveux ayant entendu, son sang ne fait qu'un tour alors que ses sourcils se froncent. Il nous parle franchement mal. Heureusement, vu son gabarit, le coup de pression ne marche pas mais il ne faudrait pas que toute la clique à l’ombre se range derrière lui.

Contrôlant tout, ils fixent le prix qu’ils veulent et ne tolèrent aucun autre intermédiaire. C'est donc clairement une mafia. Il peut s'énerver autant qu'il veut, on commande le Grab. Quelques minutes plus tard, un homme en moto arrive à notre hauteur et coupe le contact avant de nous fixer. « Mais… vous êtes qui ? » - « Je suis le Grab, pourquoi ? » - « Désolé mais il doit y avoir une erreur, on est trois et on risque d’être un peu serré sur le scooter non ? ». Sa voiture est plus loin mais il nous propose d’y aller en moto, ce qui ne règle pas vraiment le problème. "Ah oui, d'ailleurs le prix sur l'application n'est pas le bon, il faut me donner plus". Il est direct et nous demande 300 000 roupies. La proposition est loin d’être malhonnête mais les Italiens ne veulent pas. Deuxième tentative lors de laquelle on parvient à négocier un prix moins élevé. Le dernier message confirme ce que je pensais déjà. Le chauffeur nous demande de nous éloigner du terminal. Si des motards le voit nous prendre, ils risquent de venir l'embrouiller, ou pire, le menacer. En partant, il fait bien attention d’éviter la place et après une longue montée, nous voilà arrivés à destination où les nuages ont fait leur apparition.

À l'entrée du village, des types ont installé un péage. Mafia, Round 2 ! Si on ne paye pas, impossible d’y accéder. Avec le nombre de touristes, ils doivent se faire tellement d'argent et, vu les installations vétustes, on devine qu’il va directement sans beaucoup de redistribution dans des poches bien placées. Je sors vers une plateforme en espérant que le ciel soit assez dégagé pour avoir une vue plongeante sur les volcans. De toute façon, il n'y a pas grand-chose d’autre à faire dans ce village. Après une courte montée, j’arrive au fond d’un cul-de-sac où un muret sépare le trottoir du vide. Les nuages ont déserté la caldera laissant parfaitement entrevoir les cônes émergeants du sol. Quelques-uns restent accrochés aux reliefs lointains masquant l’imprévisible et dangereux Semeru. Le Batok, petit cône vert et triangulaire, borde le Bromo, celui que tout le monde vient voir. Son énorme cratère dégage une large colonne de fumée blanche qui s'élève à la verticale avant d'être balayée par les rafales plusieurs centaines de mètres plus haut. Les parois de la caldeira se dresse quasi verticalement formant comme une enceinte protectrice pour les édifices en son centre. Du sable à perte de vue recouvre l’intérieur en formant littéralement une mer. Très aride, ce sol volcanique n’a laissé pousser que quelques arbres. C’est vraiment beau et le paysage semble tout droit sortir de l'univers du Seigneur des Anneaux.

Avec une altitude de 2392 m, le Bromo est un petit cône de dépôts volcaniques s’élevant à 134 m au-dessus de la caldeira du Tengger. À l’origine, le Tengger devait atteindre une altitude proche de 4500m. mais s’effondra il y a environ 14 000 ans. Par la suite, une succession d’épisodes éruptifs permit la mise en place de plusieurs cônes dont le le Bromo et le Batok. Ces deux derniers sont aujourd'hui les plus visibles car ayant subi une érosion moindre.

Même si le Batok est le plus jeune de l’ensemble, seul le Bromo est encore actif. Depuis le début du XIXème siècle, il est entré en éruption une cinquantaine de fois. Vu sa position au sein de la caldeira, il ne représente pas une menace très importante pour la population locale. Par contre, à cause de l’activité touristique grandissante, il est surveillé pour prévenir le moindre risque. Son activité est plutôt strombolienne avec des émissions de cendres et de bombes de lave permettant la croissance continue du cône. Généralement, ses éruptions ne durent pas plus de quelques mois et ne présentent qu'une faible explosivité. Parfois, si de grandes quantités d’eau de pluie s’infiltrent et rencontrent le magma, il peut être secoué par des explosions phréatiques pouvant engendrer une activité vulcanienne bien plus explosive.

La nuit ne va pas tomber avant au moins deux heures et j’ai le temps d’atteindre le Sunrise Point. À 5h30 du matin, il est pris d’assaut pour assister au lever du soleil. Sauf que si je m’y rends maintenant pour le voir se coucher, je vais me libérer la matinée du lendemain. Je pourrais alors me rendre dans un autre endroit moins fréquenté. En plus ça m’évitera de me lever au milieu de la nuit. Consciemment ou malgré moi, je m’organise souvent pour faire les choses à contresens de la majorité. Non pas que je sois agoraphobe, mais disons que je supporte de moins en moins les gens, encore plus lorsque l'on se trouve tous entassés aux mêmes endroits restreints.

Contrairement au Kawah Ijen et ses plantations de thé et café, ici on cultive plutôt des choux et des poireaux. J'arrive à un escalier où une plateforme en hauteur a été construite. De gros nuages occupent désormais la caldeira en donnant un côté mystique au paysage. Les derniers rayons de la journée embellissent et réchauffent l'atmosphère en ajoutant une teinte orangée pleine de nuances. La vue est spectaculaire. Tout respire l'inhospitalité et je suis devant un paysage qui pourrait être utilisé pour décrire le Mordor avec le Bromo qui fume sans discontinuer. Vu la distance, impossible d'entendre le moindre bruit issu de ses entrailles. Pourtant, je n’ai aucun mal à imaginer le grondement assourdissant qui s’en échappe.

Ma solitude est seulement troublée par quelques demandes de photos ou selfies et des Espagnols qui me conseillent de visiter Sumatra. Ma curiosité se voit instantanément piquée. La nuit commence à tomber et la pénombre m'accompagne pour revenir au village. Je retrouve les Italiens et on décide de se retrouver demain pour rentrer ensemble en partageant un transport. Je décide d’assister au lever du soleil depuis le sommet du Batok où la vue plongeante sur le cratère fumant doit valoir les efforts. Pourquoi le mot « effort » ? Parce que je suis épuisé d’avance rien qu'en le regardant. Vu sa forme conique presque parfaite, j'imagine une pente très inclinée remplie de sable dans laquelle progresser s’annonce galère. Lorsque j'expose mon plan au propriétaire de l'hôtel, il me confirme que la balade ne va pas être si facile en m’annonçant même que c’est très physique vu le terrain et qu’il n’y a pas à proprement parlé de chemins.

La majorité des visiteurs prennent des jeeps pour se rendre au Sunrise Point. Le soleil ne se levant pas avant 5h30, partir vers 4h du matin devrait être amplement suffisant. Sauf que, la fenêtre de ma chambre donnant sur la rue, j’ai pu, à ma plus grande joie, constater à quel point les jeeps étaient prisées. Dès 2h du matin, elles se sont mises en ordre de marche. Comme les barrières pour accéder à la caldeira n’ouvrent qu’à une certaine heure, un embouteillage s’est formé et le bruit n’a jamais cessé.

Quand je sors vers 3h50, je suis la route congestionnée par les véhicules avant de bifurquer et prendre un petit chemin qui s’enfonce en descendant dans la forêt. Devant moi, un cavalier descend lui aussi par le chemin. Je ne sais pas s’il va vers le volcan pour proposer une balade aux touristes ou s’il va s’occuper de ses champs, mais rapidement, je le perds de vue. La descente est très courte et bien balisée. Une fois passé la limite de la forêt, le sol change et devient semblable à un désert. Le fond de la caldeira est occupé par une mer de sable. Les phares des jeeps éclairent régulièrement la petite route de laquelle je me rapproche. À la lueur de ma frontale, je suis un chemin longeant quelques clôtures jusqu’à arriver devant un petit temple hindou. Je bifurque alors pour atteindre le pied du Batok. Les choses sérieuses peuvent alors commencer. C’est quand je lève la tête pour apercevoir le sommet que je me rends compte à quel point la pente a l’air importante. Bien plus que ce que j’ai pu imaginer. Alors effectivement sur les photos, il ne semble pas très haut mais en un kilomètre de montée, il y a 360 mètres de dénivelé.

Après quelques minutes, l’enfer sableux commence. Le sol s’élève brutalement. Tous les deux pas, je recule d’un. Il n’y a aucun sentier visible et je dois suivre des ravines étroites pour me frayer un chemin et progresser. Je m’enfonce dans le sable et contourne quelques arbres me bloquant le passage. Bien sûr, je glisse à de multiples reprises. Heureusement, le sable amortit bien mes nombreuses chutes mais à chaque fois je perds quelques précieux mètres que j’ai galéré à gagner. Même si à cette altitude, les nuits sont froides, j’ai rapidement chaud et le sable me colle à la peau. Cette portion est un calvaire. A chaque chute, je peste toujours un peu plus. « Mais qu’est-ce que je fous là ? J’aurai pu être tranquille à un point de vue relié par une route facilement empruntable, mais non j’ai préféré me lancer dans cette galère ».

Plus haut, quelques frontales scintillent et progressent si lentement que j’ai l’impression que la partie où je suis actuellement est de la rigolade comparée à celle qui m’attend. Les premières lueurs du jour embrasent l’horizon et il me reste une quarantaine de mètres de dénivelé à grimper. Je redouble d’efforts surtout que la partie la plus dure est maintenant derrière moi. J’arrive enfin au sommet du Batok, fatigué et sale mais tout sourire. Je rejoins une petite structure symbolisant le sommet où un drapeau orange et blanc est accroché. Dès que j’arrête de bouger, le froid mordant se fait sentir. Rapidement, le soleil inonde le paysage et réchauffe l’atmosphère. Le Bromo fume beaucoup moins qu’hier et la vue sur son énorme cratère depuis le sommet est magnifique.

Au loin, une petite pyramide se dresse vers le ciel. Au moment où je la regarde, un panache de fumée gris jaillit de son sommet et s’élève dans le ciel. C'est le Semeru, troisième plus haut volcan du pays avec ses 3676 mètres. Quatre Italiens m’ont précédé de quelques minutes et semblent avoir très froid. Aussi surpris qu’eux de trouver quelqu’un ayant eu la même idée pourrie, ils m’avouent que leur présence ici n’est due qu’à une erreur de navigation et qu’ils se sont perdus. Même plusieurs mois après, je me demande comment c’est possible de se tromper au point de confondre ce chemin avec celui pour le lever du soleil. Je suis tellement content d’être ici et d’avoir le sentiment que cette vue unique n'appartient pratiquement qu’à moi. Les Italiens commencent à redescendre et me laissent seul face au cratère. Il y a davantage de fumée qui en sort mais elle n’est ni épaisse ni opaque. Elle ressemble à un fin filet à travers lequel les rayons du soleil passent. Les pentes du cratère sont craquelées et recouvertes de grosses crevasses se frayant un chemin parmi la roche volcanique. Je ne sais pas comment elles sont apparues, à la suite de glissements de terrains ou juste de l’érosion par l’eau, mais ce labyrinthe rocheux donne une fière allure à l’édifice, encore plus quand les rayons lumineux s’écrasent directement sur ses arêtes.

Maintenant que l’obscurité a totalement disparu, je prends des photos en faisant varier les angles de vue le plus possible. Sans oublier un selfie, chose que je déteste vraiment mais l’occasion s’y prête. Quand je regarde le résultat, je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est pas vraiment moi apparaissant sur l’écran. Comment mes joues peuvent être aussi volumineuses alors que quand je me regarde dans la glace, je les trouve normales !? C’est sûrement le capteur de mon appareil photo qui déconne !

Pendant la descente, j’ai les sinus en feu. Il me suffit de me moucher pour avoir ma réponse. J’ai respiré tellement de sable pendant la montée qu’il va me falloir un petit moment pour l’expulser entièrement de mes voies nasales. Je rattrape et dépasse rapidement les Italiens qui marchent comme sur des œufs en suivant les rigoles. Je ne prends pas autant de précautions. Si je tombe, le sable amortira sans problème la chute. Au pire, je m’écorcherai un peu le bras ou le genou. Chuter est une option intéressante car elle permet de descendre sans fournir le moindre effort. En bas, je me mets directement en chemin pour le cratère du Bromo. Vu l’heure matinale, mon timing est parfait car les jeeps sont encore entassées sur les différents points de vue.

Des marches montent en suivant la pente. Un dernier effort et je serai en haut face au gouffre fumant. Devant ses 800 mètres de diamètre pour une profondeur avoisinant les 200 mètres, je me sens minuscule. Il y a peu de monde, une vingtaine grand maximum, mais comme le cratère est immense, il suffit de marcher quelques minutes pour s’isoler totalement. J’atteins le côté opposé en moins de dix minutes et il n’y a pas une seule âme qui vive à proximité. Seule l’affreuse odeur de soufre me tient compagnie en me faisant parfois tousser. Je mouille mon cache nez et le mets en place sur mon visage. L’eau va fixer le soufre dans l’air et empêcher que je le respire. Enfin, en théorie parce que ça ne marche pas si bien que ça. Je me pose tranquillement là pour faire des photos avec le trou béant aux premières loges et le Batok au fond qui dépasse timidement. Les pentes sont abruptes et les crevasses qui se dessinent convergent toutes au centre d’où s’échappe la fumée. Le gouffre, lui, semble tomber à pic vers les entrailles de la Terre. Ses parois sont recouvertes de soufre leur donnant cette couleur jaune si caractéristique.

Le bruit qui s’en échappe est assourdissant. On dirait qu’un réacteur d’avion tourne en continu sans jamais ralentir. C’est aussi fascinant qu’effrayant. Surtout quand on sait qu’il est rentré subitement en éruption en 2015 forçant les volcanologues à boucler la caldeira en entier. Du coup, être sur la crête lorsqu’il se réveille n’est fondamentalement pas l’idée du siècle. Depuis mon perchoir, je commence à voir le balai incessant des jeeps se dirigeant vers le volcan tels des participants à un rallye. C’est le moment de partir pour éviter la foule. Je passe devant un autel sur lequel sont posés un drapeau, de la nourriture ou des paniers abîmés. Ce sont là les restes des offrandes faites par le peuple tengger aux dieux durant les festivités du Kasada, un mois sacré pour les hindouistes peuplant les villages proches de la caldeira.

J’arrive près des marches et constate au loin qu’un parking a été improvisé et que plus d’une centaine de jeeps sont garées côte à côte. Dans les marches, c’est une longue file indienne qui s’est formée et les gens piétinent en montant au ralenti. Je suis tellement content d’avoir tout fait à contre-courant et d’avoir pu passer une matinée tranquille. Normalement, il y a deux files, une montante et l’autre descendante mais l’espèce humaine étant ce qu’elle est, c’est le chaos et il n’y a pas d’organisation. On piétine aussi et on reste plusieurs secondes sur une marche en attendant qu’un espace se libère pour s’y engouffrer aussitôt.

J’en profite pour envoyer un message aux Italiens afin que l’on puisse s’organiser ensemble pour rentrer jusqu’à Probolinggo. Message inutile car je les croise quelques minutes plus tard dans la foule. Pour rentrer, je dois reprendre le chemin en sens inverse et remonter la falaise jusqu’à atteindre le village. Je passe devant des hommes à de moto. Ils m’interpellent et me demandent si je veux remonter au village. Je m’installe à l’arrière et l’on part sur les chapeaux de roue. Le pilote, un gamin qui doit avoir à peine 18 ans, casquette à l’envers sur la tête et des manches extensives sur les bras, met de grands coups d’accélérateur et roule à toute vitesse dans le sable pour éviter que l’on s’enlise. La moto bouge dans tous les sens et, n’étant pas un talentueux équilibriste, je me fais malmener de tous les côtés. On arrive dans le lit d’une rivière asséchée et, pour remonter de l’autre côté, il faut s’engouffrer dans un étroit canyon au sol complètement recouvert de sable. Il y a juste la largeur pour une moto, pas plus. Il tourne la poignée à fond pour prendre le maximum de vitesse. Madre de Dios ! J’aurai pu littéralement m’éclater le genou vu qu’il est passé à 10 centimètres de la paroi.

Je rentre à l’hôtel, subis une douche gelée, le ballon d’eau chaude ayant décidé de rendre l’âme, avant de ressortir prendre un petit déjeuner dans un boui-boui. On monte dans une navette pour retourner à Probolinggo. Il n’y a pratiquement que des Français, mais surtout beaucoup de profs parfois relous. Bref, je suis en vacances et c’est le moment de lâcher prise et de ne pas s’énerver, j’aurai toute une année pour le faire ! On se sépare, les Italiens vont à Surabaya alors que je prends la direction de Malang avant de rejoindre rapidement Jakarta pour m'envoler sur l'île de Sumatra pour y passer presque un mois.

3

2 ANS PLUS TARD

N'ayant fait qu'une petite partie de Java lors du premier voyage en 2022, je décide de retourner sur cette île surpeuplée en Juillet 2024 pour la découvrir plus en profondeur.

Je vais arriver en Indonésie par Surabaya, deuxième ville du pays et capitale de la province de Java Oriental avant de traverser l’île en scooter d’est en ouest jusqu’à Jakarta. Vu ma longue escale à New Delhi, je réserve ma première nuit pour profiter d’une journée entière dans cette ville tentaculaire avant mon vol de nuit pour Surabaya. Le vieux Boeing d'Air India est un petit avant-goût de ce pays. Sans être crasseux et en ruine, il y a pas mal d’éléments qui dysfonctionnent, des accoudoirs aux écrans. J’ai presque huit heures de vol et mon écran est désespérément bloqué et réagit seulement lorsque je le martèle durement sans relâche. La nuit est une galère entre un confort sommaire, une nourriture très épicée et surtout un bordel sonore ininterrompu malgré la pénombre.

J'arrive à l'hôtel sous des trombes d'eau de la mousson et m’affale dans ma chambre. Ni le bruit des gens hurlant dans les couloirs, ni le vacarme de la clim ne m’empêcheront de trouver le sommeil. Décalé et pas très frais, j’émerge et pars faire un tour dans ce quartier, bien loin du centre de New Dehli et ses points d’intérêt. Une voie rapide surélevée ne passe pas très loin d'où je loge. Une seule heure de balade suffira à me mettre sur les rotules. La chaleur est accablante et l’humidité dans l’air est difficilement supportable. Avec les nombreuses averses, les rues dénuées de goudron se sont transformées en allées boueuse. À peine sortie de la ruelle, un déluge de klaxons s’abat sur moi et je découvre une circulation cauchemardesque qui ne désemplit pas. L’enfer sonore ne s’arrête jamais et avec les 40°C ressenti, je suis déjà tout retourné. Je suis abordé de toute part, notamment par des chauffeurs de tuk-tuk qui se montrent très insistants. C’est peut-être à cause de la fatigue mais je ne m’attendais pas à être si bousculé aussi rapidement.

Tout est compliqué visuellement et olfactivement parlant. Des enfants m’entourent pour me réclamer de l’argent bientôt imités par d’autres personnes profitant de l’occasion. Ils peuvent me suivre sur 400 mètres sans problème, m’attrapant régulièrement par l’épaule pour me ralentir ou m’obliger à leur répondre. À cela, il ne faut pas oublier les rabatteurs ultra-intrusifs. C’est difficile à vivre et rares sont les moments où je marche seul sans me sentir oppressé. Seul rayon de soleil dans cet environnement infernal : les nombreux panneaux où est inscrit le pictogramme invitant à ne pas cracher par terre. C'est fou de mettre de tels panneaux mais effectivement, ça crache à tout va dans les rues poussiéreuses. Après, en termes de saletés, les crachats sont le dernier des soucis tellement les rues sont jonchées de détritus qui flottent dans les flaques d’eaux stagnantes ou virevoltent au-dessus des trottoirs défoncés.

Quelques vaches occupent un terrain vague à l’ombre d’une bretelle d’autoroute et s’aventurent parfois sur la chaussée provoquant des ralentissements importants. Cette première immersion fut brève mais intense. Vivement le retour où j’aurai cette fois-ci 48h pour découvrir d’autres facettes de la ville. Tout en sachant que je me trouvais dans une partie populaire de la ville, si je ne devais retenir qu’un seul adjectif pour cette balade, ce serait « dingue, totalement dingue ».

4

J'atterris vers 9h à Surabaya, ville dans laquelle je ne vais pas m’éterniser, préférant rejoindre rapidement Malang. À la sortie de l'aéroport, je trouve un taxi clandestin me proposant un tarif très honnête et qui m’inspire confiance. Avant d’aller à la station de bus, je lui demande de m'arrêter chez un opérateur pour acheter une carte SIM. Il me dépose et attend tranquillement dehors une vingtaine de minutes. Une fois au terminal, je lui donne un petit peu en plus parce qu’il a été vraiment patient et sympa. Je scanne un QR code, paye pour accéder aux voies et suis les cris d’un chauffeur à côté de son bus en partance pour Malang. Il prend mon sac, le place dans la soute et moins de trente secondes plus tard, le bus manœuvre pour sortir de sa place de parking. Je reste sceptique, c'est bien trop fluide et la matinée se déroule sans accrocs… je dois rester vigilant !

Je dois trouver un scooter à louer pour partir à la découverte de la région. J’en ai réservé un autre dans plusieurs jours que je dois récupérer à Yogyakarta et le rendre douze jours plus tard à Jakarta. Cette année, le but est de faire comme l’été dernier, à savoir conduire et traverser une partie du pays en totale liberté, m’arrêter où bon me semble et surtout rallier des endroits isolés sans trop galérer. Là où l’an passé, j'ai conduit sur des îles avec un trafic modéré, je risque d’être bien plus sollicité car avec ses 150 millions d’habitants, Java est l’île la plus peuplée du monde et sa circulation est extrêmement dense. Avec des véhicules partout et des villes embouteillées, l’expérience devrait être intense. Entre les visites, les randos et les longs trajets, je vais accumuler beaucoup de fatigue et comme, je n’ai que deux semaines sur place, il faut rentabiliser au maximum les journées. Je vais devoir me lever tôt pour partir en rando, revenir dans l’après-midi et parfois rouler quelques heures pour rejoindre ma prochaine étape et enfin finir par me poser. À la station de bus excentrée, j’embarque dans un taxi moins honnête que celui de ce matin pour qu’il me laisse à la gare où j’ai repéré une agence de location.

Malang est très appréciée des indonésiens qui en parlent comme un incontournable mais boudée par les étrangers. Sur la route entre Yogyakarta et Surabaya, on y passe souvent en train sans s’y arrêter même si elle est difficile à rater avec ses 900 000 habitants. Il suffit d'arriver devant un pont enjambant la rivière difficile à traverser avec cette circulation dense. Ici personne ne ralentit ou ne s’arrêter. Les maisons construites le long de la rivière en contrebas attirent l’œil. Elles sont toutes peintes dans des couleurs vives et différentes, donnant un aspect d’arc-en-ciel au quartier.

De l’autre côté, toutes les habitations ont revêtu une couleur bleue intense et uniforme. Ce sont des oasis de couleur perdues au milieu de cette jungle urbaine grisâtre. Voyant l’insalubrité et les conditions de vie se dégrader, le gouvernement régional avait alors exigé le relogement des habitants et la destruction des quartiers mais un groupe d'étudiants ont proposé de peindre les maisons. C’est ainsi que des artistes, des militaires et des membres de l’équipe de foot locale participèrent au changement de visage du quartier.

Je descends par des escaliers, paye les droits de passage et découvre un univers aussi original qu’inattendu. Étonnamment, j’ai préféré passer plus de temps à déambuler dans le quartier bleu, bien plus tranquille, en me perdant dans les étroites ruelles. Des fresques apparaissent régulièrement sur les murs, parfois à la gloire de l’équipe de foot locale. Le seul point négatif est la rivière. Sale, malodorante et polluée, c’est difficile de ne pas y prêter attention surtout quand plusieurs gamins pataugent et se baignent à quelques dizaines de mètres seulement de poubelles échouées.

Un homme de l'agence m'accueille et me confirme que des scooters sont disponibles dès maintenant. Après avoir exposé mes plans pour les trois prochains jours, on finalise les papiers, le règlement et je laisse ma carte d'identité comme caution. J’ai du mal à croire qu’en moins de quatre heures j’ai réussi à faire tout ce que j’avais imaginé pour la journée entière. Avec mon sac sur les épaules, impossible de l’attacher à l’arrière, je roule en direction du sud-est pour rejoindre une région réputée pour ses nombreuses chutes d’eau. C’est aussi dans cette zone à l’écart des grandes villes que le colosse volcanique javanais sort de terre : le Semeru. C’est le plus haut volcan de l’île et il est extrêmement dangereux, lui qui a causé de nombreux dégâts humains et matériels lors de ces violentes éruptions au cours des trois dernières années. Deux solutions s’offrent à moi.

Soit je prends la route principale soit un chemin de traverse longeant les rizières. Même si je choisis la deuxième option, j’ai une petite appréhension parce que je dois quitter le centre de Malang, son million d'habitants et sa circulation compliquée. Rouler à gauche n’est pas un problème parce qu’en scooter, j'ai toujours conduit de ce côté et les automatismes me reviennent presque immédiatement. Je suis vite à l'aise et me dis que finalement, traverser Java va être plus simple que ce que j’avais imaginé. Les gens dans cette campagne ne conduisent pas trop comme des dingues et mes réflexes de l’année passée reviennent au galop. Je vais quand même rester prudent, sans trop me chauffer, parce que j’ai toujours en tête la chute à Sumatra et le sale état dans lequel elle m’avait plongé.

Il y a un temple isolé dans un village au bord de cette route. Très modeste, l’unique bâtiment restant fait quelques mètres de haut mais est recouvert de sculptures et de gravures dans le même style que le temple hindou de Prambanan près de Yogyakarta. Il n’y a absolument personne si ce n’est un guide accompagnant son client américain. Même le guichet à l’entrée reste désespérément vide. Vu sa taille, je fais la visite en cinq minutes en lisant le seul panneau installé, que je fais semblant de comprendre, entièrement rédigé en indonésien.

Je rejoins la route principale passant par le sud. Elle est très empruntée par des camions bennes roulant très lentement dans cette succession de virages et de montées. Par contre, dès qu’une descente se présente, ils appuient comme des damnés sur l’accélérateur n’hésitant pas à doubler par tous les moyens, véhicules arrivant en face ou non. Ils sont chargés à ras bord de pierres et, vu de derrière en scooter, c’est assez flippant. Certains blocs instables sont ballotés par les cahots de la route et semblent prêts à tomber à tout moment. Je dois alterner entre garder une bonne distance au cas où mais aussi ne pas trop m’éloigner pour les doubler dès que possible. Pas le temps de regarder si les dépassements sont autorisés, il faut que je sorte de là le plus vite possible. À chaque accélération, un bruit strident me fait vriller les tympans alors qu’un épais nuage noir s’échappe des pots d’échappements mal entretenus.

Avec la sueur qui perle sur mon visage, je me sens recouvert d’une fine pellicule de pollution et je tousse de plus en plus. La route jusqu’à Jakarta risque d’être infernale s'il y a autant de camions. Avec le temps nuageux, impossible d’apercevoir le Semeru plus de quelques minutes. La fraîcheur et l’obscurité commencent à tomber lorsque j’arrive dans le village où je veux passer la nuit. Je n’ai nulle part où dormir et tous les hôtels sont complets ou hors de prix. Ce matin en atterrissant, je ne m’étais pas du tout imaginé être ici le soir. Les chambres sont chères car l’une des chutes d’eau les plus impressionnantes de Java est à seulement quelques kilomètres. Le réceptionniste d’un lodge plutôt luxueux prend son téléphone et me dit d’aller à l’intersection en face pour retrouver une femme qui a une guesthouse. Comparé aux lodges voisins, c’est peu accueillant mais, malgré l'humidité, ça me va.

L’eau qui s’écoule le long du lavabo est noire et je frotte un moment pour m’assurer de décrocher le plus de particules collées à ma peau. Je n’imagine même pas comment mes poumons doivent être malmenés. Pour manger, je trouve un warung juste à côté et m’endors rapidement. Avec le décalage horaire, je suis réveillé vers 4h30 du matin. En pleine forme, je me prépare rapidement pour profiter des premiers rayons du soleil. Normalement, le volcan ne devrait pas encore être recouvert par les nuages et je trouve rapidement des points de vue dégagés. La pyramide parfaite et fumante du Semeru s’élève au-dessus de l’océan de verdure qui l’entoure. À intervalles réguliers, un nuage sombre de cendres s’élève doucement dans les airs avant de se dissiper sous l’effet des vents balayant le sommet. Même si je suis loin, il est vraiment gigantesque.

Avec ses 3 676 mètres, il est le troisième plus haut volcan d’Indonésie. Ses éruptions sont souvent brèves, violentes et inattendues, ce qui justifie sa surveillance accrue. Depuis son regain d’activité en 1967, des explosions se produisent à son sommet toutes les vingt minutes, explosions peu dangereuses car contenues dans la zone sommitale. Cependant, en décembre 2021, suite à l’effondrement d’un dôme de lave solidifiée, d’énormes coulées pyroclastiques ont dévalé ses pentes détruisant plusieurs villages. Des milliers de maisons ont été rasées, certaines se trouvant à une dizaine de kilomètres du cratère tandis que des pertes humaines ont aussi été rapportées. Pour accentuer le danger, l’éruption eu lieu durant la saison humide et les pluies diluviennes se chargèrent en dépôt volcanique pour se transformer en lahars. Ces coulées de boues dévastatrices ont obligé le gouvernement à évacuer l’ensemble de la région.

Il est à peine 6h lorsque les nuages s’invitent autour du géant tandis qu’un brouillard épais m’englobe moi et ma monture. Juste quand j’arrive dans la zone où je peux m’approcher de son pied, il m’est impossible de voir dix mètres devant. Au lieu d’attendre sans rien faire, il y a une cascade à quelques minutes. Je fais demi-tour et me gare dans le jardin d’un villageois qui l’a aménagé en parking pour gagner quelques roupies supplémentaires. Le bruit de l’eau qui chute de plusieurs mètres se fait entendre mais, avec le soleil de face et les gouttelettes qui virevoltent dans l'air, impossible de voir le filet d’eau dévalant la paroi minérale. Autant hier, la journée a été parfaite en termes de chance, autant pour aujourd’hui je commence à croire qu’elle a définitivement disparu. Pour ne pas rester sur un échec, je me rends à Kapas Biru, une autre cascade au débit imposant.

C’est l’une des plus connues mais la star incontestée du coin est Tumpak Sewu que je me réserve pour cet après-midi. J’ai l’impression que le brouillard est en train de se dissiper quand j’arrive au parking donnant sur un sentier dissimulé par la végétation. Malgré l’aide des locaux qui habitent ici, j’ai du mal à trouver le bon chemin. Je suis absolument seul et je n’entends que les bruits de la jungle autour de moi et l’eau qui s’écoule plus bas. Le sentier descend de façon abrupte. Des marches taillées dans le sol poussiéreux et des escaliers métalliques font perdre rapidement de l’altitude. Régulièrement, des échelles mal fixées permettent de descendre les passages les plus raides. Moi qui m’imaginais une balade, je suis déjà emprunté physiquement avec cette chaleur émanant de la jungle qui m’emprisonne. Comme les autres années, j’ai besoin d’un temps d’acclimatation et cette première activité ici me fait vraiment souffrir.

Le chemin est traversé par de petites chutes d'eau dégringolant de la jungle. Même si les rochers humides ont l’air stables, je dois faire attention parce que mon talent d’équilibriste laisse à désirer. Deux pas plus tard, mon pied s’envole vers le ciel et je m’étale lourdement dans la boue et au milieu des blocs rocheux. Sale et énervé, je rumine cette chute aussi évitable que prévisible. Je me sens vraiment débile d’être tombé à cet endroit-là. Vu les randos exigeantes qui m’attendent, il va vraiment falloir que je fasse plus attention si je ne veux pas passer mon temps à tâter le sol. J'entends au loin la cascade mais impossible de l’apercevoir. Après un passage plat au milieu de la végétation, elle apparaît au détour d'un virage. Avec ses 90 mètres de haut et son débit important, elle est ultra impressionnante. À part un couple de Hollandais croisé sur le chemin, je n’ai vu personne d’autre. Je suis absolument seul en face de ce cirque seulement percé par cet intense filet d'eau. Le cadre est incroyable mais, comme souvent en Indonésie, des déchets traînent un peu partout autour de cette zone aménagée pour la baignade et le camping. Chose plutôt rare, il y a pourtant des poubelles le long du chemin mais ce n’est visiblement pas suffisant. Le plus triste c’est que je ne suis plus vraiment choqué et je dirais même que je m’y suis habitué.

Je fais bien plus attention aux passages « délicats » lorsque je remonte. Bien sûr, je glisse encore mais j'arrive à me rattraper. J’ai comme l’intuition que je vais tomber quelque fois pendant mes randos vu mon agilité particulièrement réduite cette année. Reprenant la même route que ce matin, je vois que les nuages se sont dissipés autour du Semeru. Il ne m’en faut pas plus pour bifurquer jusqu’à un belvédère offrant une vue avec la cascade que je viens de quitter, la vallée et le volcan en fond. Comme d'habitude, il faut payer l'entrée et le stationnement. Le paysage est fantastique. On peut apercevoir dans un coin la cascade maintenant minuscule qui sort de l’épaisse végétation tandis que le volcan crache toujours ses nuages de cendres. Avec la lumière intense du soleil, les photos ne rendent pas aussi bien que l’image que capte ma rétine. Par contre, le lieu a été aménagé pour qu'on puisse prendre plein de photos de soi. Des minibus déchargent leurs occupants qui débarquent en nombre. Cette région fait partie du package très touristique de trois jours que beaucoup prennent lorsqu’ils voyagent à Bali. Ils vont ainsi visiter le Bromo, le Kawah Ijen et la région des cascades avant de retourner sur l’île des Dieux. Du coup, les locaux ayant bien flairé le coup, ont aménagé de nombreux lieux pour accueillir les touristes, les transformant pour qu’ils ressemblent à ceux de l’île voisine.

Pour l’illustrer, il y a ici de nombreuses rambardes où l’on peut se disperser pour prendre des photos sans se marcher les uns sur les autres. Pourtant, il y a une queue où les gens patientent longuement pour se faire prendre en photo à un endroit précis : assis sur une chaise au milieu d’un ruisseau. Le pire dans tout ça ? Il faut payer pour pouvoir s’asseoir ! Pas beaucoup certes, mais à quel point c’est débile ? En plus tout le monde prend exactement la même photo avec les mêmes poses plus ridicules les unes que les autres. J’ai vraiment l'impression d'être devenu un vieux con alors que je m'éloigne pour trouver un coin tranquille. Un groupe de Belges se moquant des gens qui attendent me rejoint. Super, je vais pouvoir partager mon aigreur avec d’autres francophones !

Je roule dans une vaste plaine aux rizières à perte de vue jusqu’à arriver au pied du Semeru. De nouveau, la vue est incroyable. Impossible de m’en approcher davantage et encore moins de randonner dessus : il fait l’objet d’une zone d’exclusion totale de cinq kilomètres vu son activité imprévisible. Un restaurant accueille tous les minibus rendant difficile la circulation sur l’étroite chaussée. Je prends une autre route, laisse le scooter sur le bord et m’enfonce entre les rizières. Je passe dans de petits villages au moment où les habitants vaquent à leurs occupations et travaillent dans les champs. Beaucoup portent d’immenses tas de feuilles ou de bambous sur leurs épaules. Les nuages de cendres sont de moins en moins espacés mais pourtant la vie s’écoule avec une tranquillité déconcertante à seulement quelques kilomètres de l’un des endroits les plus dangereux sur Terre. Les flancs de la montagne portent les stigmates des nombreux écoulements dévastateurs. Après chaque explosion, des blocs dégringolent du sommet et de leur chute s’élève de la fumée. Les gens que je croise sont souriants et m’interpellent. Avec mes quelques mots, j’essaye de répondre mais ma conversation est toujours vraiment naze et très limitée. Au moins, ils semblent amusés de me voir galérer. Un jour après mon arrivée, je suis aux anges d’être dans ce pays, qui est rapidement devenu mon préféré.

Je profite un moment de cette ambiance et repars vers Tumpak Sewu, la fameuse cascade que tout le monde vient voir. L'entrée est plutôt chère mais après tout, c’est pour en prendre plein les yeux. Une plateforme permet de prendre de la hauteur en surplombant la paroi en fer à cheval d’où une multitude de chutes se jettent dans le vide formant alors un rideau d'eau de plusieurs dizaines de mètres. La vue est plutôt sympa même si elle est partiellement bouchée par la végétation. J’hésite à descendre ou à reprendre la route pour arriver à Malang pas trop tard. Je suis debout depuis un moment et je n’ai pas encore eu vraiment l’occasion de me poser aujourd’hui. Malgré la flemme et les panneaux prévenant des pentes glissantes qui m’attendent, j’emprunte un premier escalier bien raide. Vu mon expérience matinale, je vais devoir faire très attention parce que là c’est un autre niveau. En plus d’être abrupte, il faut traverser des cascades en marchant sur des rochers immergés. Il y a aussi des cordes qui pendent sur lesquelles tout le monde s’agrippe pour garder un minimum de stabilité. Il n’y a de l'espace que pour une personne et il faut alterner entre ceux qui montent et ceux qui descendent. Je m’arrête plusieurs fois pour ne pas que ceux remontant galèrent dans certains passages. De nombreux d'individus, à l’éducation fluctuante, ne me disent pas merci et ne me regardent même pas. Zen…

J’aperçois au loin les fameux filets d’eau mais bien plus inquiétante encore, une longue queue de personnes qui patientent les unes derrière les autres pour se prendre en photo. Je longe la rivière dans cette direction jusqu’à ce qu’un homme m’arrête en me tendant un ticket d’entrée. Il y a sûrement méprise, j’ai déjà sorti les billets en haut. Mais non, pour accéder à la zone intéressante, il faut de nouveau payer le même prix qu’à l’entrée. Devant mon refus et mon regard qui trahit un énervement certain, il me sort tout guilleret « C’est dommage d'être descendu ici pour pas y aller ». Oh mon dieu, c’est qu’en plus il me provoque le bougre ! Sans un mot, je tourne les talons de ce racket organisé.

Au lieu de remonter par le même chemin, je marche sur une étroite bande de cailloux entre les eaux tumultueuses d’un côté et la falaise de l’autre. La rivière a une couleur opaque tant elle est chargée de boue même en saison sèche. De nombreuses cascades dévalent les murs pour rejoindre le cours d’eau. Pour continuer et rejoindre un bassin de baignade, il faut payer mais dix fois moins que précédemment. À partir d’ici, toutes les parois du canyon sont recouvertes de cascades au débit différent. Nous ne sommes que très peu à avoir optée pour cette longue boucle remontant au parking et l’endroit respire la tranquillité malgré le bruit sourd et incessant de l’eau qui s’écrase. Comme ce matin, tout le monde est au même endroit et on peut profiter calmement du reste.

Le chemin croise de petits torrents jusqu’à mener à un bassin qu’il faut traverser pour rejoindre le pied d’une cascade. C’est très raide et des Indonésiens devant moi, plutôt athlétiques, galèrent énormément sur ces pentes détrempées. Ils s’aident d’une corde mais malgré tout, tombent régulièrement. Le moment que tout le monde attend arrive. Vais-je tomber et me retrouver dans la rivière plus bas ou vais-je réussir ? N’attendons pas plus longtemps et faisons taire les mauvaises langues : le passage était d’une simplicité sans nom. Avec la corde et quelques prises, je me hisse facilement et rapidement sur les rochers plus haut au nez et à la barbe du groupe qui me précède. Pas trop d’équilibre mais il est toujours agile le trentenaire ! Vu la chaleur, l’eau qui s’élève dans les airs fait un bien fou. En remontant, je retrouve les Indonésiens qui cette fois ont du mal à grimper la forte pente rejoignant le haut du canyon. Je pensais monter avec eux mais ils sont bien trop lents et seul le plus jeune marche avec moi jusqu’au parking.

Mon gros sac me tiraille les épaules et je le desserre au maximum pour qu’il s’appuie sur la selle. Je reprends la même route infernale qu’à l’aller. Il y a moins de camions mais ils crachent bien plus de fumée que ceux d’hier. Malgré mon tour de cou, c’est toujours ultra désagréable et j'ai la gorge en feu. Je dois traverser Malang jusqu’à Batu au pied du Welirang que j’espère grimper le lendemain. Sauf que j’arrive à l’entrée de la ville en fin d’après-midi, là où le trafic est le plus dense et les embouteillages monstrueux. La conduite est épouvantable. Ça double dans tous les sens en forçant le passage. Pas vraiment surpris, c’est exactement ce que je m’attendais à trouver. Je n’ai rien pour fixer mon portable au guidon et je suis obligé de m’arrêter régulièrement pour regarder mon GPS et constate que je me trompe à de multiples reprises. La traversée dure presque une heure et demie et le déluge de klaxons me donne la migraine. Sans parler des soixante moteurs qui se mettent en marche simultanément quand un feu passe au vert… Des voies spéciales sont prévues pour les scooters qui en profitent en se rabattant n'importe comment pour doubler les voitures prisonnières de ce flux incessant.

C’est exténué et avec des bourdonnements dans les oreilles que je me gare devant mon hôtel. Même si l’extérieur laisse à désirer, la chambre est vraiment bien. J’ai la flemme de retourner à Malang pour manger, surtout qu’après m’être posé un moment, il est maintenant tard. Je trouve un petit boui-boui dans les rues de Batu mais il n’y a que des plats avec de la viande. Je demande à avoir seulement des nouilles. Dans une des seules boutiques encore ouvertes, je choisis des avocats énormes parmi ceux qui débordent des étals avant de finir dans un petit supermarché pour acheter ce dont j’aurai besoin pour l'ascension demain. Ma première journée se termine tristement entre des nouilles tièdes, un avocat trop mûr et une bouteille d'eau.

Avant de m’affaler, je règle mon réveil à 5h du matin pour pouvoir commencer la rando vers 6h au plus tard. Même en altitude, j’évite les grosses chaleurs qui m’attendent dans la jungle. Lorsque j’ouvre les yeux, je trouve ce réveil bien trop intense. Je ne parle pas de mon portable qui sonne et vibre mais bien des haut-parleurs de la mosquée voisine. Il est 4h40 et un homme hurle dans un micro alors que je commence à me préparer. Je ne suis pas obligé de me presser car je peux garder la chambre jusqu’à 15h. Même si la rando s’annonce longue et intense, je pense que j’en aurai pour environ 7h aller-retour et donc revenir en temps et en heure ici. Je suis prêt, m’installe sur la selle humide de mon scooter et, alors que l’aube perce timidement l’obscurité de la nuit, pars dans la fraicheur matinale en direction du Welirang.

5

Alors que pour beaucoup, les vacances sont synonymes de repos et relaxation, je me retrouve à 6h du matin sur mon scooter où le froid me fouette le visage. Avec l’altitude et en roulant, la sensation glaciale est mordante et chaque centimètre carré de ma peau à l’air libre est frigorifié. Le soleil venant à peine de se lever, l'humidité de la nuit s’élève pour former des nappes de brouillard. Durant la demi-heure de route, les paysages qui se dévoilent dans les premiers rayons, sont aussi photogéniques que colorés. Dans cette région vallonée, les champs s’étendent à perte de vue au pied de reliefs plus imposants recouverts de forêt. À chaque col franchi, je bascule dans une vallée où les parcelles brunes et vierges côtoient celles recouvertes d’un vert saillant. Parfois, des teintes de jaune font leur apparition tandis que les hameaux s’éveillent. Malgré l’heure très matinale, les paysans s’activent et rejoignent leurs cultures.

Je quitte la route principale pour m'enfoncer au milieu des collines. Je n’ai aucune idée de comment sera la route plus loin mais j'imagine déjà que ça va se gâter. Quand j'ai expliqué mon programme au réceptionniste hier soir, une grimace s’est dessinée sur son visage. « Tu y vas seul ? Mais il te faut un guide parce que les rangers ne vont jamais te laisser si tu n’es pas enregistré et accompagné ! ». Sur Java maintenant, il faut toujours s'enregistrer en ligne et être au minimum un groupe de trois pour se voir autorisé à randonner. Officiellement pour des raisons de sécurité mais surtout pour récupérer un peu d’argent facilement. Est-ce que cet argent bénéficie vraiment au parc ou part dans d’autres poches ? Impossible de le savoir réellement tant parfois les règles dans ce pays ont été faites pour être ignorées. Le problème, quand on voyage en solo et que l’on veut faire les choses par soi-même, c’est que l’on se heurte parfois à un mur administratif et légal que l’on ne comprend pas. Je croise les doigts pour ne pas être refoulé à l’entrée.

Sur le bord de la route deux hommes en uniforme sortent d’une cabane. Je ralentis alors qu’ils me saluent. Je m’attends à devoir faire demi-tour d’une seconde à l’autre lorsqu’ils me demandent dans un anglais balbutiant, où je compte aller. Contre toute attente, ils m’expliquent quelle route suivre et m'indiquent une zone où je peux laisser le scooter en toute sécurité. Je ne me fais pas prier et détalle comme un lapin. Bizarre car selon le site de référence indonésien répertoriant les randonnées du pays, il insiste bien sur le fait qu’il est délicat de la faire par soi même. Croisons les doigts !

La route se dégrade rapidement et des trous quadrillent le bitume altéré toujours en place. Je me fais balloter et parfois malmener sur de brèves portions pourries. Même s’il n’y a seulement que quelques kilomètres, je dois monter en haut de l’imposante colline qui me fait face. La pente étant abrupte, je dois doser l’accélération en essayant de trouver les passages les plus adaptés. Pas sûr de la route à suivre, je suis un autre scooter en espérant qu’il se rend aussi au départ de la rando. Fausse joie, il s’agit juste d’un couple venu prendre des photos en cette heure très matinale. Je profite aussi d’un petit dégagement pour m’arrêter et profiter du paysage. La couleur étincelante des champs au premier plan tranche avec le Kawi, le volcan qui émerge du voile brumeux recouvrant la région. Surnommé « la montagne de la belle au bois dormant » à cause de sa silhouette qui ressemblerait à celle d’une femme allongée, son double sommet sombre lui donne surtout l’allure d’une cuvette.

La route disparaît et je gare mon scooter à côté d’une cabane en bordure de champ. Un homme, récoltant des carottes à quelques mètres de là, me voit et sa surprise se lit facilement sur son visage quand je retire mon casque. La probabilité de croiser un Européen dans cet endroit perdu ne doit pas être si élevée. Je lui demande la permission de laisser mon scooter à côté du sien et d’un signe de la main il me montre le chemin à suivre qui pénètre dans la forêt recouvrant les pentes inférieures du volcan. Il est étroit mais bien visible. Impossible de se perdre en suivant cette une trace boueuse qui se faufile à travers une végétation aussi dense que verte. La première partie suit une pente parfois douce mais souvent bien plus prononcée. Vu que l’ascension jusqu’au sommet représente entre 1300 et 1500 mètres de dénivelé, j’ai plusieurs choix d’itinéraires sur ce complexe volcanique. C’est en fait un volcan double où le point culminant constitue l’Arjuno et à l’opposé se trouve le Welirang, moins haut mais qui est la partie active du complexe. Beaucoup optent pour rejoindre l’Arjuno qui présente un dénivelé plus important mais c’est surtout la partie active qui m’intéresse. Entre les deux pics, il y a une succession de sommets et cratères formés durant les nombreuses phases éruptives qui ont secoués ce géant. Deux sortent du lot, les Kembar I et II.

De nombreux bruits s’élèvent de cette jungle épaisse. Des singes se battent tandis que les oiseaux se font entendre sur le bord du sentier avant de se risquer à m’approcher. Ce dernier se volatilise dans la végétation et des panneaux informent qu’il est maintenant fermé car trop dangereux. Je suis obligé de faire un long détour et de grimper le Kembar I avant d’entrevoir la partie finale qui me mènera en haut du Welirang.

Je croise des groupes qui ont campé cette nuit et presque tous s’étonnent, non pas de trouver un touriste, mais que je sois seul. Ils me demandent inlassablement si je suis accompagné et enregistré et semblent perplexe quand j’annonce que je suis seul pour cette rando sans aucune difficulté pour l’instant. J’arrive dans une zone d’où s’échappe, de trous béants dans le sol, de la fumée accompagnée d’une odeur nauséabonde. Pour beaucoup, elle serait épouvantable mais moi je l’aime bien, sûrement une question d’habitude. Je dirai même qu’en agressant mes narines, elle me rend heureux car c’est souvent la promesse de trouver une zone spectaculaire plus haut.

Je marche depuis plus d’une heure quand j'arrive dans une zone dégagée. Les arbres ont laissé place à un énorme champ de fougères. Au loin, le Welirang fume intensément. On ne parle pas là d’une petite fumerolle mais d’une imposante colonne de fumée blanche cachant le paysage. L’émanation est colossale et s’étend sur plusieurs centaines de mètres. Ça donne autant envie que ça inspire le danger. Le vent repousse vers l’extérieur du cratère les gaz mais si, une fois en haut, le sens change, il va falloir que je fasse attention de ne pas me retrouver trop longtemps enveloppé dedans. Mes poumons sont déjà bien mis à mal par les gaz d’échappement.

J’arrive au dernier camp, appelé ici POS, situé au pied du Kembar I à presque 2900 mètres. Après 900 mètres de dénivelé, je ne galère pas et me sens extrêmement bien physiquement. Avec l’altitude, la chaleur est largement supportable même si elle est davantage étouffante dans la jungle. Maintenant, ça risque d’être plus compliqué car je vais évoluer pour les prochaines heures sur un terrain dénué de végétation où je vais prendre directement les rayons brûlants du soleil.

Je me pose quelques minutes et aperçois le chemin abrupt qui zigzague entre des blocs rocheux. Cette montée qui me sépare du Welirang a l’air brève mais surtout intense. En très peu de temps, je gagne de l’altitude et parcours les 150 mètres de dénivelé en seulement quelques centaines de mètres. À plus de 3 000 mètres d’altitude, le souffle me manque parfois et je m'arrête de temps en temps pour tenter de le retrouver. Le sol est recouvert de sable et de petites pierres qui dégringolent sous chacun de mes pas glissants. Avec l’inclinaison, je dois parfois m’aider des mains et agripper des racines pour me hisser plus facilement. La descente risque d’être un grand moment !

En haut, respirant bruyamment comme jamais, je prends la direction du drapeau indonésien flottant dans les airs avec un panneau indiquant l’altitude extraordinaire de 3058 mètres. Mais pas le temps de me reposer, j’ai encore au moins une heure de marche pour atteindre le cratère fumant que je devine au loin derrière une barre rocheuse. Je me retrouve dans une forêt clairsemée plutôt agréable car je retrouve par moment un sentier ombragé salvateur pour ma régulation thermique. Il est 10h du matin et je marche maintenant depuis plus de trois heures. Je sens que je suis un peu emprunté physiquement mais il ne me reste qu’une seule dernière montée.

La forêt se densifie et le chemin prend l’allure d’un rigole haute et large d’environ un mètre qui semble avoir été creusée par des hommes. Comme au Kawah Ijen, des mineurs extirpent le soufre qui se condense après s’être déversé des fumerolles au sommet du Welirang. Il forme de grandes plaques que les mineurs cassent à l’aide de barre de fer avant de les redescendre et les vendre pour une somme misérable. Ils sont embauchés, plutôt exploités, par des multinationales essentiellement chinoises et indonésiennes. Pour croiser des mineurs, il faut arriver très tôt, d’autant plus que leur camp principal est situé sur une autre voie d’ascension que celle d’où je viens.

Un bruit sourd semble se rapprocher. De l’un de ces virages serrés, un homme descend la pente en tirant un chariot sur lequel reposent plusieurs sacs en toile blanc. Aucune idée du poids total, mais ça a l’air d’être important. À la force des jambes, il retient la charge qu’il transporte et doit fournir des efforts intenses pour avancer au milieu de ce chemin accidenté jonché de pierres. Le chariot repose seulement sur son dos et lorsqu’il descend une marche, son visage est traversé par une douloureuse grimace. Je suis en équilibre sur une des parois de la rigole pour ne pas le gêner dans son effort et en passant à ma hauteur, il me salue dans un long et rauque râle provenant directement de ses poumons.

Le sommet me tend maintenant les bras une centaine de mètres plus haut. La majorité de l’énorme colonne de fumée ne sort pas du cratère mais du flanc perforé du volcan. La dernière montée est aussi longue que pénible car le chemin a disparu dans ce paysage exclusivement minéral et je ne me repère qu’à l’aide de quelques cairns disséminés dans la zone. Le paysage devient lunaire et il n’y a aucune trace de vie. L’endroit est aussi austère qu’un désert rocailleux ce qui renforce davantage la sensation de se trouver sur une autre planète. Je suis absolument seul et je n’ai croisé que le mineur depuis que je suis parti du camp. C’est incroyable d'être ici et l’endroit est encore plus « magique » que ce que j’avais imaginé. Je commence pour suivre les bords du cratère pour arriver au point culminant où de nouveaux drapeaux indonésiens sont battus par les vents. Des panneaux indiquant « Mont Welirang à 3156 MDPL » sont posés à leurs pieds. La vue plongeante à pic sur cet énorme cratère circulaire est incroyable. Tout autour, les rayons du soleil se reflètent sur une mer de nuage aveuglante. L’horizon n’est constitué que de blanc à l’exception des nombreux cônes et silhouettes volcaniques, dont le Semeru crachant ses panaches.

Depuis mon perchoir, j’aperçois le chemin qui fait le tour du cratère et se rapproche des fumerolles où, dans ce cas précis, aussi appelées solfatares. Le cratère est situé au centre du sommet mais son rebord est aplati. Un tuyau a été installé par les mineurs afin de contenir les dépôts de soufre à un seul endroit. Le sol est entièrement jaune mais le soufre nouvellement formé s’écoule sous la forme d’un liquide gluant à la teinte orangée très prononcée. La pression est importante et même en me tenant à plusieurs mètres, je sens des vagues de chaleur m’envelopper. Je sens ma gorge me piquer et mes yeux pleurer quand je respire une bouffée. La réponse ne se fait pas attendre : une quinte de toux vient m’arracher les poumons.

J'en profite pour casser quelques plaques et ramasser des échantillons. Chaque jour les plaques se reforment et ce sont des centaines de kilos qui se déversent quotidiennement. Le fond du cratère est à sec en cette saison sèche et est encerclé par des éboulis dont certains rochers atteignent plusieurs dizaines de mètres de diamètre. Les rebords intérieurs sont fragilisés et laissent apparaître de longues fractures et fissures. Perché sur mon rocher, je balaye du regard le cratère de gauche à droite. Je n’ai, sans surprise, aucun réseau et je ne peux pas appeler ma copine restée en France pour l’été. Avec le décalage horaire, son sommeil est sauvé ! J’ai pris l’habitude de la contacter quand je me tiens au sommet ou devant un gouffre fumant pour lui expliquer les caractéristiques des volcans sur lesquels je me trouve. Non pas qu’elle soit une passionnée mais elle n’a pas l’air de s’en plaindre non plus. À la « C’est pas Sorcier », sans les maquettes, j’aborde les différentes spécificités intéressantes. Cette fois, je fais une vidéo et me lance dans un long monologue explicatif. Je suis son homme de sciences, son Jamy à lunettes carrées ! Mais un conteur qui bafouille et qui a visiblement des problèmes avec la technologie car je suis obligé de faire plusieurs prises parce que le résultat laisse franchement à désirer. Je lui enverrai dès que je serrai de retour au scooter ou à l’hôtel.

En suivant le sentier de la zone sommitale, je passe au-dessus de la bouche des enfers. L’énorme fumerolle crache ses gaz qui s’élèvent mais sont rapidement dispersés vers mon opposé. Je ne vois absolument rien si ce n’est le blanc absolu. Le vacarme est assourdissant et j’ai l’impression de me tenir à côté d’un réacteur d'avion tournant au ralenti.

Je profite de la solitude et du paysage jusqu’à ce que les premiers nuages menaçants arrivent au loin. Ce qui va être difficile en termes de randonnées sur Java, c’est qu’il va falloir que je commence à marcher à chaque fois vers 6h du matin pour éviter au maximum que les nuages gâchent la vue. J’ai la flemme. Je dois redescendre puis remonter le Kemblar I et de là, me taper près de 1 300 mètres de dénivelé négatif sur plusieurs kilomètres. Je suis parti il y a plus de 5h mais il me reste au moins deux heures et demie de marche. Quand je rebascule dans la descente, les nuages sont déjà présents et s’accrochent sur certains flancs. Ça ne devrait pas être dangereux mais je n’ai aucune envie de faire tout le retour dans le brouillard et de rater une bifurcation qui m’obligerait à un nouveau détour. En plus, je déteste la descente et celle du Kembar I est particulièrement pénible. En plus d’être raide, je glisse à plusieurs reprises et dévale certaines portions sur plusieurs mètres avec mon corps au contact du sol. Le positif, ça ne fait pas mal et je descends bien plus vite en glissant.

Après plus de 1 300 mètres de dénivelé, la dernière mais longue descente m’attend. Je suis quand même attaqué physiquement et c'est souvent dans la descente que je me rétame à de nombreuses reprises. Vu ma concentration, ma fatigue et les racines des arbres dans la jungle, je ne miserais pas sur une descente sans m’étaler de tout mon long. Je marche machinalement comme un robot sans prêter attention au sol mais contre toute attente, le chemin est très roulant et surtout pas très accidenté. Quelques petits passages sont pénibles mais globalement c’est facile et je cours même sur certaines portions en me laissant entraîner par la pente. Je mets moins d’une heure pour rejoindre mon scooter. Je dépasse de nombreux groupes en train de redescendre et transportant tentes, eau et nourriture. Les Indonésiens ont pour passion les levers de soleil et très peu d’entre eux font un « tek tok », un aller-retour dans la même journée.

Des jeeps attendent à côté de la sortie du sentier. Leurs chauffeurs me demandent d’où je viens et m’expliquent d’une façon assez autoritaire que je n’ai pas le droit. Mais bon, concrètement, maintenant ils vont faire quoi ? En plus, ce ne sont pas des rangers. Ma présence les dérange parce que j’aurai dû garer mon scooter plus bas et prendre un des véhicules pour monter et redescendre, le tout moyennant évidemment une généreuse finance. Je sens que l’ambiance devient pesante et je pars rapidement.

Les nuages recouvrent le paysage à présent. La route jusqu’à Batu est humide et je dois faire attention car je sens ma roue arrière glisser par intermittence, sans parler de la fatigue qui m’accable maintenant. Je n’ai absolument pas la motivation ni même la fraîcheur de reprendre le guidon et rouler deux heures de plus pour changer de ville pour la nuit. Arrivé à l’hôtel, je demande au réceptionniste à rester une nuit supplémentaire, ce qu’il accepte en me faisant une réduction. Il me dit qu’il y a une piscine mais quand je me retrouve devant, mon envie de baignade s’évapore instantanément.

J’ai quelques visiteurs dans ma chambre. D’immenses fourmis épineuses ont décidé de squatter ma douche et une araignée sauteuse brune aux bandes blanches a fait de mon casque son refuge. Super jolie et faisant seulement quelques millimètres, je la mets dehors pour éviter de l’écraser. Je passe le reste de l'après-midi à récupérer et revoir mes plans pour le lendemain. J’avais en tête l’ascension d’un autre volcan, le Penanggungan, mais comme je dois rendre le scooter en début d’après-midi, je vais devoir partir à 4h du matin et avec la fatigue, ma flémingite aiguë est plus présente que jamais. Du coup, repos et balade dans la campagne de Batu avant de rejoindre l’agence à Malang.

Le site pour acheter mon billet de train pour Kediri puis Yogyakarta ne fonctionne pas. La gare étant à une heure de route, je me motive difficilement après une sieste bien trop courte. Il est plus de 19 h, et le guichet vendant les billets est fermé. Je suis saoulé d’avoir traversé cette ville à la circulation chaotiquement fluide pour repartir sans la certitude d’avoir une place. Je retourne sur le site mais impossible de payer avec une carte étrangère. Tu parles d’une connerie ! L’homme derrière le guichet me souhaite bonne chance et… s'en va. Eh bien merci pour ton aide l’ami ! Comme je suis à Malang, autant en profiter pour trouver un resto et éviter un nouveau repas aussi triste que celui d’hier.

Dernière tentative sur le site et j’ai l’option de payer mon billet à la caisse d’une supérette. Je dois donner le code reçu à l’employé et payer. Sauf que la carte étrangère ne marche toujours pas dans ce cas de figure et il faut trouver un distributeur, revenir, attendre un nouveau code de confirmation et télécharger la preuve d’achat à conserver pour avoir son véritable billet le lendemain à la gare. Ok, la SNCF c’est parfois chiant, mais au moins on n’a pas l’impression de devoir résoudre un Escape Game.

Je n’ai pas spécialement d'objectifs pour le matin, je vais rouler et m’arrêter quand je trouverai un point de vue ou un endroit intéressant. Un panneau indique la cascade de Coban Rondo mais devant le tarif affiché, 2 € pour les indonésiens et 10€ pour les étrangers, je fais rapidement demi-tour. Je sais qu’à Java je vais souvent me faire pigeonner de la sorte alors autant le faire pour des endroits que je veux vraiment voir. Je roule en passant de village en village et je tombe des vues vraiment sympas et dégagées aussi bien sur le Welirang que sur le Kawi.

Même si la région est densément peuplée, des petites routes tranquilles s'enfoncent dans la forêt ou longent des rizières en terrasse. C’est très reposant et c'est surtout exactement ce dont j'avais besoin pour récupérer de la veille. De nombreux panneaux d’évacuation indiquent la même direction mais je n’avais encore jamais vu la tornade dessinée dessus. Des panneaux pour les tsunamis, les séismes, les glissements de terrain ou les volcans ça oui, mais là je suis étonné de tomber nez-à-nez avec celui-ci. Pas facile la vie dans ce pays avec ces dangers constamment au-dessus de la tête.

Partout sur la route, je croise des motos transportant des feuilles ou des tiges de bambous attachées à l’arrière. L’ensemble est immense et le conducteur est obligé de s’aider des pieds pour garder un semblant d’équilibre. Parfois seuls, parfois en convoi, ils remontent une route en pente mettant à mal les moteurs de leurs vieilles montures. Je retraverse Malang pour la dernière fois. C’est toujours compliqué mais surtout très embouteillé aujourd’hui. Visiblement, tout le monde est de sortie. À l’agence, le propriétaire regarde en deux secondes le scooter, me rend ma carte d’identité avant de repartir aussi vite qu’il est arrivé dans son bureau.

J’ai trente minutes avant le départ du train et direction le McDo pour me caler avec un truc rapide. Une femme, avec de larges plaies et des traces de piqures sur les bras, est fuie comme la peste par les clients. Elle m’aborde et me demande si je peux lui prendre un donut. Pas de problème, mais avant que j’aie pu le lui donner, elle est dégagée manu militari par des employés. Eux comme d’autres clients, me demandent si tout va bien parce que c’est « une prostituée qui voulait me dévaliser ». Mais c’est quoi le problème avec tout le monde ici ? Ils agissent comme si je venais de me faire agresser alors qu’on m’a demandé seulement un beignet à quarante centimes ! Autant ils sont sympas avec les touristes, autant entre eux, ce sont des malades.

Avec le train, on repasse par des endroits déjà visités, dont le fameux quartier coloré autour de la rivière. Pendant deux heures, les rails passent au milieu des rizières. Les volcans dominent le paysage. Malgré l’heure tardive, ils sont dégagés et les nuages se tiennent à bonne distance. Quand la nuit tombe, je m’affale dans mon siège sous l’œil protecteur de l’agent de sécurité qui passe et stationne dans mon wagon. Autant les Indonésiens ne sont pas grands et un peu chétifs, autant je n’aimerais pas me prendre une clé de bras par cet homme où la largeur de ses épaules dépasse celle de mon siège. Il n’a pas l’air commode et les sourires sur son visage sont aussi rares qu’inattendus. Dès qu’il regarde quelqu'un, son regard est noir et terrifiant mais j’ai un renseignement à demander alors je l’interpelle. La menace approche, je déglutis difficilement et me prépare à me faire éjecter du train en marche. Évidemment, malgré son air froid, il est super sympa et chaleureux. Son visage s’éclaire quand il me répond. Je peux dormir sur mes deux oreilles, mon garde du corps personnel veille au grain !

6

Voulant me défouler un peu les jambes et randonner, je n’ai que l’embarras du choix. Pour des questions de facilité et caractéristiques originales, mon choix se porte sur le Kelud. Je descends à Blitar et tente de rejoindre un hôtel à quelques kilomètres du sentier. Face au Joker coloré peint sur le mur, j’attends l’arrivée de mon Grab. On renégocie le prix indiqué par l’appli car le village est loin. Il demande un extra de 3€ que j’accepte aussitôt. Bizarrement, on bifurque de l’axe principal qui devait nous mener plus ou moins au village. Il utilise comme GPS Google Maps qui est, en tout cas ici, une énorme daube ! On s’enfonce sur des routes secondaires qui deviennent de plus en plus étroites pour son SUV jusqu’à emprunter une piste. On demande notre chemin à des paysans rentrant de leur journée de travail s’étonnant de voir que l’on passe par cette route perdue.

Dans l’hôtel, pour 6€ la nuit, j’ai bien plus que ce que je pensais. J’imaginais une chambre vétuste et glauque et, même si ce n’est pas une suite royale, j’ai un lit immense, de l’eau chaude et même une clim qui fonctionne. Je suis quand même à 10 km du sentier qui monte au volcan. Je vais voir la réception pour savoir s’il connaît quelqu’un pouvant m’y conduire. « J’appelle mon boss et je vois avec lui s’il peut me prêter son scooter et tu montes derrière moi pour que l’on y aille ! Pour 100 000 roupies, je t’amène, t’attends et te ramène. On partira vers 6h30 ».

L’hôtel est plutôt bien mais dans le hall, des dizaines de cages minuscules contiennent des oiseaux multicolores. Ils n’ont aucune place et sont condamnés à vivre dans cet espace ridicule où les battements d’ailes ne servent qu’à aller d’un côté à l’autre de leur prison. Ils ont l’air de devenir fous en tournant en rond à l’intérieur mais ici tout le monde en est fan et les utilise en guise de décorations.

Pile à l’heure le lendemain matin, le réceptionniste-guide-chauffeur arrive sur son scooter. Je grimpe et, vu la différence de taille entre nous deux, je vois toute la route sans n’être jamais gêné. On longe d’interminables champs d’ananas où des cosmonautes travaillent déjà malgré l’heure matinale. Ils sont intégralement protégés et habillés d’une épaisse combinaison blanche à capuche et un masque à gaz opaque couvrant entièrement leur visage. J’imagine que, vues leurs protections et le liquide sortant du tuyau entre leurs mains, ils pulvérisent des pesticides inoffensifs pour l’organisme… D’un coup, ça donne moyennement envie d’un bon ananas gorgés de jus chimique !

Alors que la route monte progressivement, le scooter perd petit à petit de la puissance jusqu’à carrément menacer de s’arrêter. Il se retourne vers moi pour m’expliquer la situation. Lui, ne devant pas faire plus d’1m60 pour une cinquantaine de kilos, me dit droit dans les yeux « Je crois que l’on est trop lourd ». Je traduis ce qu’il a certainement sous-entendu : c’est moi qui suis trop lourd à l’arrière et du coup, on n’avance pas. El gordito Ando est donc reconnu coupable de l’agonie du scooter !

Maintenant à l’arrêt, il appelle quelqu’un pour qu’il vienne nous chercher. Il arrive comme un fou furieux sur une puissante moto. Pas sûr de vouloir monter derrière Valentino Rossi sur une route de montagne où les virages s’enchaînent sans fin ! Il tourne la poignée des gaz tout doucement. Super prévenant, il conduit avec prudence. Il est passé d’un pilote aguerri à un grand-père en solex. Soit parce qu’il fait ça avec tout le monde, soit parce qu’il a deviné que je ne suis pas le plus dégourdi derrière un scooter. Au parking, c’est là que je comprends que je me suis fait un peu avoir. Le sentier ne débute pas ici mais quelques kilomètres plus loin. D’ici, impossible de savoir que le paysage visible au fond correspond aux pentes du volcan. Des reliefs déchirés se dressent vers le ciel et la végétation s’étend à perte de vue, recouvrant les vallées difficilement accessibles. Des motards attablés sous des bâches proposent leur service pour faire l’aller-retour jusqu’au cratère. Je dois aussi payer pour le réceptionniste qui s’est autoproclamé guide.

Après quelques montées raides, le bitume disparaît. On est secoué dans tous les sens malgré la faible vitesse et on rebondit à chaque nid de poule. On s’engage dans un tunnel qui débouche directement sur les hauteurs du cratère. Il a été construit pour offrir une petite chance de survie aux visiteurs afin qu’ils se mettent à l’abri si une éruption se produit. Parce que oui, le Kelud, comme tous les autres volcans vus jusqu’à maintenant, est actif et plutôt dangereux quand il commence à s’emballer. Son cratère est irrégulier. Fortement creusé, un lac virant vers le bleu turquoise ou le vert suivant les rayons du soleil, occupe le fond. Autour, des pitons rocheux se dressent en formant les crètes. Des boites ou des conteneurs métalliques sont disposés un peu plus haut abritant les appareils de mesure et de surveillance nécessaires pour connaître en temps réel les changements d’humeur du géant.

Le lac visible aujourd’hui, a temporairement disparu à la suite d’une activité importante. En 2008, un dôme de lave visqueux s’est formé occupant la quasi-totalité du lac. Il agissait comme un bouchon de pression, empêchant les gaz de s’échapper. Il a été totalement détruit en 2014 à la suite d’une éruption plinienne qui a provoqué des nuées ardentes parcourant plus de 7 km depuis le cratère. Vu la météo, d’immenses lahars peuvent aussi dévaler les pentes parfois même sur plusieurs dizaines de kilomètres. Après l’éruption de 1966, des ingénieurs ont érigé un ensemble de canaux afin de drainer le lac et d’éviter au maximum la formation de ces coulées de boue dévastatrices et souvent meurtrières.

Il y a une petite boucle passant par plusieurs points de vue qu’il est possible de faire. Même si ça ne monte pas beaucoup, le « guide » ne veut pas marcher, préférant rester près du poste de surveillance prétextant que la meilleure vue est ici. Mais moi, quand j’ai loué ses services, je lui ai explicitement dit que je voulais crapahuter un peu. Après une courte négociation, nous voilà partis pour une heure, tout en évitant les passages délicats. Chose étrange, depuis que l’on est arrivé, il me filme non-stop lorsque l’on se parle. Je ne sais pas trop quel est le but mais, après quelques minutes de gêne, je l'oublie. Évidemment, à chaque arrêt, il le ressort et alterne scènes filmées et selfies avec son client.

En prenant un peu de hauteur, la forme du lac change et la végétation dense tout autour apparaît. Les nuages commencent à s’éloigner libérant les pitons rocheux tandis que les rayons du soleil nous éblouissent gâchant par la même occasion les photos prises à contrejour. Même si la rando n’est pas aussi punchy que je l’espérais, la vue sur les contreforts du cratère est sympa. Il faut quand même avouer qu’après les autres volcans, la comparaison est rude pour le Kelud, mais aucun regret pour ce détour d’une journée loin des sentiers touristiques javanais.

Une fois par an a lieu une procession qui est, comme pour le Bromo, liée à une légende. Brawijaya, un roi de Majapahit, avait une fille appelée Pusparani. Sa beauté était connue de tous mais, ne voulant pas se marier, elle rejeta toutes les propositions. Inquiet pour le futur de son royaume, le roi organisa un concours où celui qui arriverait à tendre un arc et soulever un gong, tous deux surnaturels, deviendrait son mari. Tous échouèrent jusqu’au jour où un homme avec une tête de taureau se présenta. Lembusuro réussit les deux épreuves et, malgré la tristesse du roi et de sa fille, se prépara à épouser la princesse. Cherchant à échapper à tout prix au mariage, elle dit à son prétendant qu’elle souhaitait prendre un bain au sommet du Kelud. N’ayant aucun bassin, il devait y creuser un puits pour elle. Lorsque le trou fut assez profond, le roi et sa fille ordonnèrent aux soldats de le reboucher en l'enterrant vivant. Avant de mourir, il lança une malédiction contre le roi et son royaume. Pris de panique, il se mirent à prier la montagne et lui faire des offrandes afin de la calmer. Depuis, chaque éruption du Kelud serait une manifestation de la colère de Lembusuro que les habitants tentent de contenir chaque année en déposant des offrandes.

Le retour, totalement en descente, est une formalité. On s’arrête dans une cabane qui semble déserte. Seules quelques bouteilles en plastique vides traînent sur le sol à l’entrée. Une vieille dame sort par une porte dont la symétrie laisse à désirer avec entre les mains une bouteille contenant un l'essence verdâtre. Durant cette pause, le chauffeur m’explique que lors de la dernière éruption, lui et sa famille avait dû fuir précipitamment leur village pour se protéger des projections et chutes de cendres. Il m’a bien fait comprendre que ces jours-là avaient été les plus terrifiants de sa vie.

Un chauffeur passe me prendre pour me déposer à la gare de Kediri. Ne parlant pas un seul mot d’anglais, il me pose des questions auxquelles j’essaye de répondre par des gestes. Je ne sais pas trop ce qu’il veut mais il me propose à plusieurs reprises des cigarettes. Je refuse poliment tandis qu’il en reprend une nouvelle dès que la précédente a été consumée.

7

J’ai trois heures de train pour rallier Yogyakarta considérée comme la capitale culturelle de Java voire de l’Indonésie. Le soleil couchant est voilé par une fine brume s’élevant des champs et les silhouettes des volcans s’estompent. Mon hôtel est à dix minutes à pied de la gare. Les rues sont bondées tant par des Indonésiens que par des touristes. L’avenue Malioboro est un parfait mélange entre les influences occidentales et indonésiennes. Elle est remplie de magasins, vendeurs ambulants, boutiques de batik ou encore de chaînes de fast-food. C’est surtout une place culturelle forte, la plus importante de Java et peut-être même du pays. J’aimerais bien assister à un spectacle de marionnettes d'ombre mais je tombe durant une mauvaise période et les théâtres sont fermés. Je cherche alors à mettre la main sur l’une de ces marionnettes mais peu de magasins en vendent.

Tout au bout de l’avenue, une énorme enseigne est idéalement placée et aspire à l’intérieur tous les touristes passant à proximité. Entre des étagères entières de babioles pas chères et fabriquées dans un autre pays d’Asie, une montagne de fines marionnettes en cuir apparaît dans un coin à l’écart. Je fouille un moment en retournant et comparant l’ensemble des personnages représentés pour en sélectionner deux sympas et finement taillés. Évidemment, elles font partie des plus chères mais sont incroyablement plus détaillées et soignées que la majorité bon marché où la peinture s’écaille et déborde sur les couleurs voisines. Après avoir choisi dans un petit stand des nems aux légumes, très secs et pas relevés, je regagne mon hôtel en passant par des petites rues bien plus tranquilles. Vu les nombreux artistes, des fresques recouvrent les murs aussi bien des allées désertes que des avenues encombrées.

Pas de scooter aujourd'hui et j’opte alors pour un Grab pour rejoindre le temple de Prambanan. Le parking est pratiquement désert à l’exception de quelques bus collés à un bâtiment. Prambanan est un ensemble de plus de 200 temples construits par des fidèles datant du IXème siècle lorsque la Java était divisée entre hindouistes et bouddhistes. C'est d'ailleurs le plus grand complexe hindouiste en dehors de l’Inde. Un homme petit et râblé m’invite d’un signe de la main à le suivre jusqu'à la pièce quasi déserte réservée aux étrangers. L’entrée est à 25€. C’est cher mais c’est un incontournable et les photos géantes à l’entrée donnent clairement envie. On m’invite à me décaler sur la gauche et à fixer une caméra. Mon plus beau sourire forcé est alors imprimé en grand sur le ticket que je récupère.

Je déambule dans les allées bien entretenues du parc. Je craignais de trouver des déchets éparpillés un peu partout mais je suis agréablement surpris qu’une partie de l’argent soit utilisée pour embaucher des employés dédiés à la propreté du lieu. Ou peut-être que simplement, ici les gens sont sensibilisés à la cause écologique. Les temples apparaissent enfin au bout d’une large allée traversant le parc. Le plus haut d’entre eux est parfaitement aligné au centre de l’allée tandis que les sommets des autres dépassent légèrement au-dessus des arbres. Je ne connais pas les temples d’Angkor au Cambodge mais c’est leur image qui vient instantanément en tête. Dans cette enceinte d’une centaine de mètres de côté, il y a six temples au total alignés par trois. Le plus imposant avec ses 47 mètres de haut, au centre du second alignement est dédié à Shiva alors que les deux autres l’entourant sont eux dédiés à Brahma et à Vishnu, formant la trinité des divinités majeures de l’hindouisme. Les trois autres temples, plus modestes, sont dédiés aux montures des trois dieux : Nandi (veau sacré) pour Shiva, Garuda (créature mi-aigle/mihumaine) pour Vishnu et Angsa (cygne) pour Brahma. Ils sont tous surmontés de structures empilées les unes sur les autres ressemblant grossièrement à des stupas.

Avant de pénétrer dans cette enceinte, il faut faire preuve de patience en attendant la dispersion de tous les preneurs de selfies. Tout autour, des milliers de pierres sont éparpillées sur le sol. Tout est en ruine alors que des équipes remontent petit à petit les blocs pour rendre au lieu son aspect original. À première vue, ça ressemble à des murs d’enceinte effondrés mais ce sont en réalité des restes de plus de 200 temples mineurs qui n’ont pas résisté à plusieurs séismes dont le dernier survenu en 2006. Depuis, péniblement et lentement, les temples sont remontés un à un. Le manque de moyen se fait sentir et, pour couronner le tout, la pandémie n'a pas permis d’accélérer la restauration. Comme la région n’est pas à l’abri de se taper de nouveau un séisme destructeur, les fonds nécessaires à cette reconstruction ne doivent pas être faciles à débloquer. Sans compter qu’à une dizaine de kilomètres au nord, le Merapi se réveille régulièrement.

Il est 9h du matin et la foule ne se presse pas encore. On peut passer de longues minutes à regarder les bas-reliefs sculptés qui retracent certains mythes hindouistes mettant en lumière la lutte entre le bien et le mal. En plus de se demander comment une telle prouesse architecturale a pu être érigée, ce que j’aime ici ce sont les détails. Les sculptures placées dans l’encadrement des portes sont celles que je préfère. Une en particulier me rappelle étrangement le chat du Cheshire dans « Alice au pays des merveilles » avec la même forme du visage et surtout le même air malicieux. Sans oublier les visages taillés dans les angles des temples, qui en surplombant les visiteurs tout en leur souriant à pleines dents, donnent la surprenante sensation de se moquer d’eux.

Je crame littéralement et avec les trois arbres solitaires sur le site, il n’y a quasiment pas d’ombre. Se promener entre les temples fait rapidement perdre beaucoup d’eau à l’organisme. Seules quelques familles indonésiennes visitent les ruines et on est à peine cinq étrangers à déambuler ici. Facile à remarquer, on est les seuls rouges et en nage. À croire que les locaux ont un thermomètre interne complétement à l’opposé du nôtre les rendant indifférents à cette chaleur lourde et agressive. Cependant, dégoulinant ou pas, chacun de nous est sollicité pour prendre des photos avec les familles et particulièrement avec les enfants déjà habitués à poser avec aisance devant les objectifs. Des ados sont habillés avec les uniformes de leur école et nous sollicitent aussi lorsqu’ils s’approchent. « Est-ce que ça t’intéresse une visite de l’endroit où l’on te donne des informations sur les temples ? C’est gratuit parce que ça fait partie de notre cursus du lycée. On est là une semaine pour échanger avec des touristes et surtout s’entraîner à parler mieux anglais ».

Trois lycéennes de 15 ans m’escortent et me racontent l’histoire des temples. Je suis bouche bée face à leur niveau. L’une m’explique, les deux autres plus timides restant en retrait, les symboles que l’on retrouve finement gravés sur les parois des temples. Alors que des masques ornent les pourtours des portes où il est interdit d’aller, des arbres symbolisant la vie sont sculptés sur les murs avec différents animaux les entourant. D’en bas, les temples apparaissent bien plus hauts et donnent l’impression de gratter le ciel d’un bleu profond. Les explications ne durent que quelques minutes et reprennent globalement celles que j’ai déjà lues sur les panneaux d’informations. La conversation dérive et me voilà en train de leur apprendre des mots en espagnol et en français pour compléter leur bagage linguistique. Évidemment, impossible d’échapper à la traditionnelle photo souvenir. En une semaine, j’ai dû apparaître sur plus de photos qu’au cours de mes 33 premières années d’existence !

Je pars au bon moment. Des cris et des rires proviennent de l’entrée. Un flot ininterrompu arrive dans l’enceinte et se disperse en courant sous les cris des profs essayant tant bien que mal de ramener le calme et de passer leurs consignes. Croyez-moi ou pas, mais à ce moment précis, je me sens si reposé de ne pas être à leur place ! La majorité des touristes ne font que cette partie alors qu’il suffit de marcher un peu plus pour découvrir d’autres temples. Au total, le site archéologique en regroupe plus de 500 éparpillés. Le plus impressionnant est le complexe de Sewu. Entre les deux, quelques petits temples sortent de la végétation. Tout au bout de l’allée goudronnée, permettant d’emmener ceux ne voulant pas marcher dans des voiturettes de golf, j’arrive devant le complexe. Il n’est pas hindouiste mais bouddhiste.

Au complexe de Sewu, il y a 249 temples dont un principal entouré de 8 autres positionnés à chaque point cardinal et donc 240 temples auxiliaires. La majorité de ces derniers sont eux aussi en ruines et leur restauration ne semble pas à l’ordre du jour. Avant de rentrer, je suis accueilli par deux individus obèses à l’air menaçant et surtout armés de lourdes massues. Je ne panique pas et passe devant eux comme si de rien n’était. Ce n’est pas une incroyable prouesse étant donné la prison de pierre dans laquelle ils se trouvent depuis maintenant longtemps. Ce sont des dvarapalas, des divinités gardiennes des portes des temples représentées sous forme humaine ou démoniaque. Ici, c’est la deuxième option qui a été retenue. Plus loin, plusieurs silhouettes humaines assises en tailleur dos à dos sont posées sur des structures surélevées. Sans tête, certaines sont posées à leurs pieds en attente d’une intervention de chirurgie esthétique à coup de mortier et ciment.

Le tour est rapide car à part slalomer entre les tas de pierres, les gravures et sculptures sont seulement limitées au temple principal. Tout ceci donne un côté plus brut et sauvage. Je suis totalement seul et c’est quand même dingue que personne n’ait daigné venir jusqu’ici juste parce qu’il fallait fournir un petit effort de marche. La curiosité est en voie d’extinction.

Un petit marché labyrinthique sépare la sortie du parking. De nombreux rabatteurs se mettent en avant en prenant dans leurs mains toutes les babioles qu’ils veulent refourguer. À la différence d’autres pays, ils n’insistent pas quand ils reçoivent comme réponse un non et ne s’énervent jamais par la suite. Plus loin, des motos-taxis attendent à l’ombre d’une bâche tendue entre deux arbres. Ils ont installé un banc à l’avant de leur moto protégée du soleil par une ombrelle miteuse et trouée. Ils m’alpaguent en me demandant si je veux aller au temple de Plaosan mais je refuse poliment. Je me souviens que j’avais déjà coché ce temple dans mes points d’intérêt et en dix minutes, je suis devant le guichet, prêt à dégainer de nouveau ma Mastercard.

Grosse surprise, car le prix n’est que de 10 000 roupies soit environ… 0,60€. On est très loin de ce matin mais effectivement, le site est bien plus petit et peu connu. Le temple de Plaosan est le symbole de la conciliation entre les deux religions puisqu’il combine à la fois des bouddhas et des dieux hindous. Il est surnommé « Temple de l’Amour » car construit par un roi pour sa femme de confession différente. Deux temples composent le complexe et au-dessus des portes, des dragons à l’air démoniaque veillent en remplissant le rôle de gardiens. Deux dvarapalas, massues au sol cette fois, protègent une ancienne porte.

Un peu déçu de ne pas avoir vu le Merapi derrière les temples. Trop de nuages sur les reliefs au nord ne me permettent pas d’apercevoir un centimètre de sa silhouette. Résigné, je me débrouillerai pour trouver un point de vue autre part dans les jours à venir.

De retour en ville, je remonte une avenue remplie de boutiques de vêtements. Si j’ai bien compris, c’est l’équivalent, toute proportion gardée, des Champs-Elysées dans le sens où c’est l’avenue la plus prestigieuse de la ville. Il y a peu d’étrangers et se sont surtout les locaux qui flânent d’échoppe en échoppe à la recherche de batik, un tissu aux reflets dorés que beaucoup d’hommes portent en chemise. Dans la rue proche de ma chambre, je m’arrête enfin dans un boui-boui pour manger. Il est plus de 15h et mon estomac agresserait les oreilles du plus sourd d’entre nous. Comme souvent, je choisis un nasi goreng pour moins de 2€. Nous ne sommes que trois dans la salle. Un homme et sa fille se joignent à moi pour manger. Pour faire connaissance, c’est toujours le même rituel de questions, avec une dernière toujours aussi déroutante : « Tu viens d’où ? Tu as visité quoi ici ? C’est quoi ta religion ? ». J'apprends qu’ici, chacun peut avoir la religion qu’il souhaite mais qu’il n’est pas vraiment possible d’être athée. Petite loi en héritage de la dictature de Soeharto. « Même si ce n’est pas explicitement interdit, certains se sont fait arrêter pour avoir revendiqué qu’ils étaient athées » - « Du coup ça veut quand même dire que c’est interdit alors non ? Si j’invente n’importe quelle religion alors ça passe ? » - « C’est à peu près ça oui ». Ok et bien à partir de maintenant, je suis un fidèle du siestisme, dogme dans lequel j’excelle car mes prières en pleine après-midi peuvent durer des heures ! Avant de rentrer, je passe dans des ruelles où j’avais repéré d'autres fresques plus tôt dans la journée. Sans être incroyables, elles dénoncent la société en incriminant les politiques et réseaux sociaux.

Dernier jour avant de récupérer le scooter pour deux semaines et que le road-trip jusqu'à Jakarta ne commence. Direction le temple de Borobudur en transport. Sur la route, il y a un nombre incalculable de magasins vendant des sculptures tirées de la culture hindou. Normalement sur les temples, elles servent aussi à décorer l’entrée de certains hôtels ou même d’habitations. De temps en temps apparaît un magasin de coupoles de minarets colorées, généralement de couleur verte mais toujours associée avec une autre pour gagner en sobriété. Il y en a toutes les tailles, des petites d’à peine deux mètres jusqu’à des bien plus imposantes occupant un garage entier.

Borobudur est le deuxième temple que tout le monde visite de passage à Jogja. Il est recouvert de statues de buddha et de stupas, des cloches sculptées et disséminées sur plusieurs niveaux. Normalement, monter sur le temple pour assister au lever du soleil est une expérience incroyable. Il n’y a pas de soleil mais je me console en me disant que la vue doit toujours être sympa. Mais visiblement depuis le COVID, il est interdit de monter en haut et seuls les jardins sont ouverts permettant de faire le tour du temple à pied. Le prix, n’ayant pas changé, je n’ai aucune envie de payer 25 balles pour me balader dans l’herbe sans rien voir d’autres. Une matinée de perdue !

Retour à Yogyakarta. Pendant que des écoliers à l’intérieur me regardent sourire aux lèvres, le van roule si lentement en klaxonnant que marcher dehors serait plus rapide. Il cherche des gens à embarquer pour rentabiliser son trajet. Alors que l’on longe une rizière, des femmes courent vers nous en faisant signe de s’arrêter. Elles portent un lourd panier contenant leurs outils. Coiffées d’un voile, elle porte par-dessus un chapeau pointu en osier les protégeant du soleil. Immenses, épais et absolument pas fragiles, je ne m’étais jamais rendu compte de leur taille. Avant de descendre, le chauffeur me propose plusieurs fois une cigarette que je refuse. Devant son insistance, mon voisin ne se fait pas prier, se dévoue en l’attrapant et l’allume vite en se tournant vers la fenêtre. En 40 minutes de trajet, le chauffeur se sera grillé pas moins de 7 cigarettes…

Il y a une plage à 30 km et l’idée de passer l’après-midi les pieds dans les eaux chaudes de l’océan indien me plaît particulièrement. A l'arrière d’un Grab, la sortie de la ville est laborieuse et ma chauffeuse ne prend aucun risque. Il fait toujours très chaud et sans crème solaire, je sens rapidement ma peau rôtir. Il y a plein de gens sur la plage mais personne ne se baigne. Facile d’accès depuis la ville, c’est une plage populaire où les familles se promènent tandis que des marchands ambulants vendent des snacks et des boissons. Vu les bourrasques, quelques kitesurfeurs se frottent aux éléments côtoyant de rares surfeurs domptant les puissantes vagues. Plus loin, des pêcheurs à pied tirant un long câble hors de l’eau relié à des filets. L’exercice a l’air épuisant et en se relayant, il leur faut une dizaine de minutes pour en venir à bout.

En marchant en direction de la falaise, je suis témoin du tourisme à l’indonésienne. Des calèches font des aller-retours incessants et le pauvre cheval se prend des coups de plus en plus violents pour qu’il accélère la cadence alors qu’il tire quatre personnes. Mais le pire ce sont les jeeps. Comme les calèches, elles quadrillent la plage en transportant des familles. Les conducteurs accélèrent comme sans se soucier des autres. La plage est devenue leur piste de rallye. Elle est immense et ils peuvent aller n’importe où, mais ce qu’ils veulent, c’est rouler là où je me trouve ! Il y a des trajectoires à l’infini mais les types klaxonnent pour me faire bouger. Je n’ai pas envie de me faire renverser alors je m’écarte mais ma gestuelle à leur encontre lorsqu’ils passent ne laisse aucun doute possible quant à mon énervement. Retour pour la dernière soirée en ville avant la récupération demain matin du scooter.

8

Je suis devant la guesthouse à 8h30 comme convenu. J’ai réservé avec la même agence que l'année dernière pour traverser Java. Elle n’a pas de bureau dans cette ville mais la propriétaire de l’auberge est sa partenaire. Normalement, des frais sont retenus mais, par chance, quelqu’un a ramené un scooter avant-hier, m’évitant de payer 90€ de transfert. Devant la guesthouse, pas le moindre signe de ma monture. Deux Français attendent aussi leurs motos. Ayant peur de se faire arnaquer, ça dure des plombes et le ton monte. La femme est mal à l’aise et vient me voir en me disant qu’elle risque de ne pas être disponible avant un moment à cause des deux relous et m’offre le petit déjeuner dans le restaurant voisin. J'attends une heure mais ça ne m’arrange pas car je voulais le récupérer tôt pour partir directement visiter la région pour apercevoir le dangereux Merapi trônant au nord de la ville. Il est bientôt 10h et avec les nuages qui arrivent, c’est mort pour aujourd’hui. Après un rapide état des lieux, on me donne enfin les clés.

J’ai repéré sur une carte des endroits offrant des vues dégagées sur le Merapi, le volcan emblématique de l'île voire même du pays. En m’écartant de la route principale, je me gare devant une sorte de barrage retenant l’eau de deux rivières. Entre les parcelles cultivées, la végétation est foisonnante. J’ai l’impression de déambuler dans un grand jardin où de nombreuses personnes se retrouvent pour passer du temps ensemble. Je ne reste pas longtemps en bas et je me hisse en d’une dalle en béton. La vue est bouchée et le volcan se cache derrière d’épais nuages même si son sommet émerge au-dessus de cette couche blanche. Il est fendu et forme une dépression en V d’où s’échappe une immense colonne de fumée qui stagne quelques secondes avant de se dissiper. Avec le soleil, difficile de voir les détails et cette matinée est malgré tout décevante.

En même temps, c’est plutôt normal vu qu’il est déjà plus de 11h et la météo ne laisse que peu de place aux miracles. Je dois rester à distance, une zone d’exclusion de quatre kilomètres a été mise en place suite aux dernières éruptions. En 2010, il a quand même tué plus de 350 personnes et a littéralement rayé plusieurs villages de la surface de la Terre.

Deux échecs de suite en deux tentatives. Je suis vraiment saoulé et je n’ai même pas l’espoir que ça se dégage dans l’après-midi. Je monte à un village offrant un nouveau point de vue et où une armada de jeeps attendent des touristes pour les mener dans les zones sinistrées et difficiles d’accès. Je refuse poliment leurs invitations. Pas rancuniers, tous me klaxonnent et me saluent lorsqu’ils redescendent en colonne alors que je prends des photos depuis le bord de la route. Je n’ai pas trop le choix et je reste une nuit de plus à Yogyakarta. C’est potentiellement du temps de perdu et il va me falloir rouler plus longtemps dans les jours qui viennent pour rattraper ce retard imprévu. Demain, ce sera la dernière tentative et je croise les doigts pour enfin arriver à apercevoir entièrement le volcan.

Je me balade en ville du côté du palais du sultan. Les vendeurs de fruits ou de souvenirs sont un peu plus insistants ici. Tout autour, de nombreuses ruelles appartenant auparavant à l’enceinte du palais où résidait la cour sont maintenant habitées. Quelques toiles ou autres créations artistiques sont accrochées aux portes et fenêtres. Sans être laissées à l’abandon, les façades blanches sont souvent envahies par la végétation et la peinture s’écaille. Malgré tout, quelques rues plus loin, les maisons changent et dévoilent le niveau social bien plus élevé de leurs propriétaires.

Juste à côté, le Taman Sari est lui aussi visitable. Un peu vieillot, il abrite des bassins dans plusieurs cours intérieures. Lieu de promenade ou de méditation, ce palais de l’eau se retrouve parfois fermé au public quand le sultan décide d’y passer la journée. Vu sa taille, la visite ne prend pas plus d’une dizaine de minutes. J’échappe miraculeusement aux séances de selfie, passant juste derrière des Allemands qui se sacrifient à ma place. Même si ça semble agréable de voir l’attention que l’on nous porte, c’est en réalité parfois assez pesant car certains n’attendent pas notre accord pour prendre une photo. Ils arrivent à notre hauteur, tapotent l’épaule et « volent » un selfie. Je sais qu’il n’y a rien de méchant ou d’irrespectueux mais ce n’est pas super agréable quand on est tranquillement posé.

J’en profite pour repasser la soirée dans le centre. Assis sur un banc, je suis accosté plusieurs fois par des hommes me parlant en français lorsqu’ils apprennent ma nationalité. Visiblement, les profs de langues de l’Alliance Française locale font un taf remarquable. Des spectacles animent les trottoirs. Un homme aveugle chantant à gorge déployé côtoie un groupe dansant au rythme de la musique qui sort des enceintes qu’ils trimballent.

Vu que le Merapi est très actif, il n’est pas rare que des traînées de lave rougeoyantes soient visibles sur son flanc. Je cherche une webcam et n’en croit pas mes yeux : il est totalement dégagé et une coulée s’échappe du cratère. Sans réfléchir, je grimpe sur mon scooter et repars au barrage de ce matin. Avec mon appareil photo, je n’attends pas de miracle mais je veux absolument voir ça de mes propres yeux. Comme un idiot, je n’ai pas pris de veste, tellement habitué à ce qu’il fasse tout le temps chaud. Mais la nuit, avec l’altitude en plus de la vitesse, je grelotte. En essayant de ne pas y penser, j’en viens même à regretter la surchauffe quasi continue que je me tape tous les jours. Soit la webcam n’est pas du tout à la bonne date ou heure, soit Usain Bolt s’est réincarné en nuages mais je ne vois rien à part des masses plus claires au milieu de cette nuit noire. De nouveau dégouté, parce que j’ai quand même roulé une trentaine de minutes, je repars et le GPS me fait passer par des routes de campagne peu éclairées.

De nouveau à proximité de la route principale, j’attends patiemment que mon feu passe au vert. Je démarre et vérifie à ma droite. Grand bien m’en a pris car un fou furieux arrive lancé comme une balle. Sa vitesse doit avoisiner 100 km/h. L’abruti me klaxonne pour me prévenir qu’il ne va pas ralentir, me forçant alors à piler. Il me frôle en passant à moins d’un mètre. Je suis tellement énervé que mes majeurs se lèvent instantanément dans sa direction alors que je l’insulte en hurlant à plein poumon. Il est arrêté un peu plus loin et j’espère qu'il m'entend et, plus encore, qu’il va descendre pour venir à ma rencontre. Je m’imagine déjà lui éclater mon casque dans sa sale tronche tout en continuant de l’insulter. S’il m’avait renversé, je ne suis pas certain que ma vie aurait été en danger mais c’est sûr que ça m'aurait flingué pour quelques semaines. Mon pic d’adrénaline fait que je pourrais facilement vriller. Visiblement aussi stupide que peureux, il reprend sa route. C’est juste un idiot congénital qui ne mérite pas que je lui fracasse les dents. Je rentre plus calmement à Yogyakarta, mon rythme cardiaque ayant quand même pris quelques battements par minute dans cette histoire.

Le réveil sonne à 6h pour un départ trente minutes après. Je prends la même direction qu’hier et cette fois, malgré quelques nuages, le Merapi est enfin visible. La fumée qu’il dégage est intense et j’ai bien du mal à imaginer habiter dans un village installé à ses pieds. Ça doit être un véritable enfer de vivre avec cette peur constante du réveil du colosse. Je continue en passant par des routes pourries permettant d’enjamber les rivières totalement à sec en cette saison sèche pour passer de mini-vallée en mini-vallée. Je déboule dans un chemin chaotique et hésite à continuer ou à faire demi-tour. Balloté comme rarement, une carrière déserte apparaît devant moi. Il n’y a que de la jungle tout autour mais ce gouffre offre une vue directe, inespérée mais surtout totalement dégagée sur le volcan.

Le Merapi a une forme particulière avec son côté pyramidal qui s’est construit sur un édifice plus ancien et maintenant aplati. Une quantité astronomique de fumée s’échappe de la brèche qui balafre le sommet du volcan. Dans la continuité de la route, au milieu du village, la scène est incroyable et on se rend facilement compte à quel point la menace est réelle et palpable. Les habitants ont l’air si tranquilles que ça en devient flippant. Curieusement, tout le monde vit normalement sans prêter attention à ce qui se passe plusieurs centaines de mètres plus haut. Après tout, ils sont habitués et certains sont même nés ici alors ils savent quand s’inquiéter lorsque leur imprévisible voisin s’énerve.

Je grimpe sur un talus où des toiles d’araignées tapissent les nombreux trous qui s’enfoncent par centaines dans la terre meuble et brunâtre. Je croise les doigts pour que leurs locataires ne sortent pas en même temps. Dans cet endroit isolé de tout, je croise un homme qui, miraculeusement, parle anglais. Agrippé au guidon de son scooter, il transporte un énorme tas de feuilles solidement attachées derrière lui. « Si tu veux une vue encore plus spectaculaire, il faut que tu ailles au Bukit Klangon » me dit-il avant de m'expliquer la route à suivre. Je retiens juste que je dois redescendre et tourner plusieurs fois à droite. Je devrais alors voir des panneaux et il ne me restera plus qu’à les suivre. Easy !

Sans surprise, je me perds plusieurs fois en suivant des chemins en sale état, même si bien loin des horreurs sur lesquelles j’ai parfois roulé l’année dernière. L’endroit recherché n’est plus qu’à quelques kilomètres et l’angle sur le volcan est très différent. Je suis juste en dessous et dans la ligne de mire du cratère perforé d’où partent les nuées surchauffées. Il n’y a que quatre kilomètres qui m’en séparent. La vue est incroyable et le Bukit est en réalité un parc familial où des groupes viennent se balader, profiter de la nature et manger dans l’un des nombreux stands installés près du parking rempli de scooters.

Je vois mieux que jamais la déformation créée par les coulées pyroclastiques des différentes éruptions mais surtout le dôme de lave solidifié aussi fragile que dangereux. C’est de lui qu’émane la fumée. Posé à l’équilibre au bord du vide, il s’effondre lorsque la pression devient trop forte en se désintégrant dans un panache surchauffé. Debout sur un pont servant de mirador, je suis hypnotisé et je ne reviens pas d'enfin le voir d’aussi près. D’où je me trouve, je m’imaginais une zone d'exclusion plus importante. J’en profite pour marcher un peu dans la jungle qui m’entoure mais impossible d’apercevoir quoique ce soit avec les arbres qui bordent le sentier. Je me dis à plusieurs reprises que s’il rentre en éruption, moi comme les humains du coin, on est tous foutu. J’ai confiance au système de surveillance indonésien et, même si ça me paraît invraisemblable, j'oscille entre deux pensées : c'est vraiment génial ou bien trop flippant.

Il faut que je redescende de mon nuage parce que la route m’attend et la météo empire. Moins de cinq cent mètres après être reparti, un panneau indique « Kinahrejo ». Impossible de me rappeler, mais ce nom me dit quelque chose. Ce n’est que le soir, que je me souviens que c’est l’un des villages qui a été dévasté en 2010. Du coup, dans le parc, j’avais plutôt raison d’avoir un sentiment partagé !

Prochaine étape, le village de Selo situé de l’autre côté du volcan où je compte passer la nuit. Il est située dans les nuages au sommet du col entre le Merapi et son jumeau, le Merbabu. Bien plus massif mais surtout inactif depuis 200 ans, j’avais prévu de le grimper il y a deux ans mais la météo et les orages m’en avaient découragé. Sur la route, je m'arrête en chemin pour me prendre un nasi goreng et des fruits alors qu’une femme incroyable s’apprête à repartir. Accompagnée de ses trois enfants, le plus âgé doit avoir 6 ans et le plus jeune quelques mois, elle démarre son imposant scooter. L’ainé est assis à l’arrière tandis que le cadet est bizarrement installé à l’avant entre ses jambes. Le nourrisson est drapé dans un vêtement et est maintenu contre le corps évidemment de sa mère. Bien sûr, aucun n’a de casque, à croire que le danger n’existe pas dans ce pays. Elle remarque mes regards et me retourne un sourire. Vivement que j'en ai trois pour essayer de faire pareil même si je risque de me heurter à un entourage frappé par des crises de tachycardie !

Je rate la bifurcation et me retrouve en plein milieu des rizières, traversant des villages de plus en plus isolés. Sur la route, impossible de distinguer le col où je me rends pourtant à une dizaine de kilomètres droit devant. Les nuages sont si bas qu'ils recouvrent entièrement les deux volcans. Au fur et à mesure de la montée, le froid se fait plus mordant. J’imagine que la nuit risque d’être fraîche là-haut. Vu les litres de sueurs que j’ai éliminé en quelques jours seulement, ce n’est pas pour me déplaire. Les véhicules anciens sont nombreux et beaucoup de pick-ups transportent des tôles et des matériaux de construction. Il n’est pas rare d’en voir échoués en plein milieu de route.

A quelques minutes de Selo, des petites cabanes en bois abandonnées au plancher affaissé et parfois troué, bordent la route. Malmenées par le vent et les rudes conditions climatiques, elles offrent une vue directe sur le Merapi. J’ai une chance incroyable car les nuages se volatilisent pendant quelques minutes, laissant entrevoir la partie supérieure de la montagne. Sous cet angle nouveau, il paraît moins menaçant malgré la fumée qui s’en élève toujours mais semble bien plus massif. Je me retourne de l’autre côté vers le Merbabu mais il est complétement prisonnier des nuages. Les villages construits à ses pieds, s’extirpent difficilement du brouillard qui grignote inlassablement ses pentes.

On est dimanche et de nombreux randonneurs attendent sur la place principale un transport pour repartir de cet endroit froid et inhospitalier emmitouflés dans ce brouillard épais. Il faut que je trouve un hôtel et ce n’est pas ce qui manque par ici. Pourtant, dans les rues, les portes sont souvent closes. Un homme sort d’un jardin et m’invite à monter à l’étage d’une maison transformée en guesthouse. La chambre est basique mais le balcon donne sur ce que je suppose être le Merbabu. J’imagine que demain matin, s'il n’y a pas de nuages, je devrais en prendre plein les yeux. En cette fin de journée, je n’ai pas grand-chose à faire alors je roule jusqu’au début du sentier situé au-dessus d’un village. Il y a deux voies qui mènent au sommet du Merbabu et elles ne sont distantes que de deux cents mètres. Il faut un permis et être en groupe pour suivre l’une d’elles alors je me dirige vers l’autre en espérant pouvoir passer entre les mailles du filet. Une vieille dame toute petite et très souriante, me fait de grands signes pour m’indiquer où me garer. Ayant du mal à communiquer, un randonneur qui s’apprête à débuter son ascension se dévoue pour traduire. Visiblement, ici, pas besoin d’autorisation et être seul ne pose aucun problème. Des motos peuvent même me monter au premier camp, épargnant ainsi plusieurs kilomètres pas très intéressants.

Sur l’avenue principale, je me fais arrêter par des passants voulant prendre photos et selfies. Contrairement aux deux dernières années où j’avais beaucoup de demandes, c’est la première fois que ça m’arrive cet été. À part pendant les randonnées, j’ai l’impression d’attirer moins l’attention, ce qui n’est pas plus mal. Là, c'est un père qui veut que je pose avec son fils comme si j'étais Messi ! Et c’est normal qu’il y ait confusion car à part la taille, le talent, le compte bancaire et le style de vie, on a la même couleur de cheveux ! Je commande un Nasi Goreng non épicé qui se transforme vite en un plat spécialisé dans les brûlures d'estomac mais totalement mangeable avec un litre d'eau à côté.

Pas de réveil comme prévu à 6h, les mosquées s’en sont chargées bien avant… Malgré la journée éprouvante qui s’annonce, je suis debout peu après 5h. Depuis le balcon, la vue est incroyable. J’ai l’impression que le Merbabu est tout proche mais il est si imposant que le sommet est à plusieurs kilomètres de la base. La randonnée n’est pas spécialement difficile en termes de dénivelé mais elle reste longue car les montées sont entrecoupées par de longs passages plats.

Comme si elle ne dormait jamais, la vieille dame est déjà là et m'accueille chaleureusement. Pour cinq euros, je gare mon scooter et elle appelle quelqu’un pour me conduire au premier camp en moto. Le chemin qui monte et s’enfonce entre les champs est quand même très abrupt et j’espère qu’il n’aura pas une vieille moto déglinguée qui aura du mal à supporter nos poids pour avancer. Sans casque, faut pas déconner non plus, il accélère comme une brute pour s’arracher du parking et suivre la route si étroite qu’il est impossible de croiser une autre moto. Le bitume laisse rapidement place à un chemin emprunté par les paysans et sa conduite devient moins fluide. Une fois au milieu de la forêt de nuages, ça devient plus compliqué. Des ornières boueuses et profondes nous font tanguer et décoller de la selle. Il est à peine 6h30 quand il me dépose au camp où trois Indonésiens qui viennent de se réveiller se réchauffent autour d’un feu.

Ça monte fort dès le début avant que le chemin ne débouche sur un vaste plateau. La première partie se déroule au cœur d’une forêt humide avant de laisser rapidement place à une zone où les arbres sont dispersés que les Indonésiens appellent « Sabana ». Avec des arbustes et des hautes herbes, j’ai l’impression d’avoir changé de continent et de marcher en plein coeur de l’Afrique. Au sud, le Merapi se dévoile majestueusement alors qu’au nord, les volcans jumeaux Sindoro et Sumbing apparaissent au-dessus d’un tapis nuageux. Le Merapi est vraiment impressionnant et paraît encore plus imposant que jamais même si sa partie active semble bien plus modeste. Je ne m’attendais pas à voir un paysage aussi beau. Mais tout ça se mérite et je continue de prendre péniblement de la hauteur. Mon rythme est loin d’être incroyable. Je ressens pas mal de fatigue à force de me lever presque tout le temps à 6h et mon organisme commence à avoir du mal à encaisser. Honnêtement, je savais très bien qu’à Java les randos étaient physiques parce que les volcans sont hauts et flirtent souvent avec les deux ou trois milles mètres. Vu leur forme conique, les pentes sont très prononcées et demandent des efforts plus intenses.

Un chalet triangulaire, servant de refuge de secours, est construit sur une colline et surplombe le camp n°3 accueillant une quinzaine de tentes. Une voix robotique se déclenche quand je passe devant délivrant un message incompréhensible. Le camp est visité par des macaques qui fouillent les tentes à la recherche de nourriture. Peureux, ils détallent rapidement lorsqu’ils croisent un humain mais n’hésitent pas à revenir furtivement dès que la voie est de nouveau libre. Je comprends maintenant pourquoi il est recommandé d’être trois pour s’aventurer ici car la montée après le camp est si raide que des cordes ont été installées sur une centaine de mètres. Même en s’aidant de ces dernières, c’est difficile de se hisser sans glisser et perdre du terrain au passage.

Il ne me reste que 300 mètres de dénivelé mais cette montée est intense et surtout interminable. Je sens tous les muscles des jambes se contracter en rythme. Je dois me faufiler dans des crevasses que l’eau a creusées lorsqu’elle a dévalé les pentes du volcan. Des marches ont été taillées directement dans le sol mais sont plus un obstacle qu’une aide précieuse. La vue est toujours aussi folle et j’arrive sur le dernier grand replat avant le sommet. Un couple que j’ai doublé plus tôt arrive et s’installe à côté de moi. Essoufflés et à bout de force, ils me racontent que c’est leur endroit préféré avant d’avouer qu’ils détestent toujours autant le grimper. En regardant vers le haut, le sommet a disparu dans le brouillard, ce qui scelle la fin de ma matinée. Pas besoin de continuer, je préfère rester ici et profiter de la vue qui s’offre à moi plutôt que de crapahuter pour rien.

Le village où j’ai passé la nuit se trouve sur les pentes du Mérapi, endroit peu enviable d’un point de vue sécurité. Pourtant, en jetant un rapide regard, il est facile de comprendre pourquoi il n’y a pas beaucoup de risques à y vivre. Entre le cratère et le village, il y a une muraille rocheuse qui se dresse telle une barrière protectrice. À l'heure actuelle, même si les nuées ardentes étaient orientées vers Selo, elles pourraient alors être déviées et épargner les villages de la zone. Malgré tout, ça n’empêche pas que lors d’importantes éruptions, il faut évacuer la zone à cause des retombées de cendres.

Je me retrouve avec plusieurs groupes dans la descente. Entre ceux qui ont beaucoup de mal à avancer en se cramponnant à la corde de peur de tomber et d’autres pas du tout affutés physiquement, on piétine en file indienne. C’est parfois la panique et les tensions montent entre les différents membres. Je repère une autre trace et suis trois gars bien équipés aux visages dissimulés derrière leurs tours de cou pour se protéger de la poussière et du soleil. Évidemment, je tombe à plusieurs reprises mais, dans les parties pentues, avec l’aide de la corde, je descends rapidement. À peine le refuge dépassé, les nuages arrivent en force et il est seulement 9h30 lorsque le brouillard me rattrape. Confirmation qu’il faut se lever au milieu de la nuit pour espérer mettre toutes les chances de son côté et profiter des randonnées. Mon sommeil est en PLS. Je suis un peu sceptique sur ma faculté à tenir dans la durée en alternant rando très tôt le matin et plusieurs heures de scooter dans la même journée. J’ai l’impression qu’incessamment sous peu, la flemme et le besoin de me reposer vont l’emporter !

De retour au camp de base, des ojeks attendent à côté de leurs motos. Je ne suis pas motivé pour redescendre avec l’un d’eux mais à y repenser, je vais gagner plus d’une heure que je pourrais mettre alors à profit en dormant avant de prendre la route. En demandant à un gars s'il peut me descendre, je ne pensais pas déclencher un conflit parmi les trois qui se proposent. Pendant qu’ils débattent en s’écharpant, je monte à l’arrière d’un autre qui est resté en retrait.

Je regagne le village dans le froid et le brouillard absolu qui règne au fond de la vallée. Je n’ai pas atteint le sommet mais avec les vues que j’ai eues durant toute la rando, je suis quand même très content. De retour au restaurant qui risque de me retransformer en dragon, j’insiste bien sur le « Not Spicy ». C’est quand même intense mais bien moins que la veille.

Sur mon scooter, je prends la direction de Wonosobo mais vu l’heure peu avancée de la journée, j’opte pour m’arrêter au pied du Sumbing, l’un des deux jumeaux volcaniques du centre de Java. Sur le papier, il y a peu de kilomètres mais il ne faut jamais se fier à ce nombre et le multiplier au moins par deux pour obtenir le temps de voyage en minutes. Je ne sais pas où je vais dormir ce soir mais, à moins de trouver un endroit sympa sur la route, je m’embarque pour plusieurs longues heures de voyage. En plus, je tousse toujours autant et j’ai la gorge en feu tellement elle est irritée par les gaz d’échappement bien trop nombreux dans les parages. Oui je radote mais j'ai vraiment mal…

9

En roulant vers Wonosobo, j'aperçois sporadiquement au loin la silhouette du Sumbing. Il abrite sur ses pentes un village devenu une attraction touristique. Ce sont plutôt les Indonésiens qui s’y rendent et, ne passant pas très loin, je fais le détour d’une heure. Même si les nuages semblent recouvrir toute la région, je compte sur un coup de chance pour que la vue se dégage suffisamment afin apercevoir le village, les champs et le volcan lui-même. Quittant la route principale, je m’enfonce dans une région où les rizières se succèdent avant de laisser place à une forêt de plus en plus dense. Il ne me reste plus que quelques kilomètres et j’arrive à peine à distinguer le paysage dans lequel je roule tellement la brume m’enveloppe. J’ai de plus en plus froid et le vent, couplé à l’humidité, n’arrange pas les choses.

J’arrive à Dusun Butuh, renommé Népal van Java en 2019, lorsqu’un voyageur a publié des photos en le comparant avec le village népalais de Namche Bazaar, la ville des sherpas. Depuis, il y a eu un essor touristique pour cette région traditionnellement orientée vers l’agriculture. Sur les pentes prononcées du Sumbing, le village présente un dénivelé d’environ 200 mètres entre l’entrée et les maisons les plus hautes. Plusieurs ojeks attendent en bas et proposent de me monter dans les rues trop étroites pour qu’une voiture s’y risque. Malheureusement, la brume est très épaisse et je n’ai qu’une vue restreinte du village. Je dois payer un euro pour y entrer. Les premières maisons colorées apparaissent alors. Des façades roses côtoient des bleues, des vertes ou encore des jaunes, toutes éprouvées par l’humidité et les conditions climatiques difficiles de la montagne. De nombreuses fresques en recouvrent certaines et se fondent parfaitement dans le paysage.

Mes mollets chauffent et je prends rapidement de la hauteur pour atteindre un premier pallier. Des motos font des allers-retours dans une mélodie métallique infernale audible partout dans la vallée. Elles servent à monter les matériaux déchargés à l’entrée du village jusqu’à un chantier dans une ruelle plus haut. Avec un parpaing entre ses jambes, le conducteur manœuvre comme il peut pour y accéder tandis que son passager en tient deux autres à bout de bras. Les rues sont pleines de vie mais des points stratégiques concentrent les attroupements qui se forment. C’est le cas d’une petite mosquée au toit triangulaire qui fait face à une autre aux minarets et dôme dépassant les maisons qui l’entourent. Je me perds dans les rues inclinées et croise des gens souvent chargés de courses, récoltes ou matériaux. Un père et son fils marchent en rythme en calant un lourd tuyau sur leurs épaules tandis que d’autres, venant des hauteurs, font le chemin inverse en direction du marché. Les ballots d’herbes attachés sur le dos leur donnent une posture voutée comme s’ils étaient irrémédiablement écrasés vers le sol.

De la musique s’échappe de plusieurs maisons et résonne des deux côtés du village. Il est traversé par un timide ruisseau qui a creusé une petite vallée autour de laquelle s’est construit les habitations. Pour passer d’une rive à l’autre, il faut emprunter l’un des deux ponts faisant office de passerelle. Tout en haut, des miradors ont été aménagés et avec le temps se découvrant légèrement, des collines recouvertes de cultures en terrasse apparaissent. J’arrive même à apercevoir furtivement le sommet du Sumbing qui a l’air si proche mais en même temps si loin. Les gens sont très avenants et ne se comportent pas comme dans d’autres endroits touristiques. Ce sont toujours des agriculteurs considérant l’argent généré par le tourisme comme un bonus.

Avant de repartir, je monte au sommet d’une tour d'observation offrant une vue panoramique sur le village qui épouse parfaitement les reliefs. Une courte fenêtre météo permet de distinguer les habitations au premier plan mais surtout le volcan qui apparaît intimidant au-dessus de cette fourmilière humaine occupant son flanc. La voie la plus empruntée pour son ascension part d’ici mais je n’ai pas envie d’aller titiller son sommet, c’est plutôt son jumeau, à une vingtaine de kilomètres au nord, qui m’intéresse. Il y a deux homestay mais comme il n’est pas très tard, je décide de rouler jusqu’à Wonosobo pour y passer la nuit. J’ai laissé mon scooter sans surveillance et, comme toujours, aucune de mes affaires ne manquent à l’appel que ce soit mon gros sac attaché avec trois tendeurs ou les babioles dans les vide-poches sous le guidon. C’est vraiment un pays incroyable !

Quand je mets le GPS, c’est la douche froide. Moi qui ne pensais n’avoir qu’une heure de route, le voilà qu’il m’indique plus de 2h20 de trajet… Même si la première partie dans le brouillard est plutôt pénible, je commence vraiment à m'habituer au trafic de Java. J’ai pris mes aises, quelques mauvaises habitudes aussi, mais je ne me suis pas encore fait de frayeurs mémorables. De temps en temps, des gars forcent pour dépasser mais j'arrive plutôt à bien anticiper pour éviter les dangers et arriver en un seul morceau. Derrière mon guidon, je suis très détendu, peut-être trop, mais j’arrive souvent à réduire mon temps en m’affranchissant de quelques règles. Il se pourrait que je passe parfois un peu plus vite que ce qui est toléré dans certains endroits mais les flics ont d’autres choses à faire que d’arrêter un type en tenue de rando. Bien sûr, je peux être pris en flagrant délit mais pour l’instant, je n’ai croisé que des policiers qui m’ont salué. Du coup, en pleine confiance, ça ne devrait pas être trop difficile de rallier Jakarta, indemne.

Je trouve un hôtel excentré, parfait pour atteindre rapidement le camp de base du Sindoro par la route. Sauf que… entre la rando de ce matin et les quatre heures de route, je suis bien trop fatigué et j’ai une flemme monstrueuse. Tellement fatigué, les mosquées ne perturbent pas mon sommeil. Je suis quand même réveillé tôt à cause de la route très empruntée passant sous ma fenêtre. Les klaxons matinaux des camions ou des bus auront raison de ma récupération et je quitte ma chambre vers 7h30. Direction le plateau de Dieng. Je suis la route tortueuse qui mène au plus haut village de Java. La vue sur la vallée se dégage petit à petit laissant apparaître les hameaux et des champs à perte de vue. Beaucoup de personnes attendent un minibus au bord de la route pour aller travailler dans leurs parcelles. Tous trimbalent leurs seaux, outils ou leurs chapeaux pour se protéger du soleil. Après une succession de virages, le Sindoro apparaît surplombant une vallée verdoyante mais cachée par un fin voile de brouillard matinal. La vue sur ce cône fumant est intense et cette région est l'une de mes préférées de l'île vu les paysages qu'elle comporte.

L’arrivée à Dieng est chaotique car beaucoup d’Indonésiens viennent visiter cet endroit atypique en y recherchant en même temps la fraîcheur. Peu préparés, de nombreux étals sur lesquels sont disposés des vêtements, des bonnets, des gants et des écharpes, les attendent à l’entrée. Les bus s’arrêtent à cet endroit et les stands sont vite pris d’assaut. La circulation est alors bloquée et même en scooter, c’est la galère pour se faufiler entre les véhicules.

Direction le cratère de Sikidang. Le parking est rempli de bus ou de vans. Je distingue des structures en bois peintes et colorées qui jalonnent les lieux. Elles sont ici pour égayer les photos prises comme souvenirs. Je trouve que c’est plutôt raté car les cœurs et fleurs multicolores enlèvent le charme et rendent le lieu bien plus kitsch que naturel. C’est dommage alors qu’à côté il y a un cratère libérant des vapeurs soufrées. Sinon, l’endroit est sympa mais me laisse aussi perplexe. On a l’impression d’être dans un parc d’attraction bon marché mais difficile de nier qu’il possède aussi un côté fascinant avec cette eau bouillonnante témoin de l’activité volcanique juste sous nos pieds. La quantité de gaz rejeté chaque seconde est impressionnante et lorsque le vent tourne, on se retrouve tous enveloppés dans cette masse chaude et malodorante.

La sortie est sans fin. Il faut faire de nombreux détour dans un marché de souvenirs vendant surtout des produits fabriqués hors du pays. Tout le monde veut vendre ses articles et la bataille de celui qui criera le plus fort s’engage.

Délaissant les nombreux cratères disséminés sur le plateau, je sors du village pour prendre de la hauteur. J’ai maintenant une vue sur la chaîne de montagnes du nord de Java et ses plaines quadrillées et rayées par des milliers de champs aux couleurs qui s'entremêlent. Des sommets sont recouverts de forêts alors que le reste du paysage montre que l’Homme a tout rasé. J’arrive à Sikunang, d’où part une rando pour le sommet du Bismo, un vieux volcan éteint. Je dois m’enregistrer au camp de base et laisser ma carte d’identité en cas de problème. Je traverse le village en suivant les flèches mais même avec elles, je finis par me perdre. Une véritable prouesse au bout de 500 mètres… Pourtant mon sens de l’orientation n’est pas si naze, mais en rando c’est impossible pour moi de ne pas me tromper de chemin. Un homme me fait signe de ne pas tourner dans la rue indiquée par la flèche mais de prendre la suivante. Si même les flèches s’emmêlent les pinceaux, je n’ai aucune chance de m’en sortir !

Les gens sont déjà en train de travailler dans leurs champs depuis le lever du soleil. Sans machines, ils récoltent et sèment à la main tout en installant les tuyaux d’irrigation, non pas dans des rizières, mais plutôt des parcelles où sont ramassées des pommes de terre. Difficile de se lasser des champs en terrasses tellement ils sont dépaysants et baignés par la lumière du soleil. La montée est brève et il faut passer par deux camps intermédiaires. Il n’y a que 350 mètres de dénivelé sur un peu plus de deux kilomètres. En moins d’une heure je suis sur la crête sommitale via un sentier bien tracé et facile à suivre. J’ai vu un raccourci que je me suis empressé de suivre mais, comme souvent, je me suis compliqué la tâche sur un terrain défoncé et glissant alors que le vrai chemin n’était qu’à quelques dizaines de mètres. Le Bismo est totalement recouvert de végétation et son cratère est égueulé. Son flanc s'est effondré et ses rebords forment un fer à cheval.

Plusieurs pics offrent des panoramas sensiblement identiques mais c’est depuis le central que la vue sur la vallée est la plus belle. Les voisins volcaniques occupent une bonne partie du paysage. Le Sumbing et le Sindoro se dressent au premier plan tandis que le Merbabu semble minuscule au fond. Le fin voile brumeux sublime les trois volcans qui ressemblent à des soucoupes volantes flottant sur la mer de nuages.

À part un groupe d’étudiants qui campent, il n’y a pas âme qui vive. En échangeant, ils me conseillent plusieurs ascensions sur la route de Jakarta, que j’avais déjà repérées. Même si l’envie ne me manque pas, elles sont souvent longues car certains sommets ne peuvent être atteints qu’en deux journées et j’ai encore près de 700 kilomètres avant d’arriver dans la future ex-capitale du pays. Dans moins d’un mois, le 17 Août, comme Jakarta s’enfonce chaque année de quelques centimètres dans la mer et qu’elle est menacée de submersion, une ville nouvelle du nom de Nusantara a vu le jour sur Bornéo et sera donc la plus jeune capitale du monde. Ils me préviennent aussi que plus je me dirige vers l’ouest, plus l’humidité sera forte, les nuages présents et les sommets peu dégagés. Ô grande joie…

La région étant volcanique, je prends une route pour faire la tournée des cratères. Premier arrêt au Kawah Sileri, un cratère rempli d’eau bouillonnante qui a connu une éruption en 2018 sans faire de dégâts ni de victimes. Il y a tellement de fumée qu’il est difficile d’apercevoir la surface de l’eau. C’est l’un des endroits les plus « dangereux » du plateau mais pourtant, il y a beaucoup de travailleurs affairés dans les champs qui bordent cette étendue d’eau puante. Tous portent un tissu sur le visage pour se protéger des émanations soufrées qui s’échappent du lac. L’odeur est si présente qu’au bout de quelques minutes seulement, je m’y suis accoutumé.

Contrairement à Nepal Van Java, ici le touriste est mis à contribution pour absolument tout. Les parkings sont payants et certains endroits sont dix fois plus chers pour les étrangers. J’arrive au Kawah Candradimuka où je gare mon scooter devant une barrière que j’enjambe. Je descends au fond d'un cratère envahi par la fumée et où des bulles se forment à la surface de mares de boue avant d’éclater. Marcher sur ces passerelles donne l’impression de déambuler dans un décor apocalyptique dont on fait vite le tour. Je repars pour le lac Telaga Dringo qui n’a rien d’exceptionnel si ce n’est un paysage naturel envahi par la végétation. L’homme qui est chargé de me faire payer le parking me laisse aller au lac sans rien me demander. Pour le remercier j’achète à boire et des gâteaux dans son échoppe. Au final, il est plutôt gagnant. Avant de repartir, je voulais me rendre au Kawah Sinila mais il est fermé à cause des énormes quantités de gaz qu’il rejette. C’est ici qu’une explosion eu lieu en 1979 accompagnée par des coulées de lave et de boues. Il y a eu plus de 170 victimes principalement à cause des gaz rejetés que les gens ont inhalés dans leur sommeil. D’ailleurs, régulièrement, des panneaux sur lesquels une tête de mort est dessinée sont disposés sur le bord des routes. Parlant indonésien ou pas, ils ne laissent aucune place au doute !

Je passe la nuit sur le plateau que le brouillard emprisonne en ce début d'après-midi. Demain, je pars dans la nuit pour grimper le Gunung Prau et profiter du lever de soleil sur les volcans jumeaux. Flânant dans la cour de l'hôtel, un haut-parleur se met en marche et crache une mélodie. C’est fort, très fort même ! Je suis tétanisé et je me retourne tout doucement, comme si je m’attendais à ce que le ciel me tombe sur la tête. Madre de dios ! Ma chambre au premier étage est située juste en dessous des minarets d’une mosquée aux dômes dorés. Par la réception, je n’avais aucun moyen de les apercevoir, mais là, il n’y a plus aucun doute possible : mon sommeil est dans la mouise jusqu’au cou. Ainsi soit-il, j’abandonne et m’avoue vaincu. Minarets vainqueurs par KO face au bulé français !

En dehors de la ville, la circulation devient bien plus calme, les jeeps touristiques faisant une boucle excluant les villages de la vallée. Les sommets se découvrent alors que plusieurs colonnes de fumées blanches et épaisses s’élèvent vers le ciel. La zone étant volcanique, des installations permettant de capter l’énergie géothermique sont dispersées aux quatre coins du plateau. Au-dessus de chaque petit hameau, un dôme parfois brillant, souvent vert et jaune, dépasse accompagné d’un minaret. Dans la vallée résonne le chant du muezzin qui trouve comme écho celui de la mosquée voisine. C’est coordonné, et toutes n’appellent pas les fidèles en même temps.

Je passe devant le terrain de foot d’un petit village. Rudimentaire, il n’est pas plat et est jonché de poches plastiques. Les bancs de touche sont réduits à des planches clouées protégées par un toit en tôle. Sur l’herbe, le match fait rage et quelques spectateurs sont présents pour regarder les gamins du quartier s’affronter en rêvant sûrement de devenir le prochain crack que tout le monde s’arrachera. Chaque belle action est récompensée par des cris, des applaudissements ou des remontrances. Visiblement, sur ce terrain flottant au-dessus des nuages, un enjeu important se joue.

10

Dehors la nuit est noire et froide. J’hésite entre prendre seulement des vêtements chauds ou m'habiller légèrement avec une veste épaisse. J'imagine que durant la traversée nocturne de la forêt, la température risque de ne pas être si basse alors qu’au niveau du sommet découvert, l’attente s’annonce aussi longue que froide. La rue principale est méconnaissable. Déserte, aucun véhicule ne vient troubler le silence environnant. Seuls les sons émanant de quelques radios et postes de télé allumés dans de petits magasins sont audibles. Certains sont éclairés alors que la majorité, sans être fermés, sont seulement barricadés avec des chaises et des cordons empêchant le passage. Je traverse toute la ville pour arriver au niveau d’une bifurcation. Un panneau « Gunung Prau Basecamp » me fait emprunter une rue en pente qui s’enfonce entre les dernières maisons avant de déboucher au milieu des champs. Le noir est total et seule ma frontale me permet de voir où je mets les pieds. Les rayons lumineux se perdent dans la brume qui englobe maintenant chacun de mes pas.

Le chemin est étroit et régulièrement parcouru par des ornières profondes. Il s’élève brutalement et pénètre dans une forêt. Facile à suivre, il faut cependant faire attention aux nombreuses racines qui jalonnent le sol en formant des marches naturelles. Le silence est de nouveau total et la jungle commence à se réveiller. Plus bas, la ville sort aussi de sa torpeur alors que l’appel à la prière se fait entendre. Toutes les mosquées de la ville chantent à l’unisson pour former un concert.

Une heure plus tard, je sors de la forêt en atteignant une crête. Il ne me reste plus qu’un kilomètre à parcourir sur un chemin large et relativement plat pour atteindre l’endroit parfait pour assister au lever du soleil. Je dépasse plusieurs groupes, certains venant de sortir congelés de leurs tentes. Le soleil commence à éclairer timidement l’horizon et tout autour, les silhouettes volcaniques s’élèvent en formant des masses sombres. Le Gunung Prau est populaire les week-ends et de nombreux groupes ont monté leurs tentes au bord du chemin. Une courte montée me sépare d’un petit sommet offrant une vue plongeante en direction du soleil levant. D’en haut, même si je m’attendais à ce qu’il y ait du monde, je suis surpris de tomber nez à nez avec une centaine de tentes serrées les unes contre les autres en formant plusieurs îlots importants. Difficile de trouver un endroit dégagé et tranquille, tout le monde étant réveillé et en pleine forme en attendant le lever du jour.

Je m’installe juste à côté de trois jeunes amusés lorsqu’ils me regardent. Peut-être que le bandeau que je porte pour protéger mes oreilles du froid me fait une tête affreuse ou alors ils ne s’attendaient pas à voir un étranger ici. Même si je préfèrerai que la source de leur amusement soit la deuxième option, en me regardant dans l’écran de mon téléphone, j’ai l’air d’un débile avec ce tissu mal positionné entourant le haut de mon visage. Qu’importe le look, pourvu que l’on ait la chaleur !

C’est vrai qu’en déambulant dans les différents camps, je n’ai croisé que des Indonésiens. La plupart ont autour de la vingtaine et viennent de passer une nuit dans le froid. Pourtant, les températures ne sont pas si basses mais j’imagine que lorsque l’on vit toute l’année dans un climat où il fait constamment entre 25 et 35°C, le ressenti peut-être assez dur à encaisser. Tous viennent de Magelang, Semarang, Yogyakarta mais aussi de Surakarta une ville plus à l’est.

Je discute avec les jeunes qui profitent des week-ends pour s’aventurer sur les sommets et s’éloigner du tumulte de la ville. Ils m’offrent café et cigarettes en guise de petit-déjeuner. J’accepte le premier et décline le second. Lorsque je leur explique qu’en France un paquet coûte dans les 10€, ils sont proches de l’infarctus. Ils sont originaires du sud de Sumatra et étudient à Jogja dans une école fondée par des croisiéristes européens pour former leurs futurs membres d’équipage. Photos souvenirs, rires, cafés mais aussi prières rythment les discussions des différents groupes.

Une file s’est formée devant une minuscule cabane en haut d’une colline. Même au milieu de nulle part, les gens peuvent prier dans cette petite mosquée rustique et fragile ne pouvant accueillir au maximum que deux personnes à la fois. L’endroit est plutôt sympa mais le vent s’est levé et il fait maintenant bien plus froid. L’horizon s’éclaircit complétement en prenant des teintes roses et oranges avant de s’embraser permettant au paysage de baigner dans les premiers rayons du soleil. Juste devant nous, le Sindoro et le Sumbing se dressent au-dessus d’une mer de nuages à perte de vue recouvrant le plateau en contrebas. Les deux pyramides quasiment parfaites semblent flotter au-dessus des nuages telles deux immenses soucoupes volantes. Parfaitement visibles, seul un fin voile recouvre leur partie supérieure. Du Gunung Prau, les sommets s’étirant sur plus de 150 km apparaissent. Le Sindoro fume alors qu’au fond, le Merbabu et le Merapi s’extirpe péniblement de cette épaisse couche nuageuse.

Les drapeaux indonésiens sont présents en nombre et chacun se photographie avec. Maintenant que le jour est bien installé, les groupes démontent leurs tentes avant de redescendre de la montagne pour regagner leurs régions respectives. Sacrée organisation où tout le monde se répartit les charges. Je reprends le même chemin d’où je suis arrivé. Tel un lendemain de soirée compliqué, je zigzague en m’éloignant régulièrement du sentier pour grimper sur de petites collines et découvrir de nouveaux points de vue. Le sud de la vallée est plongé dans la brume et seuls quelques sommets ressortent. Plutôt épargné, le plateau apparaît et avec lui ses villages s’éveillent, les coqs se mettent à hurler et les champs commencent à se remplir de paysans. De mon promontoire, ils ont la taille de lilliputiens et disparaissent régulièrement en se baissant dans la végétation. Plus bas, le chaos de la circulation va bientôt reprendre son droit.

Plus tôt dans l’obscurité, je n’avais pas fait attention au grand panneau annonçant le sommet du Prau. Pourtant vu la taille, même myope, c’était difficile de le manquer ! Plusieurs marcheurs sont assis autour d’une nappe pour manger. Certains ont l’air épuisé d’avoir déployé autant d’effort pour grimper cette nuit. Je reconnais parmi eux un groupe de quatre que j’avais dépassé dans la forêt. Le plus robuste portait la tente, une glacière et un énorme sac à dos pour ne pas que sa copine peine dans la montée. Il est maintenant avachi contre un rocher alternant micro siestes et gorgées de café. Je suis invité à m’asseoir pour en partager un.

La descente à travers la forêt et les cultures en terrasse de pommes de terre est plutôt raide mais rapide. Les hommes les récoltent avant de les placer dans de lourds paniers similaires à ceux des porteurs du Kawah Ijen. Ils descendent ensuite les sentiers à une vitesse folle, slalomant entre les rigoles et les pierres dépassant du sol. Heureusement, certains scooters parviennent à se frayer un chemin sur ce sol boueux pour prendre le relais et acheminer les récoltes jusqu’à des cabanes.

11

Alors que le jour se lève, j'arrive au terminal de ferry de Jepara sur la côte nord de Java. Aujourd’hui il y a deux départs, le ferry normal, plus tôt mais lent et le fast boat, plus tard mais bien plus rapide. Soit j’attends plus de trois heures dans cette salle peu avenante et austère ou alors je prends le ferry pour embarquer dans une vingtaine de minutes. Je choisi le ferry, en espérant trouver rapidement un endroit bien plus confortable que les vieux sièges disséminés partout dans le terminal.

Un surfeur californien se remarquer après avoir acheté son ticket. Depuis quelques jours, l’Indonésie exige une troisième dose de vaccin. Pour se rendre sur l’archipel, il faut montrer la preuve du rappel ou faire un autotest avant d’embarquer. Oh lalalalala, le scandale éclate ! Voulant certainement ne pas traumatiser ses fosses nasales en cette heure matinale, il devient agressif si bien qu’un policier arrive pour calmer les esprits. Il est immense et ses bras font le diamètre de mon cou. Autant dire que personne ne dit un mot plus haut que l’autre. Enfin sauf un ! Le flic reste stoïque en répétant inlassablement « No test, no ferry », ce qui énerve encore plus notre protagoniste. Le « fucking homosexual » prononcé à l’encontre du policier fait tout basculer. Toujours calme, il rapproche son visage à quelques centimètres de l’auteur des mots. Avec un regard glaçant, il répond simplement « What ? ». Seulement quatre lettres pour le faire taire et acheter son test.

Pas mal de personnes chargées et quelques véhicules attendent déjà à l’extérieur dans la zone d’embarquement dédiée. Une traversée d’au moins cinq heures, plus si la mer est agitée, est nécessaire pour atteindre l’archipel situé à 80 km au nord. Aujourd’hui, un grand soleil illumine les eaux sombres de la mer de Java et le voyage devrait être plutôt tranquille. L’embarcadère est long et en partie couvert. Au bord, mouillent de petites embarcations de pécheurs recouvertes de motifs colorés où de nombreux drapeaux flottent au bout d’un mât. Au fond, le ferry blanc apparaît avec sa poupe jaune. Baissée pour charger véhicules, marchandises et passagers, la porte est gardée par plusieurs policiers. Tout le monde parle anglais et est souriant. Je passe par le pont supérieur pour atteindre la première classe. De lourdes portes flanquées d’hublots séparent les deux cabines. Les sièges à l’intérieur, ressemblant à des sièges de bus, sont parfait pour dormir le temps du voyage.

Tout le monde s’active et s’invective pour ne pas perdre de temps. Deux camions effectuent des manœuvres improbables pour entrer en marche arrière dans la cale du navire. Cette version motorisée de Tetris à la recherche du moindre espace à optimiser ne permet pas la moindre erreur. Finalement, après quelques essais infructueux, le dernier camion se cale sur un côté, laissant suffisamment de place pour qu’une petite pelleteuse puisse loger devant la porte. Au bord de l’eau et jouxtant le terminal, l’aquarium de la ville à l'architecture particulière apparaît. Il est parfaitement sculpté et prend tout simplement la forme d’une tortue. Les coups de corne de brume annonçant le départ me sortent de mes pensées.

La traversée est plutôt calme même si parfois le bateau est balloté par des séries de vagues plus hautes les unes que les autres. Personnellement, ce tangage ne me perturbe absolument pas et je sombre rapidement dans un sommeil profond. Lorsque je me réveille, il ne reste plus qu’une heure et demie de traversée. Nous avons pris du retard car les vagues sont maintenant bien plus puissantes qu’au départ et le bateau a dû ralentir. Je sors sur le pont où se trouvent les autres sièges. Une horloge, une télé marchant par intermittence et des ventilateurs sont fixés au mur. Étonnamment, la majorité des gens ne sont pas assis sur les sièges mais couchés sur des couvertures dépliées au sol. Beaucoup ont l’air plutôt secoués et du vomi traîne ici et là. Normalement plutôt mats de peau, certains ont maintenant le même teint que moi en hiver. C’est dire si les vagues mettent à mal leurs estomacs.

On arrive en vue de l’île. De nombreuses collines recouvertes de végétation s’étendent partout autour. À mesure que l’on s’enfonce dans la baie, le village devient visible et grossit. Ici, pas d’immeubles ou de bâtisses imposantes mais seulement des maisons toutes simples qui s’alignent pour former le front de mer. Seul un immense minaret dépasse largement des toits l’entourant. Le soleil tape fort et c’est vraiment agréable de voir les différentes couleurs de l’eau allant du turquoise au bleu profond. La chaleur est rendue supportable par une brise rafraîchissante. Cette arrivée me rappelle la sensation que j’ai eue lorsque j’ai débarqué sur l’île de Pâques. Celle d’être dans un endroit perdu au milieu de nulle part où règne la tranquillité.

Le débarquement suit un ordre précis : d’abord la grue, puis les passagers avant que les camions ne galèrent de nouveau en manœuvrant. Sur l’embarcadère, quelques scooters faisant office de moto-taxis accostent les passagers pour qu’ils rejoignent rapidement le centre-ville à moins de deux kilomètres. Comme l’archipel a le statut de parc national protégé, chaque visiteur doit passer par une cabane et payer un droit d’entrée. C’est en me rendant à pied dans le centre avec mon gros sac sur les épaules que je comprends qu’il va faire très chaud ici. Finies les zones plus ou moins montagneuses de Java, j’arrive en zone tropicale avec un programme alléchant à base de snorkeling, moustiques, coups de soleil mais surtout une chaleur accablante.

J’ai réservé une chambre dans le village principal près du port. Mon GPS me mène jusqu’à la rue de la guesthouse. En tournant à l’angle, l’immense minaret est posé en plein dans le prolongement de la route. Il est encore plus grand que je ne l’avais imaginé et sa couleur verte se marie parfaitement avec la végétation autour. Habillé en chemise hawaïenne, Ann, le gérant de la guesthouse me fait le tour du propriétaire. La chambre est nickel et il y a un ventilateur de plafond pour rafraîchir l’air ambiant. Il peut m’arranger la location d’un scooter, du matériel de snorkeling ou encore des excursions sur d’autres îles proches. J’opte pour le tuba et les palmes mais surtout le scooter. Il sera disponible dans une heure et je file au port trouver un warung ouvert. Ici la vie est calme et les rues quasiment désertes. Quelques écoliers marchant en groupe viennent troubler le silence. Des motos tractant une benne installée à l’arrière passent et s’arrêtent pour décharger les marchandises nouvellement arrivées au port. Sans s’attarder, elles repartent aussitôt.

Le scooter m’attend sagement dans la cour. J’avais initialement opté pour un vélo, mais Ann m’en a vite dissuadé car la chaleur et les montées peuvent rapidement me casser les jambes. Je me souviens d’ailleurs à quel point j’avais pu être fatigué en pédalant toute la journée sur l’île d’Ometepe au Nicaragua et finalement la faible distance parcourue ce jour-là. C’est ma première expérience de conduite et l’endroit est parfait pour apprendre. Avec peu de circulation et une route généralement en bon état, il y a des endroits bien pires pour commencer, comme à tout hasard… Java ! Et puis il ne faut pas oublier que si je tombe, je pourrai toujours me cacher derrière le fait que mes parents ont toujours refusé que je m’entraîne derrière le guidon étant ado !

Ann me demande si je suis à l’aise pour le conduire. Pas sûr que l’idée d’avouer d’être potentiellement un vrai boulet soit très rassurant pour un loueur. Je n’ai pas dû faire illusion très longtemps, mon départ au ralenti m’ayant sûrement trahi. D’ailleurs, quitte à compliquer la tâche, ici on conduit à gauche. Les règles de conduite et de priorité sont assez floues mais en arrivant pas trop vite, il n’y a aucun souci pour passer les intersections. Avant de me diriger vers la plage la plus réputée de l’île, je cherche une station essence. Je tourne en rond longtemps avant d’apercevoir enfin un panneau avec les tarifs. Un pompiste arrive avec une grosse liasse de billets.

Je roule une dizaine de minutes pour atteindre Sunset Beach à quelques kilomètres du village. C’est super agréable de conduire même s’il y a quelques trous sur la chaussée facilement évitables. Je me fais souvent doubler par des locaux connaissant le moindre centimètre de la route par cœur. Les écoliers, qui n’ont pas plus de 10 ou 11 ans, rentrent chez eux en scooter. Parfois à trois dessus, ils me doublent comme un éclair. Petit à petit je gagne en confiance et me décrispe un peu, juste ce qu’il faut pour profiter du paysage sans être focaliser à 100% sur la route. Un panneau montre un chemin en direction de la plage.

Il faut payer pour y accéder. Un petit bar passe de la musique électro et vend des bières et sodas. Je m’installe sous un parasol pour faire une petite sieste bercée par le bruit des vagues. C’est le moment de connaître les joies de la baignade indonésienne. Frileux et pas spécialement un grand fan de la plage, je rentre facilement dans cette eau si chaude. C’est super agréable et j’enfile mon masque et tuba pour voir les fonds marins. À seulement quelques mètres du rivage, des barrières de coraux tapissent le fond. Malheureusement, beaucoup sont en sale état et semble soit morts soit en train de trépasser. T-shirt sur le dos, je dérive le visage tourné vers le sol à la recherche de la vie sous-marine qui pullule. C’est plutôt décevant. Il n’y a pas tant de poissons et les quelques-uns visibles ne sont pas particulièrement impressionnants. J’avais peut-être de grandes ambitions à force d’entendre la réputation de paradis sous-marin de cette île.

Même en essayant de rester sur la plage, rien à faire, je m’ennuie. Je reprends le scooter et rejoins la route principale. Plutôt que de retourner au village, je pars à l’opposé pour m’enfoncer davantage dans l’île. Rapidement, je remarque un petit chemin qui disparaît entre les cocotiers pour rejoindre le bord de l’eau. Je m’empresse de le suivre, en faisant attention de rester à droite sur la ligne encore en bon état. J’arrive devant un long ponton qui s’étire vers l’océan. Ici, le rivage recouvert de sable fait moins de deux mètres de large. Dans l’eau, de nombreux bouts de bois sont plantés et ressortent au-dessus de la surface servant à arrimer les bateaux de pêcheurs pour la nuit. Pour se protéger davantage du soleil que des intempéries, certains ont un toit en dur mais la majorité possèdent des bâches fixées sur les deux côtés de l’embarcation. D’immenses épuisettes sont posées sur les ponts alors qu’un balancier attaché solidement prolonge les barques permettant une meilleure stabilité. Fixées sommairement au bout d’un morceau de bois rafistolé avec du gros scotch, des lampes sont orientées vers l’eau permettant la pêche de nuit ou durant le crépuscule.

C’est vraiment le coin parfait. Depuis le bout du ponton, l’eau transparente dans laquelle se reflètent les sommets verts, donne à cette minuscule plage des airs antillais. Personne ne se baigne et seuls quelques villageois sont assis sur des rochers et profitent des rayons du soleil déclinant. Comme d’habitude, ils me saluent lorsque je débarque et sortent quelques mots en anglais pour initier une conversation. Je serais bien resté plus longtemps ici sur cet enchainement de planches de bois soigneusement alignées, mais cet amour pontonique prend fin au profit d’un point de vue en hauteur pour assister au coucher du soleil. Avec une confiance en ma conduite boostée, je démarre et suis la courbe qui se referme rapidement pour devenir un virage plus serré.

Je ralentis suffisamment pour le prendre calmement mais remets les gaz trop fortement en sortie. Je n’avais pas remarqué le sable sur les bords des dalles. Cette soudaine accélération provoque la glissade de la roue arrière qui me déséquilibre aussi rapidement qu’un taureau dans une compétition de rodéo. Heureusement, le scooter glisse dans l’herbe sur le côté. Seul le rétro gauche touche légèrement le sol. À peine par terre, un des jeunes assis près de la plage arrive en courant et m’aide à relever le scooter avant de tordre la tige du rétroviseur pour le remettre dans le bon axe. Vu que je n’ai rien, sourire aux lèvres il me répète à plusieurs reprises « Calm man, calm » en mimant la poignée des gaz. Ça m’apprendra à partir en accélérant comme un abruti. Ça aurait pu être plus grave car ici le casque est optionnel et personne n’en porte. Cet avertissement va me ramener sur terre. Vraisemblablement, ma carrière de pilote de course en moto vient de prendre un sacré plomb dans l’aile, moins de trois heures après avoir commencé.

Un point de vue incontournable pour voir le coucher de soleil se trouve au sommet de Bukit Love, la « colline de l’amour ». Un nom niais pour un panorama sur le littoral et l’ouest de l’île à tomber. Il faut payer pour pouvoir garer son scooter avant de monter les marches menant aux terrasses des bars installés en ce lieu privilégié. Je retrouve des Allemands rencontrés dans le ferry, attablés autour d’une bière. Le soleil décroit rapidement et les teintes varient passant de l’orange à des nuances plus douces tendant vers le rose. Je rentre rapidement avant que la nuit ne devienne complétement noire, n’étant plus aussi sûr de moi derrière le guidon. C’est quand même idiot qu’une chute aussi bête me fasse devenir un vrai froussard. J’arrive sans encombre dans le village où je me rends dans une pharmacie pour désinfecter la plaie.

Tôt le matin, je file au port. La vue sur le village est sympa. Au premier plan, les bateaux sont alignés et contrastent avec le minaret s’élevant devant les sommets du centre de l’île. Certains bateaux sont effilés prenant l’allure d’une lance. Des cris et chants repris en cœur proviennent du terrain de foot. Des jeunes, filles et garçons séparés, d’une quinzaine d’années marchent au pas et reprennent ce qu’un adulte hurle à intervalles réguliers. C’est un soldat, vêtu de toute la panoplie réglementaire aux motifs camouflages tirant vers le foncé. Une casquette est vissée sur sa tête plongeant son visage dans l’ombre. Il n’a pas l’air de plaisanter et gare à celui qui ne marcherait pas au bon rythme. Ses passe-temps préférés semblent être donner des ordres et réprimander des gamins. Malgré ça, lorsqu’il me remarque, il me salue d’un geste de la main aussi rapide que rigide avant de retourner donner d’autres directives à ses troupes.

Direction l’est de l’île jusqu’à la plage de Pantai Bobby. Dès la sortie de la ville, la végétation gagne en densité alors que les montées et descentes s’enchaînent. En haut, un petit dégagement permet de s’arrêter et offre un point de vue où les collines, le bleu de la mer et le vert des forêts s’entremêlent. La plage où je me rends est visible en contrebas lovée dans une baie. Là-bas, je retrouve les Allemands. Tuba et masque sur le visage, je me prépare à repartir à l’assaut des coraux pour y dénicher quelques poissons. Avec la barrière de corail qui borde la plage, il faut marcher un moment pour avoir suffisamment de fond et nager sans heurter les rochers. Au bout d’une centaine de mètres, un occupant des lieux s’offusque de ma présence et me le fait vigoureusement savoir pour me forcer à déguerpir. Non il ne s’agit pas d’un vieil homme aigri ou d’un misanthrope convaincu, mais d’une mouette qui m’a pris en grippe et chercher à me faire partir par tous les moyens. Elle pousse d’abord des cris aigus et, voyant leurs inefficacités, plonge en piqué avant de se redresser au dernier moment pour passer à seulement quelques centimètres de ma tête. Je ne sais pas ce qui lui prend mais j’imagine qu’elle voit en moi un voleur de poisson et ne se révèle pas spécialement partageuse. C’est la première fois que je fuis devant une bestiole à plumes et je progresse sous l’eau pour éviter les plongeons du volatile complétement givré !

Je croise un Espagnol qui revient de sa plongée et me montre vaguement de la main une zone où l’on peut voir des poissons-clowns. Une fois sous l’eau, pas facile de savoir de quel massif il parle et je me dirige à l’aveugle dans cette direction. Je croise plusieurs espèces de poissons colorés et d’autres arborant des bandes sur les flancs. J’ai l’impression de nager dans un aquarium tellement ça pullule autour de moi. Les coraux sont visiblement en bien meilleure forme que ceux d’hier. Je vois l’Espagnol se faire lui aussi attaquer par la mouette ravagée. Me voilà rassuré, ce n’était donc pas personnel ! Je profite encore un long moment dans cette eau chaude sans me lasser de cet univers. Pour regagner la plage, je dois repasser en territoire ennemi. Au premier plongeon, pour l’effrayer, je me saisis du tuba et donne un puissant coup dans les airs ne passant qu’à quelques centimètres de ses ailes. Ça fonctionne et elle me laisse tranquille, utilisant seulement ses cris stridents pour tenter de me faire fuir. J’arrive sur le sable fatigué et avec le crâne non picoré.

L’eau n’est pas transparente mais tire vers le gris alors que plus loin, différentes nuances apparaissent, d’abord bleu turquoise là où se trouvent les coraux avant de virer au bleu foncé traduisant une plus grande profondeur. Après une deuxième séance sous-marine, je lève l’ancre pour me rendre tout au nord de l’île. Je repasse par le village avant de continuer toujours tout droit sur l’unique route. Je roule jusqu’à longer le petit aéroport. La piste est parfaitement entretenue même s’il ne semble n’y avoir qu’un ou deux vols par semaines. Je roule sans but, me baladant simplement en profitant des paysages et m’arrêtant de temps en temps pour acheter de quoi boire ou grignoter dans des petites cabanes sur le bord de la route. Les chemins sont étroits et ressemblent davantage à des allées entourées de cocotiers qu’à des routes. S’il y en a tant ici c’est parce que lorsque l’île était sous domination britannique, elle servait de bagne. Une fois les Anglais déboutés, les prisonniers ne voulurent pas partir et s’installèrent ici en se spécialisant dans la culture de cocotiers.

Je me perds au hasard des virages, intersections et chemins parfois goudronnés, parfois ressemblant à une simple piste en terre. J’occupe une bonne partie de mon après-midi jusqu’à tomber sur un panneau où le mot « Pantai » en majuscules est inscrit en rouge vif. Vu l’état du chemin, il ne doit pas avoir foule sur cette plage. Pourtant, je rattrape un autre scooter avec un couple d’Européens dessus. Le chemin devient difficilement praticable et ils font rapidement demi-tour, non sans mal. Je continue, bien décidé à arriver sur cette plage cachée. Étonnamment, alors que la majorité du revêtement était manquant, les cent derniers mètres sont parfaitement goudronnés et débouchent sur une jetée flambant neuve. Seuls quelques ouvriers faisant une sieste à l’ombre d’un arbre avant de reprendre le travail sont présents.

Au détour d’un virage, je passe devant un terrain de foot où, bien que les filets semblent neufs, il est difficile de jouer. Un manège pour enfants trône au milieu du terrain déserté. Plus loin, des rangées de palmiers bordent des champs partiellement inondés où seules quelques toiles blanches en tissu sont accrochées à des poteaux et sont chahutées par le vent. Ces rizières sont laissées à l’abandon jusqu’au retour de la saison humide où elles seront de nouveau exploitées. L’imposante montagne en arrière-plan, le Bukit Bendera, est le point culminant de l’île.

Alors que le soleil décline et que la plage se remplit peu à peu, je pars au port pour assister au coucher de soleil. J’en profite pour acheter mon billet de fast boat. Le prochain départ est demain à midi alors que le suivant ne sera que dans trois jours. Le snorkeling c’est sympa mais ce n’est pas non plus ma passion. En avoir fait pendant deux jours, plus une dernière sortie prévue demain matin, me suffit amplement. Je prends mon billet auprès d’un vendeur aussi aimable qu’un vigile de boîte de nuit. Incapable de décrocher le moindre mot, le seul son provenant de sa bouche est un « what ? » sec et peu avenant. Après tout, c’est rassurant de voir que dans un pays avec autant de personnes sympas, on tombe quand même sur des personnes bien plus froides et mal aimables.

Après une dernière plongée, je file récupérer mes affaires et gare le scooter sur le port. Je laisse les clés à la vue de tous dans la petite encoche située sous le guidon. Vu la taille de l’île, si quelqu’un vole le scooter, il risque d’être rapidement repéré mais il n’empêche que cette confiance est plus qu’enviable. La petite éraflure sur le rétroviseur ne se voit presque pas et Ann m’a confié que de toute façon en Indonésie, si on regarde de près les scooters, il est très rare d’en trouver un intact. Et il a totalement raison !

Malgré les difficultés pour y accéder et son écart relatif par rapport à la « route touristique » de Java plus au sud, passer quelques jours relaxants ici vaut clairement la peine. Le retour est bien plus rapide que l’aller et ne prend que deux heures pour rallier Jepara. Plus rapide signifie aussi prendre les vagues plus violemment. Le voyage est bien plus dynamique et le nombre de personnes se sentant mal grandit exponentiellement de minute en minute. Je n’ai pas l’impression que les vagues déséquilibrent tant que ça le bateau.

Aller, on se retrouve deux ans plus tard pour la suite de la traversée de Java en direction de l'Ouest !

12

De retour à Wonosobo où une fête bat son plein en ville et une estrade occupe le centre de l’immense place principale. Des militaires et des policiers sont répartis tout autour et sont régulièrement appelés à monter sur scène. Le soir, je me trouve un truc à manger au calme mais des coupures de courant plonge le quartier dans le noir total. Par contre, aucun problème pour les militaires qui ne sont pas touchés par ces problèmes alors que ma chambre est plongée dans la pénombre. Préférence envers eux ? Absolument oui !

Il est 6h lorsque je me réveille. Un rapide coup d’œil par la fenêtre me fait renoncer au Sindoro. Le volcan n’est plus visible et est remplacé par une masse de nuages. Il y a plus de chances que le temps ne s’améliore pas que l’inverse alors je jette l’éponge, pas envie de me taper plus de quatre heures de montée pour ne rien voir. J’en profite pour me recoucher avant de partir vers l’Ouest en suivant l’une des routes principales qui traversent Java. L’objectif du jour est Tasikmalaya, mais il y a plus de 250 kilomètres et, en scooter, c’est bien trop long. Je n’ai aucune envie de passer ma journée assis et mal installé au milieu de la circulation et je décide de m’arrêter pour la nuit à Purwokerto à 90 kilomètres seulement. Avec deux heures de route, je devrais arriver en début d’après-midi et pouvoir profiter de la fin de journée pour me balader dans la région.

Je fais plusieurs arrêts sur la route pour prendre des photos, repositionner et rattacher mon sac qui se balance à l’arrière. Il y a des oiseaux partout, surtout des martins-chasseurs qui, perchés sur les fils électriques, sont à la recherche de lézards. J’essaye d’en prendre un en photo mais il prend peur et s’envole plus loin dans les rizières pour se poser sur un panneau. J’abandonne le scooter et traverse plusieurs parcelles partiellement inondées. Je suis comme un lion dans la savane me rapprochant furtivement de lui le plus possible. Plutôt un vieux lion fatigué parce que le résultat est plus que discutable. Un homme fait demi-tour sur la route et vient à ma rencontre. Je ne sais pas trop ce qu’il veut, peut-être juste que je dégage de son champ. Je ne comprends pas tout mais il parle beaucoup et surtout très longtemps, sans aucune pause pour reprendre son souffle. Très avenant, il cherche dans les hautes herbes des bestioles à me montrer. Je ne sais pas où il allait mais quand il m’a vu, il s’est naturellement arrêté pour savoir si j’avais un problème. Notre conversation ressemble à celle de deux aliens venant de se rencontrer. On ne se comprend pas mais on a envie de parler !

À Purwokerto, je suis accueilli dans la guesthouse par des beignets frits à la mangue. Dubitatif au début, c’est l’un des meilleurs trucs que j’ai mangé depuis mon arrivée. Le propriétaire me conseille sur les endroits à voir pas très loin de la ville. Au nord, se trouve le Slamet, un géant recouvert d’une jungle aussi dense qu’humide. De ses pentes, s’écoulent de nombreuses cascades cachées des regards. Même si actuellement ce n’est pas la saison humide, il m’assure qu’elles ne connaissent jamais la sécheresse. Premier stop, les chutes de Jenggala où seuls deux autres scooters sont garés sous l’abri en bambou secoué àla moindre rafale de vent. Il n’y a que des Indonésiens dans la vingtaine et les plateformes qui surplombent les chutes d’eau sont désertes. Ce n’est pas une cascade mais trois qui dévalent la paroi verticale recouverte de végétation avant de finir dans un bassin qui se transforme en ruisseau. Des gens se baignent et lorsque je touche l’eau à mon tour, je sais en une fraction de seconde que ça ne sera pas mon cas !

Un panneau indique une autre cascade mais il faut marcher deux heures dans la jungle pour y arriver. Pas très convaincu, la pluie commence à tomber douchant par la même occasion la forêt vierge et les dernières onces de ma motivation. J’ai repéré une autre chute, Curug Gomblang, à une demi-heure de route. Évidemment, je me perds en suivant mon GPS qui me fait passer dans un village où la chaussée semble avoir essuyé une pluie d’obus, alors qu’une route passe à quelques dizaines de mètres. Tout ce détour pour gagner 40 secondes au final… Une barrière bloque l’entrée dans le parc alors qu’il n’est que 16h. Un homme essaye de m’expliquer pourquoi c’est fermé. Malgré ses efforts, je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Il n’y a que deux kilomètres jusqu’à un parking d’où part un chemin pour rejoindre la cascade en moins de dix minutes. Un deuxième homme, Jaka, me dit qu’à cette heure-ci, c’est fermé car des animaux dangereux, comme des panthères, vivent dans la zone. Il me prend pour un idiot ou quoi ? Devant mon air dubitatif, il me dit qu’il peut m’accompagner mais me demande quelques euros. Très bien, ça a l’air honnête. Mon escorte sécuritaire ne part sans rien, alors pas sûr que si une panthère se pointe, il puisse nous défendre correctement. Il n’aurait pas confondu panthère et chat domestique ?

Il roule comme un fou sur cette route pas terrible. Sur son vieux scooter usé par les années, lui s’en fiche mais moi j’ai une caution sur le mien. La cascade est totalement différente de Jenggala. Bien plus haute, une cinquantaine de mètres, elle se jette elle aussi dans un bassin dans un bruit assourdissant. Il me dit que je peux aller me baigner mais après avoir de nouveau toucher l’eau, c’est un non catégorique qui sort spontanément de ma bouche.

On passe de rocher en rocher, lui avec une agilité déconcertante, moi avec la rigidité d’un bout de bois. Sur ce sol humide, je fais très attention parce qu’avec mon appareil autour du cou, si je glisse, au mieux je finis dans l’eau, au pire je l’éclate. Être vigilant ne m’empêche pas de me faire une frayeur mais j’arrive miraculeusement à me rattraper lorsque le rocher, ayant l’air stable, bouge sous mon pied. Après un selfie pour montrer à son fils la rencontre avec le bulé, on remonte par un autre chemin. Des cabanes accueillent des campeurs les week-ends. « Mais si on peut camper, c’est qu’il n’y a pas de problèmes avec les animaux dangereux ? ». Ma question restera sans réponse. Plus tard dans la soirée, j’ai cherché sur internet et effectivement, il y a une petite population de panthères dans cette forêt plutôt vierge. Faut quand même être sacrément (mal)chanceux pour réussir à en apercevoir une !

En parlant d’animaux dangereux, en remontant au scooter, Jaka pousse un hurlement de surprise. Un long et gros serpent brun traverse le sentier à quelques mètres de nous. Je n’ai pas vu sa tête, mais vu la réaction de mon compagnon de marche, j’imagine que ça peut-être un dangereux. Peut-être que le serpent a eu peur mais bien moins que moi quand je l’ai entendu crier. Il pense que c’est un serpent commun qui est venimeux mais pas suffisamment pour mettre en danger la vie d’un homme. Au final, même si j’étais sceptique, l’endroit a quand même tenu toutes ses promesses. Je rentre sous les averses intenses se déversant des nuages noirs ultra menaçants. Globalement, dans cette région centrale aux reliefs prononcés, il risque de pleuvoir beaucoup en fin d’après-midi et dans la soirée.

Dès le lendemain, départ matinal pour Tasikmalaya à plus de 200 kilomètres donc entre 4 et 5 heures de route. En chemin, je fais un détour pour voir une troisième chute d’eau. Vu la région, c’est le moment de faire une overdose de cascades. Même si c'est un peu redondant, je ne m’en lasse pas. Je voulais aller à Curug Putri, une cascade qui s’écoule au milieu d’orgues basaltiques mais ça me rajoute deux heures de route. J’opte alors pour celle de Cipendok, limitant le détour par rapport à la route principale. Je m'enfonce à travers les rizières avant de pénétrer de nouveau dans la jungle. Depuis le parking gardé, je marche quinze minutes. Il fait tellement chaud, bien plus qu’hier, et en un clin d’œil, je suis dégoulinant. L’humidité m’enveloppe et me colle comme si c'était ma seconde peau. La succession de petites montées n’arrangent rien. Je pense toujours au serpent de la veille et, Jaka m’ayant dit qu’il y avait aussi des cobras dans la région, je fais attention où je mets les pieds surtout qu’il y a énormément de pierres et de troncs sur le chemin. Depuis un mirador construit dans la jungle, la cascade apparaît comme un fin filet d’eau perdu au milieu de l’océan de verdure. Plus haute qu’hier, environ 90 mètres, son débit est aussi moins important. Elle occupe le centre d’un cirque rocheux dont les parois sont entièrement recouvertes par la végétation. Des trois, c’est ici que l’impression d’être perdu au milieu de la jungle se fait le plus sentir.


Je ne suis pas seul, une classe de l’université locale occupe les rochers en aval de la chute d’eau. Ce n’est qu’une question de minutes avant que la séance de selfie ne débute. L’eau est toujours froide. Quand je repars, la nuée m’entoure et les téléphones sortent à l’unisson. C’est long parce que tout le monde veut sa photo et je me rends compte à quel point l’humidité et la transpiration m’ont attaqué. C’est l’enfer sur mon visage. Je ne ressemble à rien alors que tous, y compris les femmes voilées, semblent parfaitement propres. C’est extrêmement injuste comme situation et surtout peu flatteur. Ça serait quand même cool que mes glandes sudoripares prennent un peu de vacances. Heureusement, je finis par croiser un Indonésien dans le même état que moi. J’aimerai le prendre dans mes bras en guise de solidarité mais pas question, il est bien trop poisseux !

J’enchaîne trois heures de route avant de m’arrêter sur les hauteurs des rizières. Je remarque alors une grosse araignée qui a tissé sa toile entre deux poteaux en bois. Je la mitraille sous tous les angles. Il manque deux pattes à cette Nephilia, espèce emblématique des tropiques. Les travailleurs dans les champs en contrebas m’observent, se demandant surement pourquoi je passe mon temps à prendre en photo le ciel. Je suis l’objet de leur pause et j’entends à plusieurs reprises leurs rires.

Plus je me dirige vers l’ouest, plus le trafic est important, surtout les camions qui empruntent tous cette route. En termes de respiration, oui je me répète, c’est l’enfer et je tousse de plus fort en roulant comme au repos. Je suis partagé entre ne pas du tout avoir envie de poser le scooter dans quelques jours et dégager d’ici rapidement parce que je ne pourrais pas conduire indéfiniment dans cet environnement. Reste la troisième option, j'accepte alors de tousser jusqu’à m’arracher les bronches pendant des semaines. Comment font les gens ici ?

Tasikmalaya est une ville affreusement moche. Pas plus que les autres en soit mais les bâtiments ont tous l’air plus sales les uns que les autres et sont vieillissants. Pour ne rien arranger, les rues et le bord des rivières sont particulièrement polluées. Après une journée de route, le coup de cœur n’est pas présent. Mis à part Yogyakarta et Wonosobo qui était quand même très agréable et aérée, ce n’est pas un pays pour les amateurs de villes. L’hôtel où j’ai réservé ne rattrape pas cette sensation, au contraire même. Les employés sont très sympas, mais j’ai l’impression d’avoir mis les pieds dans une caserne de l’armée. Des photos du patron avec des officiels en uniforme recouvrent les murs dans des cadres jaunis par les années. Un uniforme couvert de poussière trône dans un coin. Si tu aimes les flics et les types en treillis camouflage, alors c’est ici qu’il faut passer sa lune de miel, sinon c’est juste oppressant. Je trouve un resto japonais dans un centre commercial et passe une soirée tranquille où je récupère de cette longue journée. Demain, c’est le Galunggung, l’attraction du coin, qui est au programme.

13

Il fait encore nuit quand j’enfourche mon scooter. Malgré l’heure très matinale les rues sont déjà animées par le passage régulier des deux roues. Direction l’imposant et immanquable relief de la région. Alors que la lumière commence à inonder la campagne, de nombreux jeunes écoliers en uniforme marchent sur le bord de la route en petits groupes épars. Plus les minutes passent, plus le soleil gagne de la hauteur et l’atmosphère matinale se réchauffe. Les timides nuages déjà présents se dispersent sous l’assaut des rayons qu’ils reçoivent. Depuis la route, j’arrive à apercevoir la crête du volcan. Même si elle est dégagée, je ne dois pas traîner parce qu’une arrivée massive de nuages n’est pas à exclure.

Au milieu des rizières, la route se rétrécit pour enfin s’élever. C’est la seule qui mène au volcan et un péage marque l’entrée du parc. Le chemin se scinde en deux pour mener à chacune des extrémités de la crête. En bas d’un imposant escalier difficile à rater, de petits stands s’alignent au bord du parking. Ils sont pour la plupart fermés attendant les heures propices à l’arrivée des touristes. Pour le moment, je suis le seul à déambuler sur cette colline battue par les vents. Je préfère suivre un chemin sablonneux noir comme la nuit, presque aussi abrupt que l’escalier. Les traces sur le sol laissent penser que des ojeks l’empruntent pour monter les visiteurs qui ne peuvent ou n’ont pas l’envie de se taper une succession sans fin de marches. Je suis l’unique bipède à emprunter ce sentier timidement tracé au milieu de la végétation abritant de nombreuses fougères arborescentes. La montée n’est pas difficile, à peine 150 mètres de dénivelé et en moins de vingt minutes, je déambule sur la crête.

Il n’y a pas un nuage qui traine au-dessus du cratère. J’emploie ce terme mais, vu sa taille et surtout les parois pratiquement verticales, c’est plutôt une caldeira qui trône au centre du massif. J’apprécie pleinement cette visibilité parfaite étant donné que c’est l’un des endroits que j’avais le plus envie de découvrir lors de cette escapade indonésienne. Tasikmalaya apparaît au loin et je suis surpris de voir que cette région n’est pas si peuplée. Malgré de nombreux villages, elle s’apparente à un océan de verdure qui s’étale à perte de vue au pied du volcan. Il y a énormément de collines recouvertes de végétation donnant à cette plaine un profil aussi vallonné qu’insoupçonné. Elles se sont toutes formées il y a 4 200 ans lors d’une éruption colossale estimée à 5 sur l’échelle d’explosivité volcanique comprenant huit niveaux. Les collines sont en réalité des monticules, aussi appelés hummocks, formés par les débris d’avalanche lors de l’effondrement du flanc ayant donné naissance à la caldeira.

Cette dernière est occupée par un cratère profond de 300 mètres. La vue sur ce dernier est incroyable. Même si son diamètre est modeste, il donne une impression d’immensité. La végétation recouvre les parois à l’exception d’un pan sombre et brunâtre, témoin des lahars qui se sont déversés dans ce gigantesque trou en emportant tout sur leur passage. Le fond du cratère est occupé en partie par un lac en forme de demi-lune alors que la boue durcie recouvre le reste. La couleur verdâtre de l’eau stagnante s’illumine quand les rayons du soleil frappent sa surface.

Quatre jeunes ont passé la nuit au camp situé à quelques dizaines mètres du rebord et, à part les bruits des oiseaux, c’est la seule présence animale que j’ai croisée depuis mon arrivée. L’endroit est reposant mais ce calme apparent ne doit pas occulter que ce volcan est toujours actif et surtout étroitement surveillé. En 1983, sa dernière éruption a marqué les esprits avec des émanations de lave mais surtout de puissantes explosions pliniennes relâchant dans l’atmosphère des nuages de cendres de plusieurs kilomètres de hauteur. Un dôme d’une lave visqueuse accumulée et refroidie s’était mis en place dans le cratère après une phase éruptive en 1918. Des décennies plus tard, sous l’effet de la pression, c’est lui qui explosera provoquant l’apparition de colonnes éruptives et surtout de nombreuses nuées ardentes qui feront une soixantaine de morts et plus de 65 000 évacués. Malgré ces chiffres, c’est surtout une anecdote particulièrement rare qui donna à ce volcan une certaine notoriété. Lors de cette éruption, deux avions de ligne passèrent de nuit dans les cendres et l’ensemble de leurs moteurs s’arrêtèrent. Sans moyen de les détecter, les cendres endommagèrent les turbines et les avions perdirent de l'altitude. Malgré de nombreuses tentatives, l’un d’eux chuta de 7 500 mètres avant que l’équipage ne réussisse à redémarrer les réacteurs et de se poser en urgence à Jakarta.

Je continue le long du cratère mais impossible de descendre au fond comme je l’espérais. Les escaliers sont barricadés et des pictogrammes rappelant les différents dangers du lieu sont apposés sur une pancarte où apparaît le mot « Closed » partiellement effacé. Même chose pour le sentier où des barrières condamnent la progression. Je reste alors là, sans rien faire à part profiter du paysage, au sommet d’une ancienne construction en béton subissant les assauts du temps. Quand je repars, je croise un couple en moto. Des sacs plastiques pendent du guidon et le conducteur en serrent plusieurs autres entre ses jambes. Sa compagne à l’arrière porte à bout de bras une multitude de poches prêtes à craquer. Ils arrivent pour ouvrir un des stands construits sur le bord du cratère. On échange quelques mots mais je ne comprends absolument rien. Toutes les paroles qui sortent de leurs bouches sont incompréhensibles. Pour moi, c’est du javanais ! Ah mais oui…

Les nuages se rapprochent et s’installent sur les hauteurs en cachant le panorama. Il n’est même pas 7h30 et déjà le volcan semble vouloir se retirer à la vue de tous. Je pense à ce couple qui vient de s’installer et se prépare à passer une journée froide et brumeuse dans l’attente d’hypothétiques visiteurs. Ce n’est pas une zone plébiscitée par les touristes étrangers, je n’en ai d’ailleurs croisé qu’une poignée depuis Yogyakarta, mais il y a quand même un tourisme local très important. En bas des marches, les nuages englobent le sommet le faisant disparaître certainement pour aujourd'hui. Malgré un réveil bien trop matinal, aucun regret de m’être levé si tôt.

Il n’est que 8h et je ne sais pas quoi faire. Plus à l’ouest, le Papandayan, un autre volcan suscite mon intérêt. Il ne possède pas de cratère en tant que tel mais un de ses flancs accueille des eaux chaudes et soufrées ainsi que de nombreuses fumerolles. Après renseignements, j’ai compris que l’entrée à un euro n’était valable que pour les locaux et qu’il allait falloir débourser plus de 15 € pour ma part. Ce n’est pas cher mais cette différence de traitement me fait toujours autant vriller surtout quand on voit l’état de certains parcs où les déchets s’accumulent anarchiquement. Tant pis, je n’irai pas. Passant par un autre chemin pour rentrer à l’hôtel, les routes que j’emprunte s’enfoncent entre rizières et villages en contournant les nombreuses collines. Au loin, le volcan a maintenant totalement disparu et une immense masse blanche l’a remplacée. Un panneau indiquant une cascade attire mon attention. Je n’en attends rien, surtout après celles visitées ces derniers jours. En me garant dans une forêt, l’homme qui surveillera mon scooter apparaît et me tend un ticket.

Avant de s’éloigner, il me tend un bâton. Peut-être que ma démarche lui rappelle celle d’un vieillard ? Devant mon regard interloqué, il me mime un singe. Apparemment dans le coin, les macaques sont particulièrement azimutés. Moins de 200 mètres après le parking, un gang pas spécialement amical m’attend de pied ferme. C’est comme un péage sauf que les locataires du lieu exigent de la nourriture. Le plus teigneux me montre les crocs pour me faire comprendre que ce n’est pas un déconneur. Malgré leur taille modeste, ils sont plutôt intimidants. Je n’ai pas de craintes pour ma santé physique mais je n’ai pas envie de me faire mordre et recevoir des injections contre la rage. Non non, je préfère attendre le Sri Lanka pour connaître ce bonheur ! Bâton en main, je tape un grand coup sur le sol. Courageux mais pas téméraires, ils décampent tous sans pour autant trop s’éloigner. Ils me suivent quand même du regard mais gardent leurs distances. Avec mon Excalibur en bois, c’est maintenant moi le roi !

Je garde quand même le bâton au cas où le gros de la troupe m’attend peu après. Finalement rien même si j’entends des bruits lointains. J’arrive au pied des deux cascades d’une dizaine de mètres. Deux maigres filets d'eau tombent pour former un ruisseau qui serpente dans la jungle. C’est sympa mais il n’y a rien d’incroyable ici. Je profite du calme et de la température plus chaude pour prendre mon petit déjeuner en surveillant bien les environs : avec l’appel de la nourriture, les cris semblent se rapprocher. Au retour, je recroise les terreurs, visiblement atteints de démence, car ils recommencent le même cinéma. Un coup de bâton plus tard et la voie est de nouveau libre.

Après un passage express à l’hôtel, je repars sans savoir où dormir mais je mets le cap sur la ville de Garut en faisant un détour par le Talaga Bodas, un lac de cratère volcanique qui a l’air sympa avec son eau laiteuse. Je n'ai pas spécialement envie d'y aller mais au moins ça va occuper mon après-midi. Il n’est qu’à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau, mais il faut contourner tout le massif pour l’atteindre en environ deux heures. Je quitte cette caserne militaire que, malgré la gentillesse du personnel, je trouve glauque à souhait. Inutile de le préciser mais, comme souvent, ma chambre était basique, austère mais convenable vu le prix.

La route principale est quasi neuve. Bizarrement, il n’y a pas trop de trafic et je deviens enthousiaste à l’idée d’arriver plus vite que prévu. L’illusion est parfaite et, alors que tous les voyants sont au vert, le GPS me fait m’enfoncer dans la montagne sur des routes plus modestes. Ça monte fort et elles se rétrécissent de plus en plus. Le revêtement commence à partir et des trous apparaissent. Pour l’instant, je peux slalomer sans ralentir mais je commence à comprendre que je file tout droit dans un traquenard. La route disparaît et laisse place à une piste cabossée aussi chiante que pourrie. Les amortisseurs de mon scooter, tout comme mes vertèbres, sont martyrisés par les chocs répétés. Même si ça ne dure pas très longtemps, je roule au pas. Comparée à certaines routes sur Florès, celle-ci n’est pas affreuse, mais je suis quand même contraint d’avancer à un rythme d’escargot si je veux préserver ma colonne vertébrale et la mécanique de mon bolide. Depuis quelques kilomètres, un pipeline de de la société nationale gazière longe la route. Comme je me dirige vers un lac avec des fumerolles, j’ai la certitude d’être malgré tout sur le bon chemin. Mais non, la piste disparaît au milieu des hautes herbes. Pas question que je m'aventure là-dedans. J’ai confiance en moi mais là ça me paraît plus risqué que raisonnable et me reviennent en mémoire, les souvenirs lorsque j’étais perdu sur les pistes au milieu de Lembata l’année dernière.

Je dois retrouver le chemin vers Garut et de là, prendre une route menant au lac. Il y a des croisements partout. Je me perds et fais demi-tour de nombreuses fois. Quand je croise quelqu’un, je lui demande ma direction mais ce n’est jamais la bonne. Finalement, par miracle, j’aperçois une route bitumée que je m’empresse de suivre. Après plusieurs kilomètres, j’atteins l’avenue principale traversant la ville et la quitte seulement lorsqu’un panneau indiquant le lac apparaît. Seuls les deux derniers kilomètres sont pénibles mais en évitant de rouler sur les grosses pierres, j’arrive à ne pas valdinguer de ma selle.

Un type arrive tranquillement me faire payer… quinze fois le prix demandé pour un local, sans compter le scooter. Sur une semaine, les étrangers venant ici doivent se compter sur les doigts de la main mais non, il y a encore et toujours ce racket organisé. En plus ce lac, je n’ai pas envie de l'acheter, je veux juste le voir et me poser. Non seulement le principe me saoule mais en plus je me suis taper au final plus de trois heures de route pour arriver ici. Je tente de négocier mais le gars ne lâche rien et me dit, avec une gestuelle véhémente, de déguerpir. Fin de l’interaction et le voilà reparti à l’ombre de sa cabane attendant le prochain pigeon à plumer ! Il pense que je suis une pince qui ne veut pas lâcher son argent alors que moi je pense que c’est un escroc qui gonfle les prix. On est sûrement dans le vrai tous les deux.

Vraiment au top cette journée ! Première fois où j’ai l’impression de n’avoir rien fait et juste perdu mon temps même. Heureusement qu’il y a eu le Galunggung ce matin. Finalement je me pose à Garut et pour sauver un peu les meubles, je me balade en ville. Les rues sont bondées, des câbles électriques s’emmêlent en côtoyant des panneaux publicitaires géants installés absolument partout. Bref, même si c’est mieux qu’hier, ça reste une ville très moche. Par contre, elle est encerclée par quatre volcans. Avec le coucher de soleil, ils embellissent les lieux, en particulier le Cikuray avec sa forme pyramidale presque parfaite.

Quand je me réveille, aucune idée d’où je vais. J’ai sélectionné plusieurs endroits mais j’aviserai au cours de la journée. La ville est entourée de rizières qui s’étalent au pied du Cikuray encore plus photogénique que la veille. Je suis accosté par plusieurs personnes vendant des fruits. Un homme descend de son scooter pour me dire bonjour, mais reste plusieurs minutes silencieux en me fixant alors que je profite du paysage. Dès que je lui pose une question, il acquiesce, sourit et rien d’autre. De mon côté, le malaise est palpable. Au fond, le Papandayan s’élève au-dessus des villages clairsemés au sein de cette grande plaine toute verte. J’ai repéré une rando pour rejoindre un point de vue sur les flancs du Guntur, un volcan plus modeste au sud de la ville. Sur la route menant au point de départ, des gardes m’arrêtent et me disent que l’accès m’est interdit sans que j’en comprenne la raison et leurs explications. Encore ce fameux javanais… Ils m’indiquent une autre route à suivre qui finalement ne donnera rien. J’ai l’impression d’être sur la même lancée que la veille : l’échec me pend au nez.

Une route aussi neuve que déserte longe le Guntur dénué de végétation. Une multitude de petits sommets forment une muraille naturelle cachant en son sein plusieurs cratères. Jusqu’à Bandung, c’est plutôt tranquille. Mise à part quelques chauffeurs aux dépassements audacieux, le trajet est agréable et me fait traverser un haut plateau. Les montées et descentes se succèdent dans lesquelles je double des camions à l’agonie et les longues courbes me font ressentir une vraie sensation de vitesse. Sensation qui va disparaître instantanément à l’approche de Bandung. Pour la traverser, il va me falloir plus de deux heures. Je n’imagine même pas si j’étais en voiture ou dans un bus. Bien sûr, des alternatives existent mais en scooter, je ne peux pas prendre les voies rapides ou autoroutes et je suis obligé de suivre les avenues bondées. Je joue des coudes avec les centaines de scooters qui se massent devant des feux bien trop longs. Sans ombre, l’attente est éprouvante. Je reste le plus concentré possible pour ne pas toucher un autre deux-roues. Au démarrage, ça part dans toutes les directions et c’est la loi du plus fort, ou du moins de celui qui a le moins froid aux yeux.

Je fais une pause pour récupérer de cette traversée urbaine chaotique. J’ai deux options en tête : aller vers le nord jusqu’à Purwakarta et me rapprocher d’une région montagneuse unique sur Java ou bien prendre la direction du sud vers le Gunung Padang, un site archéologique mystérieux suscitant débats et controverses. La deuxième option est à moins d’une heure de route. Je m’extrais de la circulation infernale et me retrouve à traverser des villages reliés par des petites routes qui serpentant entre les reliefs. Bizarrement, alors que le site est touristiquement important, il n'est indiqué nulle part. Les routes se rétrécissent et je m'enfonce de plus en plus dans la montagne sans comprendre où mon GPS me guide. Finalement, je vois un minuscule panneau indiquant la route que je suis censé suivre. Cinq kilomètres plus loin, elle s’arrête nette. Je demande aux villageois et ils me montrent de la main un chemin impraticable. Je ne comprends pas où je suis et regarde de nouveau le GPS.

Il y a deux Gunung Padang et celui où je veux me rendre est à plusieurs heures de route de l'autre côté d'une chaîne de montagne. Merci à Maps d’avoir publié photos et avis sur la mauvaise localisation. Je comprends maintenant l’air éberlué des gens que j’ai croisés. Voir un bulé tourner en rond à la recherche d’un site lointain, il y a de quoi rester dubitatif ! Je suis dans la continuité de l’échec de la veille, mais celui-là est dure à avaler. Je m’en veux mais c’est Google qui prend sa dose d’insultes méritées. Dans un village, une branche ondule sur la route. Il me faut un court instant pour que je comprenne qu’un serpent d’un mètre cinquante traverse la chaussée. Avec ses écailles brunes et des stries noires, il s’immobilise alors que je freine à quelques mètres. Je sors rapidement l’appareil photo de ma sacoche et tente de prendre un cliché. Trop lent, il termine son chemin et se faufile dans le fossé voisin. La photo n’est pas probante mais c’est mieux que rien. Je me suis arrêté devant une maison et un homme vient à ma rencontre. Pensant que je suis tétanisé de peur, il me rassure et me dit que ce serpent est inoffensif et commun dans les rizières. Avec un air amusé, je lui montre mon appareil photo.

La route offre des vues sympas entre des paysages de rizières en terrasse côtoyant des sommets pyramidaux recouverts de végétation que je ne pensais pas du tout trouver ici. Je me retape les bouchons à l'approche de Bandung. Après cinq heures de route, je commence à fatiguer. Il fait très chaud et je tousse toujours autant. Alors que je me dégourdis les jambes sur le parking d’une supérette, un homme me demande de poser avec son fils. Avec ma casquette qui commence à dépérir à cause du soleil et de la sueur, mon tour de cou pour me protéger et une veste trouée, je ne suis pas dans les meilleures dispositions pour me faire tirer le portrait. Il m'invite à m’asseoir et il a l’air impressionné ou surpris d’apprendre que je traverse Java d’est en ouest. Soit il pense que je suis cool, soit cinglé. Comme beaucoup d’Indonésiens que j’ai croisés, on se quitte sur un « Hati-hati di jalan » traduction de « fais attention sur la route ». Ils ont tous déjà tous dû entendre une histoire de touristes s’éclatant par terre, et je peux confirmer personnellement que ce n’est pas une légende urbaine.

14

Bandung est une ville construite au milieu des plantations de thé et entourée de plusieurs volcans dangereusement actifs. Très réputée pour son architecture coloniale, c’est aussi une ville universitaire dynamique abritant de nombreux commerces renommés. Raison pour laquelle on la surnomme le « Paris indonésien ». Non non, inutile de chercher, ce n’est absolument pas parce que l’on trouve des gens qui courent et sont souvent pressés au point de ne jamais répondre, ceci n'étant réservé qu’au véritable Paris et non pas à sa copie exotique…

Je me rends au Tangkuban Parahu, un volcan juste nord de la ville. La route s’élève et bifurque avant d’atteindre la barrière marquant l’entrée du parc. L’entrée est chère. Il faut compter plus de 15 € pour un étranger contre 3 € pour un local. J’en ai de plus en plus marre de raquer systématiquement cinq fois plus alors je me permets de demander aux gardes pourquoi ce système est instauré dans le pays. « C’est normal que vous payiez plus car vous avez plus de moyens ». Jusqu’à là, l’argument se tient mais c’est la suite de la phrase qui va mettre le feu aux poudres et lancer les hostilités. « … et puis on a remarqué que vous abimez plus les chemins et la nature notamment avec vos déchets ». Là, s’en est trop et je leur rigole à la figure. Je leur montre des photos de paysages recevant peu d’étrangers où des amas de déchets sont nettement visibles. Que certains touristes soient crades et se contrefoutent de l’environnement, c’est une vérité mais qu’on me lance ça en pleine face alors qu’une partie non négligeable de ses compatriotes balancent leurs poubelles sans se soucier du lieu, me fait bondir.

La route serpente sur les pentes boisées de la montagne. Des macaques traversent la chaussée régulièrement sans crier gare pour aller fouiller et récupérer de quoi manger dans les nombreux déchets et emballages éparpillés au bord de la route. Sûrement encore un coup des touristes tous ces bas-côtés dégueulasses… Une barrière gardée bloque l’accès au sommet empêchant les véhicules non autorisés d’aller plus loin. Il n’y a que 200 mètres de dénivelé pour atteindre le bord du cratère. Je suis la route goudronnée y menant. C’est une marche relativement tranquille même si la chaleur et l’humidité ne rendent pas la tâche si plaisante. Dans un virage, un panneau penché montre le chemin d’évacuation à suivre au cas où. Il est immédiatement suivi d’un second informant de l’entrée dans la zone active du cratère. La première chose que je distingue sont les coupoles jaunes montées sur les tours bleues d’une mosquée. Un brouillard encercle l’endroit sans pour autant cacher complétement le paysage. Pour rajouter un peu de grisaille, un épais panache de fumée s’élève doucement vers le ciel depuis les crêtes.

Le Tangkuban Parahu s’est formé lorsque le Mont Sunda, un ancien volcan, rentra en éruption et s’effondra en formant une caldeira il y a environ 200 000 ans. Théâtre d’une trentaine d’éruptions lors des derniers millénaires, il est maintenant parsemé de 13 cratères parfois imbriqués les uns dans les autres. Le Kawah Ratu (cratère de la Reine), le plus grand, contient parfois un lac en son centre alors que de nombreux gaz s’y accumulent entrainant l’interdiction d’y descendre et d’y poser le moindre orteil. Dans plusieurs zones abritées du vent, la végétation a été détruite par les vapeurs toxiques stagnantes. L’une d’entre elles est d’ailleurs appelée « Death Valley ».

Des vendeurs ambulants sont assis derrière leurs stands ou poussent des chariots sur un grand parking servant aussi de parvis à la mosquée. Les vendeurs côtoient des guides et des hommes veillant au stationnement. Un chemin aménagé fait le tour du cratère. Était autrefois aménagé plutôt. En 2019, lorsque le volcan entra en éruption, des glissements de terrain emportèrent une portion à l’opposé du parking. C’est une belle preuve d’optimisme que de reconstruire des infrastructures risquant d’être détruites en un battement de cils dans un feu d’artifice volcanique. Je m’éloigne en suivant le chemin. Les nuages sont bas et les rayons du soleil ont beaucoup de mal à percer cette épaisse couche. Cette atmosphère plonge le paysage dans des nuances où seul le gris est visible comme si ici, le soleil n’existait pas. Pour accentuer ce paysage de désolation, le cratère rejette plusieurs colonnes de fumée qui parfois stagnent et remplissent l’immense cuvette. La vue est sensationnelle et les odeurs de soufre se font de plus en plus agressives à mesure que je longe les bords du cratère.

Des hommes sont assis sur les bancs présents aux différents points de vue. Certains travaillent à la rénovation des chemins et bâtiments en décrépitude. Les autres sont des guides/rabatteurs proposant d'aller dans un autre cratère. Marcher dans un cratère actif est toujours une expérience particulière, un mélange entre la sensation d’explorer une autre planète et parfois, comme ici, un business reluisant. Se cachant derrière la dangerosité des lieux, les guides sont obligatoires. Dans les faits, le chemin se faufile seulement entre quelques fumerolles. Mais bon, business is business. Même si le prix demandé après négociations me semble exagéré. Avant, je veux faire le tour du cratère. Un guide n’est pas de cet avis. Il tente de me convaincre que ça ne vaut pas le coup et veut partir immédiatement. Insistant toujours plus, il devient lourd et continue de me mettre la pression. Il finit même par m’agripper le bras pour m’entraîner dans l’autre direction. La décision devient alors facile à prendre et je m’écarte de manière autoritaire.

Des stands disséminés au bord du chemin vendent nourriture et bouteilles avant de disparaitre petit à petit. Je suis maintenant seul au monde. Personne ne vient aussi loin alors que les meilleurs points de vue se dévoilent. Entre les arbres, le lac gris remplissant une petite cuvette au centre du cratère est régulièrement masqué par les nuages s’accrochant de plus en plus aux reliefs. Sous les traces d’un éboulement, le chemin disparaît. Impossible de continuer, je fais demi-tour pour rentrer.


Les macaques occupent toujours certaines zones. Délaissant la chaussée, il est facile de les repérer dans les arbres. Je m’avance en lisière de forêt où un groupe de macaques crabiers se tient à dix mètres seulement. L’individu le plus âgé mène l’ensemble du groupe à la baguette. Les plus jeunes courent dans tous les sens utilisant les troncs et les branches pour gagner en vitesse. Leur agilité est déconcertante mais les chutes sont nombreuses. Les nouveau-nés agrippent leurs mères et pendent sous leurs ventres. Un juvénile au pelage plus foncé que les adultes me fixe de ses petits yeux sombres grands ouverts. Il ne détourne pas le regard une seule seconde. C’est avec son visage que l’on se rend compte à quel point on partage de nombreux caractères physiques avec eux. Je reste un moment recroquevillé sur moi-même et silencieux à les observer. Une sentinelle pousse alors des cris après m’avoir repéré. Le groupe entier détale rapidement dans toutes les directions alors que certains restent à distance pour me surveiller. Craintifs, ils reculent à chacun de mes pas avant de disparaître définitivement dans la végétation.

Dans le centre de Bandung, les gens sortent et les centres commerciaux, cafés et restaurants se remplissent peu à peu. Je trouve l’endroit parfait pour un Nasi Goreng où je regrette vite mon choix après avoir oublié de préciser « No Spicy ». Au Starbucks, après avoir vu mon nom se transformer subitement en Aldo, j’ai la surprise de trouver un croissant au beurre mais sans beurre… Enfin si, mais seulement un petit beurre (français !) à part qu’il faut étaler soit même à l'intérieur. Mais qui est donc à l’origine de cette hérésie totale ?

Pour changer un peu et parce que la fatigue se fait sentir, je pars à Ciwidey en minibus après avoir commander un grab pour qu'il me dépose au terminal. Un jeune me repère et m'invite à le suivre au pas de course. Il hurle un ordre à un autre garçon qui détale rapidement et stoppe un vieux van qui s’éloignait. Léger souci, il est plein et les marchandises s’entassent près de la porte coulissante. En moins de deux minutes, ils réarrangent les sacs pour dégager un espace. Ils installent alors un marchepied qu’ils calent vaguement entre un siège et la paroi intérieure. Sans dossier, cette planche de bois glisse à chaque accélération. Comme il n’y a pas de ceinture, si le freinage est trop brutal, je risque de me retrouver avec la tête dans la clim ou, au mieux, encastré dans le dossier éventré du siège devant moi.

En sortant de Bandung, on emprunte une voie rapide où le trafic est fluide. Il y a peu de vibrations et mon siège de fortune tient le choc. Pour le dernier tronçon, les montées et descentes se succèdent au gré des vallées et collines. Soudain, dans une montée et en plein virage, le moteur s’arrête. Malgré les nombreuses tentatives, impossible de redémarrer le tas de ferraille. Il bloque maintenant une des deux voies de circulation provoquant un dangereux ralentissement. Après avoir calé des pierres derrière les roues, le chauffeur s’éloigne en courant et disparaît dans le virage. Des vans quasi plein passent et certains s’engouffrent à l’intérieur pour s’éviter une attente qui s’annonce longue. Trente minutes plus tard, le chauffeur réapparaît avec une bouteille contenant un liquide verdâtre. C’était juste une panne d’essence…

Je peux profiter d’un vrai siège, pas super confortable mais qui a au moins l’avantage d’avoir un dossier. À Ciwidey, la capitale de la fraise, des stands proposent tous les 30 mètres des barquettes. Le Kawah Putih est encore à une dizaine de kilomètres d’ici. J’arrive rapidement dans une zone densément boisée où plusieurs panneaux indiquent des chutes d’eau. Des restaurants et magasins se sont développés même si l’endroit reste désespérément vide. En pleine semaine, les quelques personnes dans les restos sont surtout des chauffeurs de passage. Le billet comprend l’entrée mais aussi un service de navette. Elles vont et viennent entre les parkings à intervalles réguliers. Les vans orange sont dépourvus de portes et des bancs ont été fixés au châssis pour transporter une douzaine de personne. Comme souvent, la place pour les jambes fait cruellement défaut. Le chauffeur, une quarantaine d’années avec une chemise ouverte et une casquette délavée, m’invite à passer à l’avant avant de me proposer une cigarette.

Il accélère fortement sur cette route déglinguée avant de piler au dernier moment. Au parking, on ne voit encore rien du paysage. Des photographes attendent sur des marches et proposent non pas une visite guidée, mais d’accompagner les visiteurs pour un shooting. Le Kawah Putih se dévoile d’un coup. Et c’est plutôt violent pour la rétine. Le cratère est rempli par un lac d’où s’élèvent quelques fumerolles. La force des volcans indonésiens est qu’à chaque visite, on découvre un paysage différent. Cette fois, c’est un lac de couleur blanc laiteux tirant aussi vers le vert en fonction de la lumière. La forte teneur en minéraux explique ces variations. Le sable jaune rempli de soufre ajoute encore des teintes supplémentaires. Les bords du cratère sont plats à l’exception d’un côté où une falaise s’érige comme un mur naturel. Plus l’on se rapproche du lac, plus les arbres sont disséminés et espacés, comme si vivre proche de l’eau était une épreuve fatale.

Le Kawah Putih, littéralement cratère blanc, est l’un des deux cratères du Mont Patuha. L’autre, plus difficile d’accès, est situé derrière la falaise et est entièrement végétalisé. Le Kawah Putih s’est formé à la suite d’une explosion ayant eu lieu au Xème siècle et s’est depuis rempli d’eau que les gaz volcaniques ont peu à peu rendue chaude et acide. Toujours actif, mais ne représentant actuellement pas de réels dangers, d’importantes fumerolles dégagent une grande quantité de gaz sulfureux pouvant affecter la respiration. Aujourd’hui, le vent souffle en dissipant rapidement les émanations. Des panneaux sont d’ailleurs disposés régulièrement en rappelant qu’il ne faut pas rester longtemps près des fumerolles. On propose des masques à l’entrée qui n’empêcheront cependant pas les bronches d’être irritées ni les yeux de pleurer.

Alors que pendant les vacances et week-ends, environ mille personnes visitent le cratère, il n’y en a qu’une dizaine aujourd’hui. Malgré l’atmosphère paisible, je ne suis pour autant pas tranquille très longtemps. En déambulant entre les arbres, je me fais régulièrement dégager par les photographes prenant les couples en photo. Même s’ils sont courtois, il y a suffisamment d’espace pour éviter de venir spécialement à l’endroit où je me trouve et me demander de me pousser. Ça a le même effet que les gaz sur les bronches, ça m’irrite un max !

Pour assurer la flottabilité d’un ponton en bambou, des bidons en plastique sont fixés dessous et permettent d’avancer d’une trentaine de mètres au milieu du lac. En cas de chute, des bouées de sauvetage orange sont placées régulièrement sur les rambardes de la promenade. Vu l’acidité, pas sûr que ça soit vraiment suffisant. D’ici, l’eau apparaît bien plus verte qu’elle ne l’était auparavant. En saison sèche, le niveau du lac n’étant pas très haut, un banc de sable ressort et s’étend sur quelques mètres.

Tout un système de passerelle est construit et permet de prendre un peu de hauteur en offrant de nouveaux points de vue. Les arbres n’ont pas été coupés mais sont intégrés à la passerelle et peuvent ainsi continuer de se grandir. Un dernier chemin est accessible et permet de monter bien plus haut pour observer le lac dans son ensemble. Il ressemble à une immense tâche de lait laissant échapper des filets de vapeur. D’en haut, l’aspect et la couleur laiteuse de l’eau reprennent le dessus. Je suis surpris d’être seul ici alors que c’est certainement le point de vue le plus impressionnant.

Je reprends une navette qui redescend. C’est le même chauffeur qu’à l’aller mais maintenant il ne prend plus la peine de slalomer entre les trous. Il a fini sa journée et me dépose même à deux kilomètres du terminal. Je marche le long de la route principale. Comme ce matin, pour rejoindre Bandung, il va falloir être patient et attendre un moment pour qu’un van se remplisse. Durant les 1h15 à attendre, ma seule occupation est d’observer la vie autour du terminal, ce terrain vague où un petit local en ruines au centre fait office de mosquée et de sanitaires. Les chauffeurs attendent impatiemment en fumant cigarette sur cigarette tout en gardant les yeux rivés sur leurs smartphones. Les enfants prennent possession du terrain désert en cette fin d’après-midi et improvise un match de foot. Les plus jeunes, frustrés, restent sur le côté à regarder leurs grands frères hurler à chaque fois qu’ils souhaitent recevoir le ballon.

On part enfin après une attente que la chaleur a rendue interminable. Sur l’autoroute, on avance au pas mais sans jamais réellement s’arrêter. Le péage à l’entrée de Bandung apparaît et l’enfer commence alors. Impossible d’avancer. Voulant profiter de chaque centimètre, les conducteurs essayent de se faufiler entre les voies pour gagner du temps. Mais cela provoque l’effet inverse et la circulation est complétement bouchée. Il faut plus de 40 minutes pour parcourir les 500 mètres nous séparant du péage. Une fois passé, des travaux utilisent plusieurs voies et les feux de circulation aggravent encore davantage la situation. J’en profite pour sauter dehors et marcher quelques centaines de mètres afin de passer les deux carrefours problématiques. Je commande un Grab qui, se faufilant entre les files, m’emmène rapidement dans le centre. Je pense que j’ai gagné pratiquement une heure et j’arrive à destination après une fin d’après-midi où le temps a semblé passer au ralenti. J'enfourche le scooter et prends la direction de Purwakarta plus au Nord.

15

À Purwakarta, j’ai réservé une chambre dans un resort. On ne va pas s’enflammer, à 12€ la nuit, je n’attends rien d’incroyable. La piscine est clairement à oublier avec son eau loin d’être translucide mais la chambre et la terrasse sont plutôt sympas. Reposé des nombreux kilomètres des derniers jours, je pars pour le sud dans une région bordant un gigantesque lac de barrage. J’ai pour projet de grimper le Gunung Lemu dans la matinée et de flâner autour du lac pour le reste de la journée. J’ai le choix entre le Lemu et le Parang mais le premier semble offrir une meilleure vue sur la région et le réservoir. Au détour d’un virage, la spécificité de la région me saute aux yeux : un monolithe brun de plusieurs centaines de mètres s’élève au-dessus de la jungle. Le mystérieux Gunung Parang me fait face avec sa roche mise à nu et son profil triangulaire aux pics arrondis. Même si quelques arbres poussent ici et là, il est dénué de végétation. On dirait qu’un géant a pris une pierre, l’a posé ici et est reparti en l’oubliant. La région est toute plate et seuls quelques monolithes s’élèvent vers le ciel.

J’arrive au pied du Lemu, gare mon scooter dans le jardin d’un habitant avant de le payer et d’écrire mon nom sur un vieux cahier aux pages gondolées par l’humidité. Le prix dérisoire est le même pour tout le monde. Deux hommes et un enfant arrivent et veulent monter avec moi. En jean, tongs et partageant une petite bouteille pour trois, je pense que la marche va tourner court. Au bout de 200 mètres sur un sentier parsemé de pierre aux arrêtes coupantes, ils sont déjà loin et je leur fais signe que l’on se retrouve plus haut. Finalement, je ne les reverrai jamais et leurs scooters auront disparu à mon retour. Au premier camp, six jeunes travaillant dans le même hôpital font une pause après une nuit passée à camper au sommet. Infirmiers, médecins ou pharmaciens, certains parlent parfaitement anglais. La chaleur me met déjà à plat et les gouttes de sueur envahissent mon visage. J’essaye de me refroidir avec le peu d'ombre qu’offre la cabane et vient l’inévitable moment du selfie. J’élimine les dernières gouttelettes de ma face pour retrouver un air présentable avant de repartir au milieu d’un troupeau de buffles venu paître dans lecamp. Occupant tous la largeur du chemin, je me fraye un passage en m’assurant une distance de sécurité. Placides, leurs cornes recourbées sont quand même impressionnantes. Il y a un albinos et je sais qu’il a une valeur marchande bien plus importante que les buffles lambda. Dans ce groupe, la différence de traitement saute aux yeux. Il est bien musclé tandis que les autres sont amaigris avec les côtes apparentes.

La jungle est étouffante et le sentier peu visible. Je coupe à travers la végétation. Je galère parfois à garder mes appuis sur ces pentes rendues glissantes par la quantité de feuilles entassées sur le sol. Je débouche sur une crête offrant un point de vue dégagé mais c'est la douche froide. Il y a tellement de brume que le lac est difficilement visible. Pourtant le paysage a l’air vraiment beau mais là, hormis un sommet pointu, le brouillard voile tout. Je me pose en espérant qu’avec les minutes, la brume va finir par se dissiper. Mais rien ne se passe.

De retour en bas, je suis des routes au hasard en direction du lac. J’arrive dans un hameau d’une dizaine de maisons mais qui compte presque autant d’épiceries. La pyramide se dresse juste en face de l’autre côté de l’eau. De nombreux bateaux colorés sont échoués sur le sable alors que de petites embarcations naviguent afin d'acheminer marchandises et passagers entre les différents villages du réservoir. Des cabanes reliées par de longues poutres en bois flottent à la surface à l’aide de bidons. Des filets sont tendus et délimitent des enclos où sont élevés des poissons. Vu la saleté et la pollution des rives, je ne suis pas prêt à manger un seul truc sorti de ces eaux sombres. Les chats eux, semblent se satisfaire des détritus qu’ils fouillent dans l’espoir de se mettre quelques choses entre les crocs.

En suivant un étroit chemin fait de dalles de béton à travers la forêt, je débarque dans un second village dont l’accès est barré. Tout croisement est impossible malgré les quelques dégagements boueux. Je sors un petit billet pour que la femme habitant dans la première maison m’ouvre la barrière. Après une courte marche à travers les champs et le long de la berge, je déboule dans une clairière où une unique maison a ancré ses fondations. Une dizaine d’abris sont construits sur l'eau et accueillent des pêcheurs installés à l’ombre ou dans leur hamac. Une femme sort de la cabane et vient remplir une marmite d’eau trouble pour cuisiner. Vu la qualité de l’eau, il faut un système digestif hors du commun pour l’utiliser.

Je prends une autre route qui contourne le Gunung Parang. Subitement à la sortie d’un virage, elle disparaît, non pas dans la végétation mais au fond d’un trou. Elle semble s’être effondrée dans ce qui est maintenant le lit asséché d’une rivière. Je gare mon scooter loin du bord friable et pars marcher dans les rizières encerclées par la jungle. D’ici, la vue sur le Parang est bien différente et il a une autre forme lui donnant un air bien plus impressionnant. Il me fait beaucoup penser à la Piedra del Penol, un autre imposant monolithe dans la région de Medellín en Colombie. Même après trois voyages et plusieurs mois en Indonésie, c’est un nouveau paysage inattendu et bien caché à l’abri des regards que je découvre.

Je passe la nuit à Cianjur, une ville à quelques kilomètres du vrai Gunung Padang. Je roule sur une route de crête offrant de nombreuses vues sur le réservoir de Cirata en contrebas. Lui aussi est un lac artificiel apparu à la suite de la construction d’un barrage sur le fleuve du même nom. Parfaitement alignées et serrées les unes contre les autres, des fermes piscicoles s’étendent à perte de vue et recouvrent la surface.

En 2022, un séisme frappa Cianjur faisant plusieurs centaines de morts et de nombreux dégâts. Je ne sais pas à quoi m'attendre en y arrivant mais je découvre une ville toute neuve et « moderne » avec de nombreux centre commerciaux reluisants. Même si dans des coins excentrés, des murs écroulés et des maisons abandonnées sont toujours visibles, stigmates des secousses, l’atmosphère qui se dégage de la ville est plutôt sympa. Mon hôtel est surveillé en permanence par un garde qui, à chaque fois que j’en sors ou reviens, dort. C’est sûrement le champion du monde de sieste avec ses 21 heures de sommeil quotidien. Par contre, dès que j'arrive, il ouvre un œil, me salue avant de repartir immédiatement dans le monde des songes. Incroyable et enviable faculté !

Depuis le début de ce voyage, et contrairement aux autres années, je n’ai pas côtoyé beaucoup de voyageurs parce que je traverse des zones jugées sans intérêt ou boudées des touristes internationaux. Les rencontres sont moins nombreuses et, avec la barrière de la langue, la communication est parfois difficile. Malgré tout, j’arrive toujours à passer du temps avec des locaux. Ce ne sont quelques moments dans la journée et je reste donc la majorité du temps seul. Pourtant, j’affectionne plutôt ce rythme et cette solitude, en apparence triste, me permettant de trouver un équilibre dans mon voyage.

16

Je suis sur un parking désert. Des escaliers en partent et me font passer par une cabane pour acheter mon billet. Les marches sont irrégulières et faites de blocs rocheux fissurés. La rambarde installée pour garder un minimum d’équilibre, vieille et usée par le temps, est par endroit d’une inutilité affligeante. Vu d’en bas, le Gunung Padang ressemble à une colline ordinaire mais c’est en fait une pyramide de plusieurs étages, qui englobe le sommet et ses pentes. Des équipes ont sondé le site et ont découvert que des galeries, chambres et colonnes étaient présentes à l’intérieur. Avec les siècles, la nature a repris ses droits et la colline a disparu aux yeux du monde. Il a fallu attendre 1914 pour qu’un Hollandais la redécouvre et 2011 pour que l’excavation ne débute. Une controverse oppose plusieurs équipes sur la datation de ces ruines. Certains, après mesures, avancent un âge de 10 000 ans tandis que d’autres refusent ces résultats en arguant que les méthodes de datation utilisées ne sont pas fiables. Si les premiers ont raison, le Gunung Padang serait alors une des plus vieilles structures du monde et prouverait l’établissement d’une ancienne civilisation au cœur de l’archipel indonésien.

Je monte péniblement les marches, oppressé par une importante fatigue à cause de la chaleur. Une succession de cinq terrasses recouvrent l’étonnant sommet. Des centaines voire des milliers de colonnes de basalte ne dépassant pas un mètre sont étalées sur le sol. Elles forment un enchevêtrement minéral chaotique. Le noir de la pierre tranche avec la végétation environnante. Dans des ruines, j’ai beaucoup de mal à imaginer l’allure initiale mais là, je suis dans le brouillard le plus complet. En prenant de la hauteur, les délimitations des anciens bâtiments, enclos ou lieux cérémoniels apparaissent laissant deviner le rôle de chaque terrasse. L’endroit est imposant mais, comparé à d’autres ruines, il n’est pas pour autant majestueux. Il n’y a que quelques visiteurs, tous Indonésiens. Sans guide et avec seulement quatre panneaux explicatifs, les informations ne sont pas faciles à trouver. Heureusement, Internet fait des merveilles mais impossible de se faire une idée car tous les articles se contredisent. Vivement que les complotistes entrent en scène !

Il ne me reste que cet après-midi et la journée du lendemain avant de rendre le scooter. Comme je me suis levé assez tôt, j’ai largement le temps de rouler jusqu’à Bogor, y passer la nuit et profiter de mon dernier jour complet dans les alentours de cette ville au sud de Jakarta. Le brouillard fait son apparition tandis que je passe un col contournant le Pangrango, un volcan massif. Je n’ai plus la motivation ni l’envie de partir en rando à 3h du matin pour éviter les nuages matinaux et endurer par la suite plusieurs heures d’embouteillage pour rallier le centre de Jakarta. Pour mon dernier jour, je vais viser le Salak, plus modeste mais qui a toute mon attention.

C’est vers Bogor que les difficultés commencent. Pour la première fois, je vois des accidents qui, en bloquant une des voies, sèment le chaos dans la circulation déjà dense. Le moindre espace est une invitation à s’y faufiler. Ça klaxonne et se crie dessus dans tous les sens. Malgré l’anarchie, je m’amuse de la situation sauf quand des cinglés me foncent dessus pour m’obliger à les laisser passer. Un coup de pied en l’air suffit à les tenir à une courte distance de ma carrosserie. C’est une jungle et il faut se faire respecter pour avancer. Si ça bloque et qu’il y a un trottoir alors celui-ci est immédiatement utilisé comme voie de substitution, peu importe la présence ou non de piétons.

Je réserve le même hôtel qu’il y a deux ans, celui-là même où j’avais pu panser mes blessures. Je suis à court de vêtements et peine pour trouver une laverie ouverte ou qui accepte de prendre mes affaires. Visiblement, je ne pourrai les récupérer que le lendemain en toute fin d’après-midi. C’est un peu pénible car je vais devoir traverser tout le sud de Jakarta de nuit et durant les heures où le trafic est le plus important. Ça va être une épreuve mais je ne suis pas du tout inquiet, j’ai même un peu hâte d’en découdre avec l’une des plus grosses agglomérations du monde.

Pour mon dernier jour, je me réveille de nouveau assez tôt et prends rapidement la direction du Salak, un volcan avec deux sommets distincts, protégé au sein d’un parc national. C’est l’un des endroits où il pleut le plus sur Java et la probabilité de se retrouver dans la brume est très élevée. Le Salak est recouvert d'une jungle verdoyante, à l'exception d’une zone entre les deux sommets, le Kawah Ratu, où des ruisseaux d’eau chaude et des fumerolles ont remplacé la végétation. Lors de mon premier voyage en Indonésie, également pour mon dernier jour, je voulais m’y rendre mais il me fallait arriver après midi et, en retard de quelques minutes, l’accès m’avait été refusé. Prétextant que j’étais sans guide et qu’il fallait être au minimum trois, alors que l’homme qui me barrait la route avait autorisé un groupe de deux à passer en même temps que moi, j’avais dû faire demi-tour. Extrêmement frustré, j’ai une revanche à prendre !

Avec un départ à 9h et une heure et demie de route, je devrais arriver largement avant l’heure fatidique. Je prends la même route qu’il y a deux ans mais mon ressenti a changé. C’était mon premier trajet après mon accident et je n’étais pas très serein. Cette année, c’est tout le contraire et cette route qui m’apparaissait difficile dans mes souvenirs se révèle être plutôt simple. Il y a bien plus d’embouteillages qu’hier.

Sur la route, je m’arrête au bord d’une rizière qui offre une vue directe sur l’un des sommets du Salak. Je profite de l’instant parce que c’est la première fois que je le vois totalement découvert même si les nuages ne rôdent pas très loin. Je m'enfonce dans la campagne en longeant champs, rizières et forêts séparant des villages isolés jusqu’à arriver à l'entrée du parc. Plusieurs cascades, des randonnées et des zones pour camper sont disséminées dans ces hectares boisés. Deux étrangers à moto sont garés sur le côté juste après la barrière. Un anglais et sa femme indonésienne font la traversée de Sumatra jusqu’à Florès. À part Bali, je connais chacune des îles et on ne se prive pas pour échanger : eux, me questionnent sur les endroits qu’ils envisagent de visiter et moi leur conseillant d’autres lieux moins connus et proches de leur itinéraire. Même si mon petit scooter fait tache à coté de leur grosse cylindrée, on vit les mêmes sensations et galères à travers les nombreuses routes pourries que l’on rencontre. Une demi-heure passe avant que chacun ne reparte vers des occupations différentes pour le reste de la journée : tournée des cascades pour eux, marche dans la jungle pour moi.

Je me gare et attends de voir qui va venir réclamer les roupies du stationnement. Peut-être le même homme avec qui j’ai eu mon échange houleux ? Quelqu’un arrive et j’ai la curieuse impression que c'est bien lui mais sans pour autant être sûr à 100 %. Pourtant j'avais parfaitement imprimé son visage dans ma mémoire mais là, impossible de m’en souvenir. Très amical, il m’indique la voie à suivre et me confirme que je peux me rendre au cratère sans problème. Je rejoins le début du sentier en suivant un chemin pavé à travers la forêt. Il longe quelques habitations rustiques mais habitées où des feux de bois brûlent devant les portes. Un bureau d’enregistrement apparaît sous un panneau métallique indiquant le chemin pour le Kawah Ratu. Même si je suis sûr, je vérifie l'heure. 10h53, parfait ! Cinq personnes me précèdent pour s’enregistrer et j’attends patiemment que l’on m’appelle.

Une dizaine de minutes plus tard, mon tour arrive. Je suis souriant mais le ranger va doucher sans aucun ménagement mon enthousiasme : « Il est trop tard et l’entrée est fermée après 11h ». Je regarde de nouveau l’heure : il est 11h04. Mon sang ne fait qu’un tour en anticipant un deuxième refus. Il a parfaitement vu que je suis arrivé avant mais ne veut rien entendre. Je commence à vriller et mon regard devient noir. Dans mon esprit, il est hors de question que je n’y aille pas. Je comprends enfin la raison qui, derrière un argument sécuritaire, est tout bonnement financière. « Tu es tout seul et tu ne peux pas y aller sans guide pour ta sécurité. Si tu payes 410 000 roupies alors tu pourras y aller avec l’un d’eux ». Vingt-cinq balles pour marcher dans la jungle sur un sentier parfaitement dessiné, mais il se moque de moi ou quoi ?

Devant mon refus, il place sa fine silhouette devant le sentier en croisant le bras. Le groupe qui s’est enregistré avant moi, est toujours assis en train de se préparer. L’un d’eux vient me voir et se propose de traduire ce que le ranger dit. Il ne parle pas très bien anglais mais son aide m’est vraiment précieuse. Je leur demande si je peux me greffer à eux comme ça ma sécurité est largement assurée. Rien n’y fait, comme je ne suis pas arrivé avec le groupe, le garde refuse. Je suis tombé sur un con, un énorme con que j’ai de plus en plus envie de violenter à mesure que mes nerfs lâchent. Je trouve des solutions mais il veut seulement vider mes poches. Mon traducteur s’avère en fait être du côté du ranger me disant que c’est dangereux. Il est habillé avec un jean et des petites baskets et il va me dire que randonner de mon côté est risqué ? Mais qu’est ce qui se passe dans cette jungle ? J’ai l’impression d’avoir trouvé mon endroit maudit.

J’exprime à voix haute que, peu importe ce qu’il décide, je pars. Vent de panique chez l’Indonésien qui essaye de m’en dissuader en me disant que la police va arriver. En me dirigeant vers le sentier, je lui réponds avec un ton moqueur. « Ils vont faire quoi les flics ? M’arrêter en pleine jungle ? ». Il me retient et le groupe entier parle avec le ranger. Je me retrouve à l’écart pendant un long moment. Aucune idée de ce qu’il se passe et j’attends comme un idiot. Finalement, le ranger accepte de me laisser partir avec eux. Tout ça pour ça…

Je paye alors seulement mon entrée. Le ranger me regarde froidement et m’ordonne de lui laisser ma carte d'identité. De mon côté, je lui renvoie que des sourires, moqueurs et provocateurs certes, mais des sourires quand même. L’équipe est assez incroyable. Le leader qui a débloqué la situation a l'air d'être un habitué de la randonnée. Pas très grand, il a une longue queue de cheval et une barbe hirsute. Sa voix aigüe contraste avec sa démarche de boxeur. Ses épaules sont larges et se balancent d’avant en arrière à chaque pas, lui donnant un air déterminé à se frayer un chemin dans la végétation. Il est accompagné de deux de ses amis plutôt athlétiques et en tongs. Pour finir, il y a mon traducteur avec sa copine, tous deux habillés comme s’ils allaient en ville. C’est son esclave. Il porte tout dans son sac et, en contrepartie, elle lui parle très mal en lui donnant constamment des ordres. Modèle amateur pour les réseaux sociaux, elle exige qu’il la prenne plusieurs fois en photo. C’est un véritable enfer mais lui a l’air de bien le vivre et semble avoir une patience infinie. Par contre, avec nous, elle est plutôt sympa mais dès qu’elle se retourne vers l’élu de son cœur, le dragon refait surface.

Mine de rien, on avance assez vite sur ce sentier en pente douce. Il n’y a que 400 mètres de dénivelé sur quatre kilomètres. Dans cette jungle épaisse, il fait très chaud. Je sympathise avec le groupe mais, s’ils parlent tous quelques mots d’anglais, nos discussions sont limitées. Moment convivial lors des pauses où l’on se partage boissons et gâteaux. Ils ont l’air rassuré de voir que je ne me traîne pas. Pourtant, après leur avoir assuré que j’étais à l’aise en rando, je me suis éclaté dans la boue quelques minutes après le départ. J’ai raté une racine et je me suis étalé de tout mon long sur ce sol humide mais moelleux. Pendant un moment, j’étais le boulet du groupe, rôle que j’ai vite cédé à la personne faisant de nombreuses pauses pour poser devant un objectif.

Une énorme toile d'araignée avec sa propriétaire au centre apparaît dans un virage. Noire avec une multitude de points jaunes, ses longues pâtes bougent lentement pour l’aider à se replacer. On traverse des ruisseaux qui se déversent en recouvrant le sentier. La végétation est dense et ce couvert végétal empêche la lumière de passer. Il n’y a pas un seul souffle d'air et l’humidité rend l’atmosphère suffocante. Je souffre mais je savoure enfin d’être sur les pentes de ce volcan. On marche depuis une heure lorsque la végétation disparaît laissant place à une zone aride et blanchâtre balafrée par un ravin. Des troncs et des blocs rocheux gisent au fond après avoir été charriés par un torrent. D’autres arbres dénués de feuilles sont encore debout et semblent avoir été brûlés. Ce paysage de désolation tranche significativement avec la jungle que l’on a traversée jusqu’à présent. Je m’attendais à voir des fumerolles mais il n’y a rien.

Ce n’est en réalité pas le cratère à proprement parler et pour y accéder, il faut passer par-dessus une crête. Elle est courte mais très abrupte. Ceux mal chaussés ont un peu plus de mal à évoluer sur ce sol minéral. Pourtant, ces virtuoses de la tong avancent vite. Moi, je me serais déjà tordu quatre fois la cheville ou ouvert le pied.

Passé la crête, le Kawah Ratu se dévoile majestueusement. De la fumée blanche s’élève des quatre coins du cratère de plusieurs centaines de mètres de diamètre. Ce n’est pas un trou profond et circulaire mais plutôt une vaste zone vallonée. La vue est incroyable. Rien ne pousse dans cet endroit dévasté comme si un événement apocalyptique s’y été déroulé. Quelques restes d’arbres noircis contrastent avec la clarté du sol. La jungle, bordant le cratère, résiste tant bien que mal aux émanations soufrées qui ôtent toute forme de vie. Des écoulements jaunâtres se déposent autour des bouches d’où s’échappent le gaz. Au milieu des colonnes de fumées brûlantes, un ruisseau s’écoule en se frayant un chemin entre les rochers. L’eau est vraiment chaude mais certains se baignent. Sur le bord, de jeunes femmes s’enduisent le visage avec de la boue et la laisse reposer quelques minutes avant de se frotter frénétiquement la peau.

C’est quand même incroyable d’être au cœur d’un cratère foisonnant d'activité même si sa dernière éruption remonte à 1938. Finalement, aucune idée de pourquoi il faut absolument prendre un guide vu que c’est un sentier parfaitement adapté même aux randonneurs occasionnels. Je m’écarte du groupe et pars de mon côté ramasser du soufre en poudre avant de tremper mes pieds dans cette eau surchauffée. Mes compagnons du jour se sont installés sous une bouche crachant de la fumée. Comme lors de chaque pause, on s’échange nourriture, boissons et surtout des cigarettes. Tout le monde fume en tirant sans répit sur les filtres orangés. Ce n’est pas vraiment étonnant quand on voit à chaque coin de rue des pubs qui encouragent les jeunes garçons vantant le côté viril du tabac accompagnées par des slogans savamment choisis comme « N’abandonne jamais »…

Je dois être à Jakarta ce soir et il est déjà 15h. Il ne faut pas que je traîne mais on fait de plus en plus de pauses. Disons que l’on se sent obligé parce qu’une personne marche lentement et est devenue de très mauvaise humeur. Ses ordres sont de plus en plus nombreux et personnes n’est épargné, sauf moi qui jouis d’une tranquillité que d’autres m’envient. Comme quoi parfois, c’est plutôt positif de ne pas parler la même langue. Heureusement, elle n’est pas en tong ! Il reste moins d’une heure et j’annonce au groupe que je pars devant car je dois rapidement rentrer. Je leur laisse toute ma nourriture et garde une demie bouteille d’eau avant de remonter le chemin à vive allure. En moins de trente minutes, je suis à la cabane pour récupérer ma carte d’identité.

Entre mon hôtel et celui que j’ai réservé à Jakarta, mon GPS indique 60 kilomètres mais surtout deux heures et vingt minutes de route. Déjà sur l'avenue principale, je suis prisonnier d’un trafic monstrueux. L’heure de pointe bat son plein avec son flot ininterrompu de véhicules. Une fois sorti de Bogor, je dois traverser deux villes, Depok et Tangerang, adjacentes à la capitale. La traversée de l’aire métropolitaine et de ses 23 millions d’habitants commence. Tout est colossal, que ce soit le nombre de voies rapides ou les feux pour réguler la circulation. C’est difficilement imaginable mais, dans cette aire urbaine deux fois plus petite que celle de Paris mais deux fois plus peuplée, des dizaines de milliers de scooters circulent en permanence. Le trajet est dantesque et, avec les efforts de ces deux dernières semaines et surtout de la journée, je suis vraiment fatigué.

Contre toute attente, en sortant de Bogor, je roule sur une avenue que je ne quitterai pas pendant 25 kilomètres. Les autres scooters ne sont pas les plus dangereux, ce sont plutôt les immenses trous qui tapissent la chaussée. Il fait nuit et impossible de les voir plus d’une seconde avant de les traverser. Le trafic est étonnamment « fluide » et je roule facilement entre 60 et 70 km/h. Il y a quand même quelques fous du volant/guidon mais globalement, conduire ici n’est pas si difficile. Cette route passe en dessous d’une autoroute surélevée par des piliers qui séparent les voies de circulation. Avec la nuit, une faible brume a fait son apparition et les lumières faiblardes des lampadaires créent une ambiance pesante digne des villes futuristes dépeintes dans des films de science-fiction. Dans cette laideur, il y a quand même une once de beau.

Ça se complique un peu en arrivant à Jakarta parce que mon GPS me fait sortir des larges avenues pour passer dans des rues étroites et gagner quelques minutes. Mon dernier hôtel n’est pas cher mais vraiment glauque. Pas très grave, c’est seulement pour une nuit. La réception est plongée dans la pénombre et l’homme derrière le comptoir ne parle pas. Il me tend juste un papier à remplir et me donne une carte magnétique qui fonctionne mal. La chambre est moche, les draps sont tachés et rien ne donne envie de s’éterniser dans ce cloaque, certes climatisé. La tapisserie dans les longs couloirs se déchire et une moquette gondolée et tachée recouvre le sol. On pourrait sans aucun problème tourner la suite de Shinning ici ! Après, à 11€ la nuit, la critique est aussi facile que mal venue. Si j’avais voulu une nuit relaxante dans un joli cadre, il fallait sortir les billets.

Le jour est levé et l’avenue est bloquée. Je fais un grand détour en plein centre de Jakarta pour arriver à l’agence. Je dépose les clés, mon casque et les sangles avant de tapoter l’avant du scooter en guise de remerciement pour ne pas avoir eu de problème qui aurait mis à mal cette longue et incroyable traversée javanaise. L’homme qui le réceptionne jette un rapide coup d’œil et débloque ma caution. Je commande un Grab et le chauffeur qui s’arrête à ma hauteur est bilingue anglais-indonésien et a quelques notions de français et espagnol. Il passera le trajet à dire du mal de son pays et crier son amour pour le Japon où il veut vivre.

J’ai beaucoup aimé cette île mais peut-être moins que d’autres. Si je devais faire un classement, ça serait bien trop dur. Les paysages de Java sont incroyables et variés mais le trafic et surtout la pollution font que ce n’est pas un coup de cœur absolu comme pourrait l’être Sumatra ou Sulawesi. D’ailleurs, comme par miracle, avec la circulation bien moins dense au Sri Lanka, en seulement quelques jours, ma gorge ne me fera plus mal et les quintes de toux disparaitront. Comme il me reste encore de nombreuses îles à découvrir, notamment Timor, Sumba et les Moluques, je pense que décoller d’ici n’est pas un adieu mais bel et bien un au revoir. Ma traversée de l’île se termine dans ce hall surpeuplé de passagers qui vont et viennent des quatre coins du globe. Installé dans ce tube métallique qui s’élève rapidement, je jette un dernier regard sur Jakarta qui disparaît en quelques secondes seulement dans son épais manteau debrouillard pollué. Tchao Indonesia !