Mardi 7 septembre le soleil cogne encore dur. Je n'ai que 25km pour arriver au Manoir de la Grée donc je pars vers 18h pour laisser passer la chaleur. Au crépuscule j'arrive dans la court du manoir où je rencontre Dominique et Edouard en train de faire le trie dans leurs fruits et légumes. Ils viennent de récupérer des invendus du marché et il faut dissocier se qu'on mange et se qu'on balance au composte.
Le Manoir de la Grée c'est un collectif, c'est à dire que plusieurs personnes s'organisent pour habiter le lieu à plusieurs en se donnant des règles de gouvernance. Il est détenu par une SCI mais tout le monde n'a pas forcement de part dedans, Dominique (alias Dom) n'en a pas par exemple. Chaque membre du collectif jouit d'un espace privé et paye un loyer relatif à cet espace. Il y a 30 Ha en tout avec des constructions en pierre vieilles de plusieurs siècles: un espace commun qui sert de cuisine, plusieurs habitations, un grand atelier et évidement le fameux Manoir.
Dom c'est une infirmière à la retraite qui joue à Mincraft (elle a carrément appelé son chien "Criper") et qui vit dans une yourt. Elle l'a posé sur la Grée il y a 3 ans en rejoignant le collectif. C'est une dame très engagée dans la lute pour la justice sociale et l'écologie radicale, elle a d'ailleurs voulu resté en Bretagne (car la Loire Atlantique c'est bien sûr la Bretagne) pour rester proches de ses réseaux militants. Eduard il a 30 ans, il est vendeur à la Biocoop, il est électricien et il vit lui aussi dans une yourt avec Elodie, la nana avec qui j'étais en contact pour arriver ici, et leur enfant Manek. Elodie elle est chanteuse. J'ai pu prendre une douche chez eux en arrivant. Waw on peut être vraiment super confort dans une yourt je trouve. C'est grand, c'est lumineux, c'est bien isolé, c'est démontable et leur modèle c'est 25 000 €, de quoi donner des idées je trouve.
Ça fait 15 ans que le collectif s'est fondé et qu'ils font des rénovations sur les bâtiments. Sauf qu'en janvier dernier le manoir a brulé. Après tous ce travail il est retourné à l'état de ruine. La cause de l'incendie serait un poil à bois laissé allumé par un visiteur une nuit dans une pièce inoccupée. Les ruines doivent encore être expertisées. Aucune assurance ne prend en charge le bâti, le collectif espère faire jouer la responsabilité civique du visiteur. J'ose à peine imaginer la frustration et la tristesse que ça leur a fait, moi qui suis déjà dégouté quand mon ordi plante et que je perd 3h de travail non sauvegardé. Là c'est 15 ans de travail collectif, de bénévoles et d'artisans, des milliers d'euros investis. Je pense que c'est un profond traumatisme pour eux, surtout pour les membres les plus anciens.
les ruines du manoir La fonction du manoir c'était je crois surtout de servir d'espace commun, faire la cuisine, servir de dortoir pour les visiteur, faire la fête etc. Aucun membre du collectif ni habitait.
La Grée est en autonomie énergétique c'est à dire qu'il ne sont pas relié aux réseaux électriques. Ils sont presque entièrement sur du panneaux photovoltaïques. Christophe a aussi réalisé une roue à Augets et ils ont des groupes électrogènes qui servent d'appoint pour l'hivers. Ils ont pas mal de compétences en électricité, il ont réalisé eux même toute leur installation électrique.
Depuis que je suis arrivé à la Grée on me parle du concert de samedi prochain. Ils ont beaucoup d'espace pour organiser des événements d'une grosse cinquantaine de personnes sans aucun problème et, croyez moi, ils savent le faire. Le collectif a des relations dans le milieu culturel et artistique local. Trois groupes et une fanfare sont prévus et David, jeune crêpier reconverti, tiendra son stand de galettes. La scène où joueront les artistes a été conçu avec une structure auto-portée (ou "réciproque" doit-on dire) par Vincent et il a encadré sa réalisation avec des bénévoles cet été. Le bois d'if qui a servis dans sa construction a été prélevé directement sur leur terrain. Jeudi matin, deux jours avant le concert donc, on passe la matinée à faire les installations dans la court, l'installation électrique, les lumière, avec Jean (alias Mata) et Vincent on a tendu une bâche sous la structure du chapiteau.
Vincent c'est le membre du collectif avec lequel j'ai passé le plus temps jusque là, je l'ai pas mal aidé sur ses projets persos. Et Jean c'est un des membres fondateurs du collectif, il est là depuis les tous débuts. Il doit avoir ~45 ans. Il est paysant boulanger et contrebassiste, d'ailleurs samedi il va interpréter du Brassens avec son guitariste. C'est aussi un type qui donne des ordres comme un petit chef, parle fort et qui aime réfléchir à voix haute et rire à ses propres blagues. J'ai halluciné quand j'ai vu ce mec. Il m'a sorti un "Ah toi tu viens chez moi comme ça gnagnagna" pendant qu'on mettait la bâche à peine 30 min après qu'on se soit rencontré. J'étais en train de l'aider sur son chantier et il pique une crise comme un enfant parce que je me servais pas bien de la visseuse. Je crois que jamais un adulte ne s'est comporté envers moi d'une façon aussi activement désagréable, à la limite du manque de respect, et lui l'a fait pour un truc totalement dérisoire.
Samedi 11 on a la chance d'avoir d'excellentes conditions météo. Une fois la nuit tombée on voit parfaitement les étoiles, la voie lactée et grâce à Vincent j'ai appris la veille qu'on pouvait même voire Jupiter en ce moment. On peut pas la rater, elle est hyper brillante, bien plus que n'importe quelle étoile du ciel nocturne. C'tait nikel, j'avais largement de quoi engager une conversation sur un ton passionné et mystérieux avec les nanas de la soirées sur le thème des étoiles et enchainer sur l'astrophysique de l'expansion de l'univers, la matière noire et quelques interrogations ouvertes sur la vie extraterrestre. Avec un peu de pratique je pense qu'il y a moyen de parvenir à susciter un vertige métaphysique assez intense chez son auditoire.
la scène: (à gauche) le groupe de flamenco; (à droite) (en bas) Mata et (en haut) VincentLe concert et les étoiles c'étaient très cool sauf que ce soir là ma relation avec certains membres du collectifs, et notamment avec Jean, c'était pas cool du tout. Déjà presque personne ne savait que je débarquais cette semaine là et donc, à fortiori, mon accueil n'a fait l'objet d'aucune décision collective de leur côté. Ensuite moi depuis le début, à part une matinée pour préparer la soirée, j'ai quasiment pas travaillé dans les espaces collectifs de la Grée mais avec Vincent sur ses chantiers persos, si bien que certains habitants me percevaient certainement comme un parasite ou un profiteur. Pourtant mon statut de bénévole il avait été validé trois jours plus tôt, personne est venu me voir pour clarifier cette situation. Donc ça c'est fait pendant la soirée avec Mata et Susanne. Ils m'ont dit en substance "nous on t'aime pas, on a pas envie de te donner un statut de bénévole parce qu'on veut pas t'intégrer à notre équipe". Waw, plus tard dans la soirée ils m'ont pris à parti pendant que je regardais le concert, m'ont isolé, m'ont soupçonné de leur avoir volé de la bière et ont exigé des explications sur un ton accusateur et indigné. Ils m'ont carrément menacé me virer de la Grée. Ils ont quand même des méthodes de communications assez spéciales ici.
La Grée c'est un collectif de gens qui vivent objectivement au paradis. Pour moi ça a été hyper frappant de constater à quel point certains semblent aller plutôt pas bien. Je me souviens le soir ou je suis arrivé Dom m'a mis en garde sur la vie en collectif. Ça génère aussi de la souffrance, il y a des personnalités qui s'expriment, des jeux de pouvoir, des jeux d'égo. Les gens qui habitent là sont dans un cadre hyper agréable pour un loyer hyper avantageux. Certains savent pas forcement où ils iraient s'ils devaient partir donc si il y a des choses qui posent problème avec le collectif et bah ils ferment leur gueule. Ils ont fait de la communication non-violente, il parait que ça les a déjà bien aidé. Evidement l'incendie a certainement eu un effet corrosif sur la santé du groupe. J'ai discuté avec Mathieu de ça, il les connait depuis des années, il a été bénévole sur la rénovation du manoir avant l'incendie, il me raconte que ça allait déjà pas super même à cette époque.
Après le concert mon statut a largement été clarifié. Je suis pas un bénévole pour la Grée mais en woofing chez Vincent, maintenant tout passe par lui. Sil n'avait pas été là je me serais barré le dimanche matin.
Vincent il vient de Lille, il a 36 ans. Son métier avant c'était de faire de l'animation 3D pour de la vidéo. Vers 28 ans il habitait en colloc vers Lille dans une maison avec un jardin. Il louait ça à un prix avantageux auprès de quelqu'un de sa famille. Il me raconte qu'un jour il se demande "ok, qu'est-ce qui me coute le plus ? La bouffe et la bière". Il s'est donc documenté pour mettre son jardin en production et pour brasser sa bière. C'est comme ça qu'il est tombé sur la permaculture et que sa vie, me dit-il, "a changé". pendant une saison il a mis son jardin en production avec ses petites tomates, ses petits concombres, ses herbes aromatiques itou itou. Il a aussi monté une association de brassage de bière qui mettait du matériel de brassage à disposition des membres et se fiançait sur la vente des futs. Après il est parti en vélo faire un tour de France des éco-lieux jusque dans le Puy de Dôme. Il a fait deux CCP (Cours Certifié en Permaculture). Il habite maintenant à la Grée depuis 3 ans. Ici il a un petit hectare perso qui lui sert "d'espace d'expérimentation". Il a été le brasseur officiel de la Grée pendant un moment mais il fait plus de bière maintenant, il me dit que c'est pas se qu'y le fait le plus kiffer.
Plus récemment il a aussi co-fondé une asso, Toucher Terre, qui installe des chauffages et cuisinières à masse (ou roket stove) en terre. Un chauffage à masse c'est un poil à inertie, c'est à dire que l'énergie produite par le feu de bois est partiellement stockée dans des matériaux comme le sable, la pierre et l'occurence la terre. C'est un mode de chauffage à la fois éco-construit et hyper optimal énergétiquement. Vincent a déjà un chauffage à masse dans son salon et il a l'intention de construire une cuisinière dans le jardin pour l'été.
chez VincentIl est clairement super bien installé ici. Je l'ai aidé surtout au jardin à entretenir ses planches de culture, à construire une arche en bois pour faire monter des plantes grimpantes et un abris à outils, à faire du terrassement aussi. Il bosse vraiment du matin au soir Vincent, sans précipitation, sans stresse et sans s'arrêter. J'ai presque toujours fait la cuisine. On a fait des récup de fruits et légumes de l'espace ! On récupérait des poubelles d'invendus dans lesquelles on retrouve du raisin, des grenades, des salades, de la patate douce, des carottes tous ça gratos, il faut juste faire le trie et le nettoyages. C'est presque choquant les quantité de nourriture qu'on peut récupérer dans des poubelles en France, y compris dans celles de sympathiques boutiques bio.
Ça taff ici ! On a construit un abris à outil au carré en une journéeVincent m'a aussi raconté son histoire avec le poker, elle m'avait bien surprise. Quand il était étudiant il jouait pas mal au poker en ligne avec des potes. Ils partageaient un compte à trois. Un jour ils gagnent une place pour participer à un tournois professionnel. Or le compte est au nom de Vincent, c'est lui qui doit participer ou la place est simplement perdue, on ne peut même pas la revendre. Ce qui est décidé c'est donc que Vincent participe à la compétition et que la récompense éventuelle soit partagée en 50-25-25, Vincent touche la moitié de la récompense et les deux autres se partage le reste, fair enough. Il va arriver 13e sur plus d'une centaine de participants et remporter 80 000 € (soit donc 40 000 € pour lui). Un gros coup de pouce pour lancer ses projets. Il me dit que, comme on peut se le représenter, le milieu du poker est plutôt malsain. Il a pas du tout voulu continuer la-dedans.
En ce début septembre lui comme moi sommes dans une période flottante d'indetermination, d'incertitude quant à ce à quoi nous voulons consacrer notre temps et nos efforts dans les jours, les semaines et les mois qui viennent. Vincent hésite, il voudrais repartir voyager, peut-être en Amérique du sud, peut-être en bateau-stop. Il veut aussi faire avancer Toucher Terre, retrouver des contrats. Il pense aussi à finaliser son statut de permaculteur en réalisant un véritable projet d'installation avec son propre design. Il imagine une genre de grande coloc dans un jardin permacole. A ce moment il ne sait pas encore très bien, il pense à faire un jeûne de quelques jours pour avoir les idées plus claires.
Et moi je suis aussi dans un brouillard assez épais. Lundi 13 septembre le programme c'est encore de pousser jusqu'à la ZAD, faire de nouvelles rencontres, visiter encore d'autres trucs, apporter mon aide ailleurs. A la Fontaine Pareuse, en juillet, j'avais aussi discuté avec Nico de passer l'hiver là-bas, apriori c'était ok, il fallait juste que je le rappelle. On s'était dit qu'on ferait de la musique à fond ensemble. Mais j'ai l'impression qu'au point ou j'en suis ça devient moins fécond de continuer comme ça, à aller chez des gens pour leur filer des coups de main. Je fais des rencontres et des découvertes mais je suis pas en train de construire quelque chose comme ça. Je veux finir d'écrire mon article sur les poissons pour LGA, j'ai un délais pour fin octobre, je veux bosser la musique sérieusement, me prendre un prof, me monter ou rejoindre un groupe. Je peux pas faire ça en voyageant. Et puis j'en ai mare de porter tous le temps des fringues de sports en matière synthétique, de pas maitriser mon emploi du temps, de pas avoir mes affaires. Il y a une partie de ma famille qui est pas contente de ce projet, qui dit que je devrais retrouver un taf et arrêter d'être un assisté. Elle a sûrement en partie raison.
Voilà ce que je pense faire. Je vais bosser pendant l'hivers comme ingénieur en data, c'est à dire ce que je faisais avant de me barrer, pour refaire un peu de sous et repartir voyager au printemps. Je vais rentrer chez la famille en IDF, me mettre dispo sur des plateformes de freelance pour une mission de dev, me prendre un prof de musique, finir d'écrire l'article pour LGA et revoir des potes sur Paris. Ouais, je pense que c'est la bonne chose à faire maintenant. Dans les milieux alternatifs on dit souvent qu'il faut garder "un pied dans le système". Et bah voila, je garde un pied dedans. Je maintiens mes compétences en dev et je fais un peu de tune en bossant comme mercenaire pour des boites qui fondamentalement ne m'intéressent pas. Mais je déteste pas du tout mon boulot, mon problème c'est sa finalité. A quoi ça sert ? Et qui ça sert ?
Vendredi 17 septembre je pars pour la dernière étapes d'Encyclopédaliste, j'arrive chez la famille 3 jours plus tard, le jour de l'anniversaire de mon père, le 20 septembre. C'est une moyenne de 140km/jour. J'ai été essentiellement sur de la piste cyclable, notamment la très sympathique voie verte du Perche que j'avais empruntée à l'allé, jusqu'à l'arrivé dans l'enfer urbain d'IDF où je me suis retrouvé plusieurs fois à longer des national hyper fréquentées. Je suis bien accueilli par ma grand mère, mes tantes, mon oncle, mon père et mon cousin Benjamin. On est tous contents de nous revoir.
En regardant en arrière je suis très impressionné par tous ce que j'ai vécu en 7 mois. J'ai beaucoup de gratitude pour ça, j'ai été surpris de trouver autant. Ce que j'ai déjà tiré de ce voyage est inestimable. Il a fait basculer ma vie vers quelques chose d'encore complètement indéterminé. Je l'aime cette indétermination, elle est le signe d'un monde encore à explorer. L'horizon c'est beaucoup élargi. Il y aura pas de retour au point de départ possible.