.Avant un voyage de plusieurs semaines en Indonésie, passage par le Sarawak sur l'île de Bornéo et d'une journée à Singapour.
Du 3 au 11 juillet 2023
9 jours
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Cette année, et pour la première fois depuis longtemps, aucune inquiétude ou disposition à prendre vis-à-vis du Covid ; c’est comme s’il n’existait plus et que le monde venait tout juste de se réveiller d’un affreux cauchemar. Il y a toujours quelques masques ici et là mais globalement, plus rien ne laisse entrevoir la sale période que l’on vient de traverser. J’arrive tôt au terminal alors que le jour vient à peine de se lever. L'été dernier, à peine rentré, j’avais déjà comme projet de retourner dans certaines îles du gigantesque archipel indonésien. Ce sera chose faite mais avec une première étape au Sarawak dans la partie malaisienne de Bornéo.

Je suis assez surpris de l’état vieillissant de l’avion à destination de Kuala Lumpur. Autant vers l’Europe, tout était neuf et de dernière génération, autant vers l’Asie de Sud-Est, on s’en fout un peu plus… Ça ne m’empêchera quand même pas d’être assis confortablement et, mis à part ma voisine italienne qui se lèvera 12 fois pendant la nuit, de ne pas trop voir le temps défiler. Il est 10h lorsque les roues touchent le tarmac de la capitale malaisienne. Il ne me faut que quelques minutes pour passer l’immigration et me retrouver devant le tapis roulant qui livre les bagages. Premier arrivé mais dernier à partir… Un homme attend patiemment devant la bouche qui déverse les valises sur le tapis pour amortir leurs chutes avant de les placer correctement. Ça change des parties de bowling destructrices de bagages sur certains aéroports. Mon bagage est resté à Abu Dhabi et je me retrouve sans presque rien. Super nouvelle quand je n’ai qu’un t-shirt et un caleçon de rechange alors que je débarque dans un pays où l’humidité est telle que se changer s’apparente à un instant de bonheur.

Avec le train, j’arrive directement à la gare centrale de Kuala Lumpur où j’ai réservé un hôtel à quelques minutes de marche. Je suis fatigué et la chaleur écrasante qui m’entoure me met à plat. Je suis déjà en nage lorsque j’arrive dans le hall de l’hôtel que la clim surpuissante a transformé en annexe du Groenland. Sombrant dans un sommeil profond dans cette petite chambre malgré le bruit généré par l’avenue passante sous ma fenêtre, je ne sors que quelques heures plus tard avec un programme bien défini en tête. Ayant déjà passé deux jours dans cette ville l’année dernière, je me dirige vers le quartier de Little India situé à seulement quelques pâtés de maison. Le quartier que s’étend sur des rues encerclées par des buildings aussi hauts que modernes et surmontés du nom des grands groupes à l’origine de leurs constructions. Dans la rue principale, les arches, bâtiments et la multitude de panneaux colorés tranchent avec le côté austère des immeubles recouverts de vitres. Pour un quartier nommé Little India, je m’attendais à plus d’agitation.

En cette fin d’après-midi, les trottoirs sont presque déserts et seules quelques terrasses aux chaises fluos sont occupées par des groupes. Je me dirige tout au bout de cette rue avant de bifurquer dans une plus petite longeant un cours d’eau se jetant dans le canal principal qui traverse la ville. L’agression olfactive est à son comble et la chaleur rend la chose encore plus désagréable. Des tas de déchets sont échoués sur la berge et pourrissent en plein soleil en dégageant cette odeur pestilentielle. Heureusement que les fresques et le street-art sont nombreux parce que le premier tour à pied de ce voyage s’achève tristement sous une pluie qui redouble d’intensité. La chaleur mais surtout l’humidité est difficilement supportable pour mon organisme. Lorsque je rentre dans ma chambre, je suis obligé de me changer en grillant par la même occasion mes jokers : je n’ai plus rien de rechange.

Après un court trajet nocturne en métro, j’arrive sur le parvis des tours Petronas. L’année dernière j’avais flâné pas mal de temps autour pour profiter du monument emblématique de la capitale. De jour, les nuances de gris et les reflets donnent un air futuriste aux tours mais de nuit le spectacle est encore plus saisissant. Elles sont illuminées et scintillent comme un phare dans la nuit. La lumière est telle que même à plusieurs centaines de mètres, il est facile d’apercevoir le halo qu’elles dégagent. Une fois au pied, je ressens la même sensation vertigineuse que l’année précédente. Je suis totalement happé par le spectacle comme les centaines de touristes se prenant en photo autour de moi sur l’esplanade.

Pour me rendre dans le parc de l’autre côté, je coupe à travers le hall où trône une F1 suspendue au-dessus de nos têtes. Une balade autour des points d’eau et un spectacle de son et lumière plus tard, je retourne au métro qui doit m’emmener à Chinatown. Une bestiole longiligne traverse juste devant moi dans une partie du parc déserte et non éclairée. N’ayant que mon portable, je n’arrive qu’à prendre une photo floue et sombre de cet animal qui semble renifler et chercher quelque chose au pied des arbres. Malgré cette qualité médiocre, je reconnais alors une civette, cette espèce qui est parfois mangée dans certains pays d’Asie et qui serait à l’origine de l’émergence du premier SRAS maintenant plutôt bien connu du grand public.

Alors que je suis sur le point de m’engouffrer dans la station de métro, un grand panneau bleu et familier attire mon attention. Un Décathlon occupe le premier étage de l’immeuble en face. En un quart d’heure, je renouvelle mon stock de change pour à peine 15€ me permettant de tenir jusqu’à l’arrivée de mon sac. La soirée à Chinatown passe rapidement à cause du décalage horaire et du voyage m’ayant mis complétement à plat.

La nuit est courte et mon vol pour Kuching est programmé à 7h. Dès le décollage, les plantations de palmiers à huile apparaissent en recouvrant le paysage sur des dizaines de km². Après un virage, les tours et l’ensemble des bâtiments du centre-ville deviennent visibles l’espace d’un instant avant de disparaître lorsque que les ailes se retrouvent avalées par la couche nuageuse matinale. L’arrivée sur Kuching est incroyable. L’avion longe la côte avec ses quelques sommets déchirés, survole la péninsule où se trouve le parc national de Bako avant de faire un virage à 180° pour s’aligner avec la piste. Le vert s’étend à perte de vue et est seulement entrecoupé par les méandres d’une rivière lui donnant l’allure d’un serpent ondulant. Rien qu’en regardant cette végétation à travers le hublot, je ressens déjà l’humidité étouffante envelopper mon corps. Je sens que je vais rapidement déchanter et ça ne loupe pas : lorsque les portes s’ouvrent pour descendre sur le tarmac, je suffoque. Et le pire dans tout ça ? Il n’est que 10h du matin…

Comme je n’ai qu’un petit sac à trimballer, je demande au taxi de me laisser directement dans le centre-ville sur une immense place. J’ai trois heures devant moi avant de pouvoir accéder à ma chambre. Je prends le pouls cette ville, la plus peuplée de la partie malaisienne, posée au milieu de la jungle de Bornéo en me dirigeant vers la grande mosquée de la ville. En plus des statues de chats érigées un peu partout, les félins sont omniprésents dans les ruelles. Son surnom de « ville aux chats » n’est pas volé. Les quelques passants que je croise me sourient, me saluent et m’adressent quelques questions pour savoir d’où je viens. Après avoir traversé un parc imposant, j’arrive en vue des dômes dorés de l’édifice religieux. Cette couleur tranche radicalement avec les murs roses sur lesquels des trainées sombres tombent vers le sol. Les grilles rouillées sont fermées rendant impossible l’accès dans l’enceinte que je longe alors en suivant la route. Partout sur la pelouse sortent de petites pierres tombales plus ou moins anciennes, souvent inclinées et assombries.

Je cherche un chemin pour rejoindre rapidement les bords du Sarawak. La promenade longe les eaux troubles du fleuve jusqu’à arriver sur une esplanade permettant l’accès à la mosquée hindoue qui a la particularité d’être flottante. Bien moins tape à l’œil que sa voisine, elle abrite un ponton sur lequel des petites embarcations en provenance de l’autre rive s’amarrent, descendent leurs passagers avant de repartir aussitôt dans un nuage de fumée. Plus loin, les monuments emblématiques apparaissent. Tout d’abord, un pont moderne en forme de « S » qui enjambe le fleuve permettant de se rapprocher du parlement du Sarawak. C’est le seul pont du centre-ville et l’unique alternative pour passer d’une rive à l’autre sans prendre une barque ralliant les pontons disséminés autour du cœur de la cité. Évidemment, il n’y a presque aucune zone d’ombres et je suis vraiment en souffrance sous ce soleil qui carbonise mon épiderme. Le plus difficile reste l’humidité qui m’assomme telle une chape de plomb. Heureusement, au milieu du pont, un toit permet de profiter d’une zone vaguement ombragée. Pas de banc mais j’en profite pour rester immobile le temps que ma température corporelle baisse de quelques degrés. La serviette que je trimballe accrochée à la bretelle de mon sac est déjà très humide à force d’éponger mon front. Je continue inlassablement à m’essuyer le visage, le cou et même les bras tellement je suis en perte d’eau. Bref, en quelques mots : je suis vraiment crade !

Fort de mon expérience l’année dernière, je savais qu’en revenant dans cette partie du monde à cette époque j’allais déguster, mais là je ne peux m’empêcher de répéter inlassablement dans ma tête « Comment je vais tenir deux mois ? ».

Le parlement du Sarawak attire désormais mon regard. Sa forme atypique avec son toit en forme de parapluie et surtout sa couleur dorée font que les environs deviennent instantanément ternes. L’immense drapeau du Sarawak, avec ses couleurs chaudes et son étoile jaune au centre, flotte à une dizaine de mètres au bout d’un mât. C’est le silence absolu au milieu de la rivière et seul le vent agitant le tissu coloré provoque des bruits sourds. Une fois de l’autre côté, impossible de s’approcher davantage du bâtiment. L’esplanade avec des gradins est gardée par deux vigiles empêchant le passage. De l’autre côté, une grille bloque la promenade et je dois alors faire un grand détour pour revenir vers le centre ou reprendre le pont. L’accès est interdit car le palais du roi du Sarawak occupe les berges. Les gueux peuvent profiter de la balade mais il ne faudrait quand même espérer s’approcher autant de son altesse royale.

De retour sur l’autre rive, je me pose sur les escaliers au bord de l’eau à côté d’une gargouille crocodile-lézard-dragon en bronze. Juste le temps de reprendre un peu mon souffle et de décider où aller car il me reste encore deux heures à tuer. Je me dirige vers la rue principale qui semble s’agiter davantage que les bords déserts de la rivière. Je saute dans un Grab pour qu’il me dépose vers un autre pont plus à l’ouest de la ville là où un méandre se forme. Le fleuve est bien plus large ici et c’est un pont autoroutier qui permet le franchissement de la rivière. Pour l’instant, l’environnement est plutôt propre pour une ville de cette taille. J’emprunte la passerelle piétonne parallèle à la route qui longe des embarcations solidement attachées aux arbres alignés sur la berge jusqu’à arriver devant le plus grand marché de la ville.

La première partie, ressemblant davantage au hall d’un terminal, présente des stands temporaires et des boutiques où les vitrines débordent de vêtements. Dehors, des centaines de personnes exposent, ordonnent et trient leurs fruits, légumes et poissons qui s’entassent sur les étals. Étonnement, tous les vendeurs de poissons sont au soleil et les flaques d’eau au sol sont les seuls restes de la glace qui a disparu depuis un long moment déjà. L’odeur dans cette partie reste quand même une rude épreuve pour les cellules olfactives. Le reste du marché est plutôt habituel même si la diversité des fruits est incroyable. Il y a les classiques mais aussi beaucoup d’autres que je ne connais pas. Je passe dans les allées, demande les prix et essaye de négocier avec le talent qui me caractérise… C’est un miracle que je ne reparte pas avec des fruits payés plus cher que la somme demandée initialement !

Dès que je sens une odeur douce mais aussi repoussante, je sais qu’il y a du durian tout près. Je fais en sorte de ne pas m’en approcher pour ne pas être tenté de réessayer ce fruit du démon dont mon estomac fait encore des cauchemars ! J’opte pour quelques sirsak, pitayas mais surtout des salaks, les fruits du serpent, dont le nom vient des écailles dures et brunes qui recouvrent la chair en rappelant celles d’un reptile.

Un taxi me dépose dans une rue aux maisons colorées. Les grilles sont toutes décorées avec les drapeaux alors que de l’autre côté, la ville se dévoile. Les dômes des mosquées fleurissent un peu partout, côtoyant souvent des immeubles bien plus modernes tout de verre et d’acier. Le temps est couvert et les reliefs sont masqués par les nuages qui s’accrochent aux sommets. Au niveau d’un canal qui se jette dans le fleuve, des pêcheurs s’agitent en sollicitant violement leurs moulinets. Les déchets s’accumulent dans ce petit bras de rivière et les poissons qu’ils sortent d’ici doivent être à coup sûr remplis de plastique et autres joyeuses substances incroyablement saines. Juste à côté, des bruits de moteur se font entendre à proximité d’un ponton. Les barques aux toits décorés embarquent au maximum une dizaine de personnes pour les déposer en face moins de deux minutes plus tard. L’embarcadère, sur lequel j’attends et prends appui pour monter dans le bateau, craque sous chacun de mes pas et je me vois déjà tomber directement dans cette eau sale et boueuse. On passe à quelques mètres d’un pêcheur en plein milieu de la rivière occupant sa minuscule et fragile embarcation. Un parapluie est fixé au-dessus de sa tête et se déploie pour le protéger des rayons brûlants de notre astre préféré en ce début d’après-midi.

Direction Chinatown, un quartier de seulement quelques rues mais grouillant de vie, d’odeurs et de magasins en tout genre. L’un d’eux est particulièrement oppressant avec des costumes à taille humaine de Minnie, Mario et autres personnages fixant étrangement les passants à travers la vitrine. Les maisons aux façades défraîchies sont alignées et serrées les unes contre les autres avec systématiquement au rez-de chaussée un commerce. Plusieurs temples quadrillent le quartier, certains colorés alors que d’autres semblent bien plus austères. Sur les toits, des dragons se tortillent et se rejoignent au centre alors que des loupiottes rouges sont suspendues au-dessus des portes.

Techniquement, c’est ici que l’on peut manger beaucoup et pour pas cher, mais aujourd’hui tout semble tourner au ralenti. Je ne sais pas s’il y a un jour férié, religieux mais seuls quelques restaurants bondés invitent à rentrer. Les portes d’accès au quartier chinois sont majestueuses et plusieurs statues de chats, carrément flippantes, sont érigées à diverses intersections. C’est aussi ici et dans les rues proches que des fresques décorent les façades de bâtiments abandonnés ou des coins de murs laissés à la merci des artistes. Il n’y a pas de style à proprement parlé qui ressort, mais la qualité de chaque œuvre donne un vrai plus aux petites ruelles.

Finalement je passe devant un restaurant indonésien et décide de m’y arrêter. Je ne sais pas si c’est vraiment judicieux vu les sept prochaines semaines qui m’attendent mais mon estomac criant famine, je n’ai pas pu résister. C’est aussi l’occasion de me mettre au frais, les clims tournant sans jamais s’arrêter pour maintenir une température fraîche à l’intérieur. Malgré les presque deux litres d’eau déjà ingérés, je suis sûr de ne pas encore avoir compensé mon déficit hydrique tellement je me sens desséché.

Heureusement que j’ai acheté des fringues hier, sinon je serai dans une situation vraiment poisseuse… J’arrive à l’hôtel. Les chambres sont situées au-dessus du restaurant qui sert aussi d’accueil. Il est totalement vide et la chaleur à l’intérieur rend la pièce suffocante. Deux ventilateurs tournent en brassant l’air chaud. Je me mets dans l’axe de l’un d’eux en attendant que ma chambre soit prête. Toujours un peu décalé mais surtout fatigué des 10 kilomètres de marche depuis mon atterrissage dans cette atmosphère bouillante, je passe l’après-midi dans la chambre, chassant blattes et moustiques mais surtout tombant à plusieurs reprises dans le sommeil.

La nuit tombe mais pas la température. Je repars dans le centre visiter Kuching « by night ». La foule se masse dans les gradins en face du parlement en attendant le spectacle de sons et lumières. La musique sort des haut-parleurs pendant qu’une multitude de personnes déguisées avec les costumes flippants de la boutique dansent sur l’esplanade espérant quelques pièces en retour. Des jets d’eau et des lumières se mettent en marche alors que le pont change de couleur toutes les vingt secondes. En regardant entre mes jambes et sur les marches autour, il y a du mouvement dans la pénombre. En éclairant avec mon portable, je constate que les restes de nourritures trainant sur le sol ont invité quelques êtres indésirables. Des cafards vadrouillent ici et là tout en restant à une distance raisonnable de mes jambes.

Même s’il fait moins chaud cette nuit, je n’arrive toujours pas à comprendre comment font les femmes voilées pour supporter cette chaleur étouffante. De jour comme de nuit, elles ont l’air si à l’aise que je me demande comment je peux être en aussi mauvais état après avoir marché seulement cinq minutes… Je reçois un message de l’aéroport. Mon sac vient d’arriver et je peux le récupérer dès le lendemain matin. Je suis un peu saoulé car on m’avait annoncé qu’il serait livré directement à l’hôtel et, comme je dois partir tôt au parc, c’est un détour dont je me serais bien passé.

Je suis à l'aéroport dès l’ouverture de la consigne. Impossible de trouver l’endroit indiqué dans le mail et je traverse en long, en large et surtout en travers les trois niveaux du terminal. Une vigile m’intercepte avant que je passe la porte et m’indique une petite pièce au deuxième niveau où je pourrais obtenir une carte d’accès. Je monte et m’enregistre en laissant mon passeport comme caution. Enfin, j’ai accès au bureau des bagages perdus. Je dois vider mes poches et passer sous le portique de sécurité mais l’homme qui surveille l’écran somnole et me fait signe de contourner la porte détectrice. Rassurant…

Le Grab doit me laisser sur une place d’où partent les bus en direction du village de Bako où je prendrai une embarcation, seul moyen de rallier le parc national. Il est 10h et, même si j’ai le temps car les derniers bateaux partent vers 15h, il faut compter au moins 30 minutes de trajet. L’excitation monte de minute en minute. La raison principale de mon impatience à rallier ce parc peuplé par de nombreux animaux, dont certains endémiques, est que j’espère avoir rendez-vous avec le plus improbable d’entre eux : le nasique.

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Un bus s’éloigne de la place alors que mon chauffeur s’y engage. Évidemment, c’était celui que je devais prendre… Un jeune chinois arrive, fixe les bus garés et vient aussi s’assoir sur le vieux banc usé. Il a la panoplie du parfait touriste pour aller dans la jungle : un pantalon épais avec de grandes chaussettes par-dessus, un gilet sans manche avec une multitude de poches, un large chapeau en toile où sont repliés des filets antimoustiques et bien sûr un lourd appareil photo en bandoulière. Mon accoutrement est à l’opposé. Je suis en short, vans, t-shirt et casquette. Mon petit appareil photo rentre dans ma poche en la déformant. Au moins, lui, il ne devrait pas se faire dévorer par les insectes avides de sang frais !

Finalement, on opte pour un Grab pour rejoindre le village où il faut s’acquitter des droits d’entrée et organiser le transfert jusqu’au parc. On s’arrange de nouveau pour partager les frais à l’aller car je passe la nuit là-bas. Rester dormir dans le parc est une option intéressante car les nasiques sont plus facilement visibles à l’aube ou au coucher du soleil, sans parler des sorties de nuit dans la jungle, animées par les rangers. Un homme sur un ponton en bois nous fait signe de le suivre. Des panneaux jaunes attirent le regard grâce à la silhouette écailleuse apposée dessus. La gueule grande ouverte du crocodile dessiné sur ce bout de métal ne laisse aucun doute : il va falloir surveiller la surface de l’eau. Ce ne sont pas n’importe lesquels mais des crocodiles marins, les plus gros reptiles du monde qui ne craignent pas franchement les humains.

Deux bancs en bois fixés en travers servent de sièges et une bâche attachée sur des mâts en bois nous protège des éléments. On suit pendant les méandres de la rivière. Les pontons reliés aux habitations se succèdent avant de s’espacer pour finalement ne laisser place qu’à une végétation luxuriante. De l’autre côté de l’embouchure, un imposant relief a du mal à s’extraire des nuages. Bien à l’abri du vent et des vagues, on entame maintenant la traversée jusqu’à la plage du parc. La coque se soulève et retombe violemment lorsqu’elle rencontre les vagues de plus en plus hautes et nombreuses. Pourtant, pas question pour l’homme qui tient la barre de ralentir et il nous dit de nous accrocher alors que l’on approche d’une zone plus agitée.

On longe la côte sauvage faite de falaises et végétation pendant une vingtaine de minutes jusqu’à avoir en vue une immense plage. Le moteur ralentit et le pilote nous fait signe de sauter pour rejoindre le sable. L’eau est vraiment chaude et ça doit être un régal de se détendre dedans après une après-midi de marche dans cet enfer vert. Le panneau planté à la sortie de la plage rappelle immédiatement pourquoi les seules personnes dans l’eau marchent pour en sortir rapidement : « Attention aux crocodiles ». La marée étant basse, il faut traverser la plage sur 200 mètres avant d’apercevoir le sentier menant au quartier général des rangers. Je m’enregistre et je ne pourrais récupérer les clés que dans deux heures. Plan à la main, l’homme en uniforme face à moi me donne les informations sur les sentiers que je peux suivre dans l’après-midi.

Il fait chaud, extrêmement chaud même et les ventilateurs tournent sans s’arrêter. Les hamacs à l’extérieur sont tous occupés à l’exception des deux en plein soleil. Je m’engage sur un des chemins à l’est du parc. Actuellement, seulement trois sont ouverts au public pour des raisons de préservation. Une passerelle faite de planches de bois s’enfonce dans la forêt. Il n’y a personne dans cette partie de la jungle et seuls les bruits s’élevant de la végétation se font entendre. Lorsque la passerelle disparaît, je m’engage sur un sentier boueux, glissant et qui s’élève jusqu’à arriver à une barrière défoncée qui bloque le passage. Je n’ai pas encore croisé une seule bestiole et pourtant je marche au ralenti en scrutant le moindre mouvement dans les arbres ou les branches au bord du chemin. Il y a dans ce parc quatre espèces que je veux vraiment voir. Un peu comme pour les safaris africains et leurs Big 5, disons que le Bako a son Big 4.

J’aperçois une toile d’araignée s’agiter entre deux frêles fougères. Sa propriétaire est posée en plein milieu et fait des aller-retours entre les extrémités pour tisser et consolider les segments fragilisés de son œuvre. Face ventrale vers moi, son abdomen est brun et teinté de plusieurs points blancs alors que ses longues pattes noires et jaunes s’étirent pour se fixer à la toile. Je regarde le reste de la toile pour savoir si le mâle est aussi présent. Dans cette espèce, où le dimorphisme sexuel est très important, la femelle peut mesurer jusqu’à 20 cm alors que le mâle ne dépassera pas les 2 cm. Un guide s’approche avec son groupe et commencent les explications dont il me fait profiter. Cette araignée est capable de tisser des toiles de plusieurs mètres et, après quelques recherches, j’apprends aussi que la soie est si résistante qu’elle peut être comparée à du kevlar. D’ailleurs, il y a plusieurs cas connus où ces araignées dévorent de petites chauves-souris retrouvées prisonnières de ces filaments gluants.

Je traverse le village en slalomant entre les bungalows parfois luxueux qui s’étalent le long du chemin pavé. Il faut quand même rester attentif et regarder la cime des arbres pour être sûr qu’un singe ne s’y cache pas. Rapidement, le chemin s’enfonce dans la jungle et les racines entremêlées remplacent les planches de bois. La boue rend les montées glissantes. Je ne croise personne pendant cette marche qui m’amène jusqu’à une petite plage lovée dans une crique. En chemin, et comme sur le premier sentier, je marche encore au pas en regardant bien la végétation pour détecter le moindre mouvement ou la moindre forme qui sort du lot. La raison de cet excès de lenteur ? Détecter la présence d’un membre du Big 4 à savoir Trimeresurus borneensis, le crotale des bambous. Verte, cette vipère se confond parfaitement avec son environnement et demande de la patience et de la chance pour être aperçue. Pour l’instant, pas la moindre écaille à se mettre sous la rétine !

J’entre sur la plage en regardant bien qu’un gros reptile friand de chair fraîche ne lézarde pas à proximité. Je n’y crois pas trop mais les nombreux avertissements des rangers à l’entrée m’ont mis le doute. Au milieu de la plage, un énorme bloc jaune est échoué à la merci du vent et de l’eau si bien qu’au fur et à mesure des années, il se voit amputer de nombreuses couches.

Comme la boucle pour revenir au camp suit un sentier fermé, je repasse par les mêmes endroits, toujours en portant une attention particulière à la végétation qui m’entoure. Un coup de tonnerre retentit alors qu’un macaque, visiblement surpris par ma silhouette, détale rapidement en poussant des cris aigus. Le tonnerre s’intensifie et un bruit de fond semble se rapprocher. En moins d’un battement de cils, une pluie chaude et violente s’abat sur la jungle. Les joies du climat équatorial ! Les chemins se transforment rapidement en flaques de boue. J’ai le choix entre essayer de m’abriter comme je peux ou alors avancer jusqu’aux abris construits dans la mangrove. Un mur d’eau s’abat sur moi à l’instant où je sors de la forêt. Finalement, comme souvent sous ces latitudes, en une demi-heure l’orage passe et le soleil refait son apparition.

Pour l’instant, et après trois heures dans le parc, le bilan des rencontres animalières est assez maigre. Alors que le parc se vide de ses derniers visiteurs, je reprends la direction du sentier qui longe la plage pour que la chance me sourit enfin. Il y a du mouvement dans les arbres et un groupe de singes fait son apparition avant de descendre au sol et d’occuper le milieu du chemin. Ce ne sont pas des nasiques mais des semnopithèques à coiffe facilement reconnaissables à leur crête au sommet du crâne et à la moustache grise occupant la lèvre supérieure. Chez ce primate, la queue est deux fois plus grande que le corps. L’une des femelles du groupe enlace et maintien son petit de couleur orange qui détonne énormément en comparaison des poils grisâtres et argentés de sa mère.

Pas facile de s’approcher car, même s’ils sont habitués aux humains, chaque pas en leur direction provoque un repli défensif de plusieurs mètres. Un guide tout juste arrivé me demande ce que j’ai vu jusqu’à maintenant avant de me donner des conseils pour apercevoir les nasiques en cette fin d’après-midi. Sans rien demander et en ne faisant aucune proposition pour que je l’engage, il dessine quelques croix sur mon plan pour m’indiquer les zones intéressantes. Un autre guide arrive alors accompagné par un couple de photographes français à la retraite. L‘objectif fixé à son appareil fait 50 cm et je suis ridicule en comparaison quand je sors mon compact avec son zoom révolutionnaire…

Après quelques minutes, il me tend une carte où est inscrit le lien permettant de voir l’ensemble de ses photos animalières, certaines étant même publiées dans de célèbres magazines. Il dévisse son objectif, ouvre son sac et en sort un autre. Maintenant, ça ne rigole plus du tout. Par comparaison, c’est l’Empire State Building des objectifs. Il est si grand qu’il doit dépasser les cinquante centimètres. En le fixant, je ne peux m’empêcher de lui poser les questions qui me viennent à l’esprit. Alors que j’ai à peine prononcé deux mots, voulant savoir le poids et le prix de l’objet, il me coupe pour me sortir : « Non vous ne voulez pas savoir. C’est cher, très cher même, au point que ça va vous faire du mal de savoir son prix ». Ok super ! C’est vrai que tes photos sont splendides mais tu prends quand même un air hautain mon p’tit bonhomme non ? Finalement, je ne connaitrai ni le prix, ni le poids ni rien du tout car j’ai vite tracé ma route avec mon appareil, certes petit, mais rempli d’humilité. En faisant un tour sur internet, c’est quoi ce délire de malade ? 23 000 balles ? Tu m’étonnes que je ne voulusse pas savoir !

L’orage qui refait son apparition est suffisant pour réduire la chance de voir les nasiques. Pourtant, sur le chemin du retour, le sommet des arbres bouge et les branches au-dessus du sentier s’agitent avec fracas. J’aperçois une longue queue grise et une couleur rousse passer à toute allure. Ils sont là ! Les trois nasiques se déplacent vite et disparaissent rapidement au-dessus de la mangrove, là où aucun sentier ne s’engage. J’oscille entre la joie d’en avoir enfin trouvés mais aussi la déception de la durée éclair de cette observation.

Pour manger au milieu de la jungle, il n’y a qu’une cafétéria mais j’ai raté l’heure. Tous les bacs sont vides... J’achète quelques paquets de gâteaux avant de regagner ma chambre. Les groupes électrogènes tournent eux aussi à fond mais s’arrêtent brutalement à plusieurs reprises. Sans ventilateur, la chaleur redouble d’intensité et me tire du sommeil. A l’aube des bruits répétés sous ma fenêtre me réveillent. Je me lève tant bien que mal mais je ne vois à travers la vitre que des branches s’agiter. Rapidement dehors pour m’en approcher, l’animal a maintenant disparu. Alors qu’il fait encore sombre, je profite d’être réveillé pour faire le même tour qu’hier. La jungle s’éveille et les bruits redoublent d’intensité. Mais rien n’est visible alors que les rayons percent à travers l’épaisse couche nuageuse qui planent dans le ciel. Assis sur une pierre, j’attends l’heure d’ouverture de la cafétéria. Un groupe de sangliers à barbe sort de la forêt et me contourne sans prêter attention au plot rigide et immobile que je suis devenu.

De l’orange et du bleu ciel se déplacent sur le sable en attirant mon attention. Une dizaine de crabes se déplacent latéralement dans la mangrove asséchée. Les crabes violonistes mâles sont facilement reconnaissables grâce à leur pince disproportionnée tandis que l’autre se retrouve atrophiée. C’est une arme utile pour gagner les faveurs des femelles lors des périodes d’accouplement. Plus loin sur les rochers émergés, des dizaines de périophtalmes se font malmener à chaque vague. Ce sont des poissons atypiques avec des yeux très mobiles montés au sommet du crâne pouvant tourner à 360°. Se déplaçant souvent en rampant et parfois en sautant, ils peuvent rester accrochés grâce aux nageoires pectorales formant des ventouses. La particularité de ce poisson c’est qu’il peut évoluer à l’air libre grâce à trois mécanismes lui permettant de respirer. Comme tous les poissons, ils possèdent des branchies mais il peut aussi absorber du dioxygène et rejeter le CO2 par la peau, les molécules passant facilement à travers l’épiderme. Hors de l’eau, il utilise des petites cavités situées à proximité des branchies dans lesquelles l’eau reste emprisonnée permettant alors au dioxygène dissous de rejoindre les branchies.

Le capitaine d’hier vient me chercher sur la plage à 13h30 et chaque minute qui passe me rapproche du départ. Le stress de ne pas voir les nasiques devient de plus en plus présent. Sur le chemin longeant la mangrove, un bruit de branche qui craque se fait entendre. En me décalant du sentier boueux, j’en aperçois alors un à quelques mètres de hauteur. C’est une femelle et son appendice nasal, faisant sa renommée, n’est pas très développé. Elle se balade de branche en branche à la recherche des meilleures feuilles qu’elle s’empresse d’arracher à l’aide de ses bras surdimensionnés se terminant par de longues phalanges. Les groupes étant souvent composés d’un harem, il y a des chances pour qu’un mâle ne soit pas loin.

Trente mètres plus loin, au détour d’un virage, une silhouette descend et se pose sur une branche à découvert. Le mâle se tient à ma hauteur à quelques mètres seulement et me fixe de ses yeux marron ressemblant de façon déroutante à une pupille humaine. Son nez est gigantesque et tombe bien au-delà de son menton lui donnant un visage inesthétique au possible. La queue fait la même taille que l’individu. Avec 1m60 de la queue à la tête, le nasique est un singe imposant. Totalement seul, je reste de longues minutes à le scruter en faisant attention à ne pas faire de gestes brusques pouvant provoquer sa fuite. Il se tourne à de nombreuses reprises vers moi et ne semble absolument pas dérangé par ma présence. Son ventre bedonnant et bien rond sur lequel ses mains se reposent parfois lui donne une allure encore plus potache. Difficile de ne pas être amusé devant une telle morphologie, comme si par miracle de la génétique, Cyrano de Bergerac avait enfanté avec Homer Simpson.

Comment cette espèce à l’apparence aussi pataude a-t-elle pu survivre en passant entre les mailles ô combien sinueuse de l’évolution pour finalement conquérir l’ensemble de Bornéo ? Et pourtant, elle cache bien son jeu. Dès qu’il s’agit de se déplacer, sur terre comme dans les arbres, cette démarche supposément ridicule laisse place à une agilité insoupçonnée et pleine de grâce. Les nasiques peuvent sauter à plus d’une dizaine de mètres de hauteur d’arbre en arbre. La taille de son appendice nasal étant corrélée à une autre partie anatomique fait que plus le nez est long et pend, plus les testicules sont développés. Pour défendre son harem, le mâle grogne, montre les dents mais agite aussi son pénis en érection. Totalement paradoxal, c’est un animal atypique aussi fascinant qu’enivrant à observer mais impossible de retenir un sourire.

Sur le chemin du camp, des groupes de touristes nouvellement débarqués regardent vers la cime des arbres. Une dizaine de nasiques sont suivis à la trace par les bipèdes au visage enduit d’une épaisse couche de crème solaire protectrice. Suivant toujours les sentiers en m’enfonçant un peu dans la végétation, le crotale des bambous reste introuvable. Finalement, il ne me manquera que cette vipère mais j’ai pu voir bien plus d’espèces que ce que j’espérais.

La capitaine arrive puis me dépose sur l’embarcadère désert de la veille. Plus compliqué pour rentrer, il faut attendre un bus aux horaires fluctuants. Des Espagnols embarquent dans un taxi clandestin et me proposent de partager les frais. Me voilà de retour dans ma chambre surchauffée où la bataille pour éliminer moustiques et grosses blattes reprend de plus belle. Pour mon dernier jour à Kuching avant mon départ, j’avais envie de faire une rando jusqu’au sommet du Santubong, une montagne qui domine la région en offrant des vues sur l’embouchure du Sarawak qui serpente à ses pieds. Il y a 800 mètres de dénivelé à travers la végétation épaisse qui recouvre ses flancs. Vu comment j’ai souffert de la température et surtout de l’humidité dans le parc sans beaucoup de dénivelé, j’hésite à me lancer dans le projet. En plus, la météo annoncée ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme. L’alternative ? Une grasse matinée et une visite de la réserve de Semenggoh pour voir les orang-outans à l’intérieur du parc. Contrairement à Bukit Lawang sur Sumatra, ils ne se nourrissent pas toujours seuls et deux fois par jour, les gardiens déposent des fruits sur des plateformes non loin de lieux d'observation.

Une longue file s’étire devant les deux guichets proposant deux formules : une entrée normale mais aussi une entrée « premium » dans laquelle le transport jusqu’aux plateformes en voiturette est compris. Sans surprise, l’immense majorité opte pour cette dernière alors qu'il n’y a qu’un kilomètre jusqu’aux lieux d’observation. En optant pour la marche, je risque d’arriver alors que de nombreuses personnes seront déjà présentes et la tranquillité de l’endroit évaporée. Comme j’ai déjà eu la chance de voir les orang-outans l’année dernière, je n’ai pas vraiment d’attentes et je souris même au gardien lorsqu’il me précise que « ce n’est pas sûr qu’ils se montrent ».

Je rattrape un couple et deux autres personnes. Nous ne sommes que cinq à avoir opté pour la dépense de calories, dont le doyen des visiteurs. Le moins que l’on puisse dire c’est que le papy ne rigole pas et balance ses bras pour tenir le rythme soutenu qu’il s’impose. Les murs recouverts de végétation sont par endroit envahis par des plantes carnivores arrondies. Un cri retentit dans les arbres. C’est peut-être un calao et pour essayer de l’apercevoir, je reste immobile à scruter les cimes. Le couple s’est arrêté et espère aussi que l’auteur se montre. C’est une silhouette poilue descendant d’un arbre qui brise le silence. Les branches se mettent à bouger alors que le primate orangé descend en suivant le tronc.

Ses poils tombant vers le bas s’assombrissent sur le torse. C’est une femelle car elle ne possède pas de bourrelet sur le visage. Juste derrière, une deuxième femelle arrive accompagnée par un jeune. L’orange qui teinte son pelage est bien plus clair que celui des adultes et les poils ébouriffés au sommet de sa tête lui donne une allure de punk. Les trois singes nous scrutent en nous dévisageant des pieds à la tête en restant à une distance raisonnable des bipèdes imberbes que nous sommes. Ironie de la situation, les voiturettes passent à notre niveau sans s’arrêter alors que les passagers hurlent pour descendre. Les chauffeurs se foutent des cris et vont décharger les passagers à quelques centaines de mètres de là. À chaque passage, on se regarde tous les trois et, sans prononcer un mot, on arbore un sourire dénué de compassion.

Un soigneur au volant d’une jeep transporte des régimes de bananes. Les orang-outangs ne se font pas prier pour les attraper en vol. La mère se saisit des fruits et les passe un par un à son petit en gardant toujours un œil attentif sur nous. Personne ne bouge et l’on reste de l’autre côté de la chaussée, se décalant seulement de quelques pas afin de s’offrir un meilleur angle de vue. La femelle solitaire a un visage fermé et moins avenant que la mère qui semble détendue.

Un soigneur au volant d’une jeep transporte des régimes de bananes. Les orang-outangs ne se font pas prier pour les attraper en vol. La mère se saisit des fruits et les passe un par un à son petit en gardant toujours un œil attentif sur nous. Personne ne bouge et l’on reste de l’autre côté de la chaussée, se décalant seulement de quelques pas afin de s’offrir un meilleur angle de vue. La femelle solitaire a un visage fermé et moins avenant que la mère qui semble détendue.

Les voiturettes s’arrêtent maintenant à notre hauteur pour décharger les passagers. Sans regarder autour, certains se mettent en plein milieu de la route, bouchant la circulation, font du bruit et s’approchent bien trop près malgré les réprimandes des rangers. Bref, ils sont relous ! Je mesure la chance que j’ai eue de les voir avant que quelques clowns ne transforment l’endroit en cirque même si les rangers haussent le ton pour les remettre à leur place.

3

L’arrivée dans la cité-état au sud de la péninsule malaise est magnifique. L’avion zigzague entre les nuages en survolant tour à tour l’océan, un fleuve et quelques îles inhabitées. Pas très loin, un orage déverse son déluge de pluie et ses éclairs faisant pas mal chahuter le tube en métal pressurisé où nous sommes assis. Le passage de l’immigration se fait rapidement par portails automatiques et les bagages sont déjà là quand je pénètre dans le hall. Un métro rallie le gigantesque aéroport au cœur de la ville via un changement. Tout est prévu pour que l’utilisation soit la plus simple possible. Ici, aucun distributeur de ticket mais juste un appareil qui lit les cartes bancaires et prélève la somme dérisoire de 0,07€. C’est plutôt surprenant quand on sait que c’est Singapour qui détient le titre, et de très loin, de pays le plus cher d’Asie du Sud-Est tout en abritant plus de millionnaires que le Qatar ou Monaco.

J’arrive dans cette ville qui, je l’avoue, ne me fait pas très envie. J’irai même jusqu’à dire que c’est à reculons que je débarque dans ce havre surchauffé de modernité. Sans savoir pourquoi ce sentiment m’anime, c’est la façon la plus simple et économe pour rejoindre Manado en Indonésie. Est-ce à cause des aprioris que j’ai sur ce pays que j’imagine trop moderne, trop bétonné sans nature apparente, très cher et totalitaire ? Difficile à dire mais j’ai devant moi 24h pour découvrir cette cité. Même si ma vision a changé, je ne repartirai pas totalement enchanté de cet endroit. Alors que je sors de la bouche du métro, je suis accueilli par des trombes d’eau qui me douchent en quelques secondes. Heureusement, vu le climat pluvieux toute l’année, plusieurs rues possèdent un « toit ». Les principales avenues sont abritées et le trottoir d’un des deux côtés est protégé de la pluie. L’orage continue de faire rage, et pendant près d’une demi-heure, la chaussée se remplit d’une eau qui a du mal à s’évacuer. Coincé sous la promenade, je dois encore traverser tout un quartier pour arriver à l’hôtel. Je préfère me poser dans un petit restaurant taiwanais en laissant passer les nuages noirs. Aucune idée de ce que je commande mais la soupe avec des nouilles et un œuf mollet noir est plutôt bonne. C’est simple, consistant et… cher. Presque 15€ pour ce plat. Vivement l’Indonésie où je pourrai m’éclater la panse pour moins de 5 €.

Souvent qualifiée de ville la plus chère au monde, je ne reste qu’un court séjour tout en essayant de limiter mes dépenses. Pour une chambre grande comme une salle de bain, il faut débourser plus de 50€. Même les dortoirs en auberges de jeunesse flirtent avec les 30€. En plus de ça, toutes les activités dites « incontournables » sont hors de prix et, plus important encore, ne m’intéressent pas vraiment. Dans ce centre-ville aux allures d’un Manhattan asiatique, tout respire la richesse et la modernité. Les voitures luxueuses défilent continuellement sur la chaussée détrempée.

Premier détour par Kampong Glam, le quartier malais, aussi coloré que touristique. La rue principale, bondée en fin d’après-midi, est bien plus calme sous la pluie fine qui s’invite encore. Des terrasses vides occupent chacun des côtés et le dôme doré de la mosquée Masjid Sultan apparaît entre les troncs des palmiers. Tous les murs des ruelles sont recouverts de fresques plus colorées les unes que les autres. C’est un vrai plaisir de déambuler dans ce dédalle en passant devant ces œuvres très travaillées.

Les restaurants branchés côtoient d’autres plus basiques mais il y en a pour tous les goûts. C'est aussi l’endroit parfait pour se faire pigeonner comme n’importe quel touriste qui se respecte. Des rabatteurs surveillent les moindres allées et venues et se tiennent prêts à sauter pour proposer une carte et vanter à quel point leur restaurant est le meilleur. S’il y a bien quelque chose qui ne risque pas de me manquer, ce sont bien ces types relous et oppressants qui m’abordent tous les 10 mètres et que j’envoie bouler sans retenue. Autant les premiers ont joui d’une relative indifférence, autant vers le vingtième, je ne prends même plus le temps de filtrer mes réponses sèches et négatives.

Après avoir parcouru le quartier en long, en large et en travers, je reprends le métro pour me rendre là où tout le monde va : Marina Bay. Pour dire vrai, cet endroit gigantesque est plutôt attirant pour les pupilles mais il faut aussi dire les choses comme elles sont : c’est plutôt nul. Alors oui, j’imagine que les fans de villes modernes seront outrés d’un tel blasphème, mais à part des tours aux noms des plus grands groupes et banques mondiales et l’hôtel le plus célèbre du monde, ce n’est franchement pas attirant. Il y a un monde fou sur les promenades et le festival international du selfie peut alors débuter. Il y a même la queue pour se prendre en photo devant la statue du merlion, une créature mi-lion mi-poisson, symbole de la ville. De l’autre côté, le Marina Bay Sands avec ses trois tours soutenant la plus grande piscine à débordement du monde apparaît. Juste par curiosité, j’ai regardé le prix d’une nuit : 900€. J’espère que pour ce prix-là, j’ai le droit de repartir avec au moins les serviettes et les tables de nuit !

Dans cet océan de luxe, un employé fixe un panneau rappelant les prix abusifs des amendes si l’on ne suit pas les nombreuses règles du pays. Le montant sur le panneau doit être l’équivalent d’une semaine de travail pour ces hommes et femmes chargés de la propreté des rues. Sans grande surprise, ils sont Indiens, Pakistanais ou Sri Lankais. Si je prends le risque de relâcher un peu de salive et qu’elle s’écrase au sol, alors le flic qui m’aura choppé m’infligera une amende de 1 000$ pour salissage de l’espace public. Même si je ne suis pas un lama, à partir de maintenant, cette bouche restera fermée en toute circonstance.

Tout est propre ici, trop même. Par contre l’image lisse que renvoie cette ville est mise à mal quand on se penche un peu sur les fameuses règles rappelées en permanence sur les panneaux, dans le métro et même dans les restaurants. Pourtant, aucun policier ne traîne dans les rues. C’est assez étrange ce sentiment de sursécurité qui en émane. Est-ce que l’extrême sévérité de la fine-city, la ville des amendes, suffit à éloigner toute délinquance et par la même occasion les hommes en uniforme chargés de la réguler ? Aucune idée mais on ne peut pas enlever le fait que ce pays, bien sous tous rapports, n’en reste pas moins une dictature dans une certaine mesure. Entre un parti à la tête du gouvernement depuis plus de 60 ans qui interdit les manifestations, tolère peu l’homosexualité mais approuve les châtiments corporels pour possession de drogues et soutien la peine de mort, on est loin de la joyeuse démocratie vendue via les belles photos des rues. D’ailleurs, le pouvoir en place est parfois décrit comme une « dictature bienveillante » ou une « démocratie autoritaire », c’est dire… C’est mieux que les pays du Golfe mais niveau droits sociaux, ce n’est pas encore la fête. Pourtant, les gens voyant qu’économiquement le pays fonctionne et que la qualité de la vie est bonne, ils ne trouvent rien à redire.

Je subis une liquéfaction humaine entre l’humidité ambiante et la chaleur revenant avec le soleil. Je suis dans un sale état, au sens propre comme au figuré. Quand l’odeur de ta sueur commence à te déranger, alors il est temps de se poser des questions. Comment les gens arrivent-ils à supporter ces conditions et vivre toute l’année ici ? Je cherche un café avec ventilateur pour me poser et retrouver une température corporelle décente. Les rabatteurs sont bien plus nombreux et davantage oppressants avec leurs cartes plastifiées qui pourraient m’intéresser seulement s’ils l’agitaient devant mon visage pour me faire de l’air. Comme d’hab, je les envoie valser. Du coup, cette oppression me fait prendre la direction du métro pour rallier Little India. Pas un super plan pour retrouver une once de repos mais c’est plus près que Chinatown.

Un mot pour décrire ce quartier ? Le bordel. En cette fin d’après-midi irradiée par les rayons du soleil, je débarque sur une avenue où les gens sont directement déversés depuis les escaliers du métro. En sortant, j’ai l’impression d’être dans un pays totalement différent. Les règles de conduite sont plus ou moins respectées, il y a quelques détritus par terre et les gens marchent sur la route. C’est le seul endroit où j’ai vu ça ici. Tout à Singapour est carré, personne ne traverse en dehors des feux et aucun papier jonche le trottoir, mais là, c’est le chaos général ! Il y a du monde partout, des bruits assourdissants couplés à de la musique sortant des gigantesques enceintes des magasins de CD ou de fringues postés tous les 20 mètres. Sans parler des odeurs parfois de poubelles qui emplissent l’atmosphère tout en laissant rapidement place à celles de nourriture. Il n’y a presque que des hommes dans la rue et les femmes tiennent souvent des stands ambulants qui vendent toutes sortes de babioles ou préparent des naans incroyablement bons. Des temples aux toits surchargés mais très détaillés, des maisons colorées et des fresques réussies sont dispersés dans les rues et ruelles excentrées.

La clim du métro m’avait un peu requinqué mais la chaleur me remet rapidement à plat. Little India porte parfaitement son nom, m’oppresse et me fatigue. J’ai rencontré plusieurs personnes aux regards opposés, certains disant que ce quartier reflète parfaitement l’Inde alors que les autres affirmaient que ce n’était en rien comparable avec l’agression des sens qui a lieu lors d’une visite du pays le plus peuplé du monde. Quoiqu’il en soit, une seule solution pour le savoir : il va falloir que je songe un jour à poser mes baskets dans le sous-continent indien pour me faire ma propre idée. J’ai l’impression que soit on tombe amoureux du pays, soit il nous traumatise.

Le métro singapourien est automatisé, grand et super propre. C’est simple de s’y retrouver et en ce jour dominical, il n’est pas trop bondé. Sauf à Little India qui, même sous terre, est un bordel sans nom. On se crie dessus et se bouscule dans cette fourmilière humaine que je quitte pour me rendre à Chinatown. C’est un quartier étendu, plutôt spacieux et assez calme même s’il y a beaucoup de monde. C’est sûrement le plus connu et folklorique tout en étant un point névralgique de Singapour. De larges avenues le quadrillent alors que les ruelles, rues piétonnes et passages dérobés forment un dédale où l’on peut se perdre facilement à la recherche de boutiques, street art ou de quoi manger. Des lampions sont ballotés par le vent qui dissémine aussi les odeurs de nourriture des restaurants présents absolument partout. L’immense temple rouge et blanc de « la relique de la dent de Bouddha » trône au centre du quartier. De longues rues faites de shophouses, des habitations colorées avec un commerce au rez-de-chaussée, partent dans toutes les directions. Il y a aussi quelques mosquées et, sur un trottoir, des centaines de chaussures s’entassent devant la porte d’un temple indien où une cérémonie avec un orchestre agite la foule.

Ces quartiers tous différents montrent à quel point Singapour est un mélange de culture et d’architecture. Cette particularité se retrouve même dans l’administration du pays. Le tamoul, le chinois singapourien, le malais et bien sûr l’anglais sont les quatre langues officielles. C’est d’ailleurs dans cette dernière que les cours dans les écoles sont dispensés tout comme les démarches administratives, vestiges de la présence britannique. Rester ici seulement une journée est assez peu pour se faire une idée mais globalement je n’ai pas l’impression que Singapour est un pays représentatif de l’Asie à cause peut-être de ce melting-pot culturel et ce côté un peu aseptisé, même si on y retrouve des particularités de plusieurs pays. Pour autant, je n’ai pas non plus détesté et ce mélange fait aussi le charme du pays.

Retour dans le restaurant taiwanais. Comme je dois être à l’aéroport à 6h du matin, la soirée tourne court et je regagne ma chambre pour y passer la soirée tel un ermite asocial. Les haut-parleurs de la grande mosquée crachent l’appel à la prière une heure avant mon réveil. Autant à Bornéo, j’ai été épargné, mais là, c’est un bon échauffement de ce qui m’attend pour les semaines à venir. Le Uber passe me prendre au pied de l’hôtel pour me lâcher devant l’énorme terminal. Après m’être enregistré et voyant qu’il me reste du temps, je vais à la rencontre du Jewel, un hall avec une végétation luxuriante, une cascade intérieure, une statue d’Iron Man et un train qui passe en reliant les terminaux entre eux. C’est une jungle, aussi bien visuellement que climatiquement. Cette moiteur me fait rapidement dégager pour rejoindre la porte où mon avion jaune et blanc est déjà stationné. Sachant que je vais remettre les pieds en Indonésie, je suis d’une humeur incroyable et rien ne pourrait enlever le sourire que j’arbore, si ce n’est cet agent d’entretien qui me tabasse les tibias avec son aspirateur parce qu'il veut le passer sous mon siège.

Trêve de railleries et on se retrouve à Manado, 2300 kilomètres plus à l’est.